Combien le lait sera-t-il (réellement) payé aux producteurs français en 2019 ?
A 15 jours à peine de la fin des négociations commerciales entre les transformateurs et distributeurs français, la filière laitière est désignée comme le bon élève des relations commerciales de l’ère post Etats Généraux de l’Alimentation (EGA). En effet, de nombreux accords ont été signés entre industriels laitiers et grandes enseignes de la distribution. Ils entérinent tous une revalorisation du prix du lait permettant de mieux rémunérer les producteurs. Certains opérateurs ont même communiqué des prix précis qui avoisinent les 375€/1000 litres de lait payés aux producteurs.
Mais entre les « preuves d’amour » des industriels et les distributeurs super sauveurs, combien les éleveurs laitiers français seront réellement payés en 2019 ?
Quel sera réellement l’impact des accords sur le prix du lait payé aux producteurs français ?
Ces accords de prix, s’ils sont encourageants, cachent une réalité de la détermination du prix du lait bien plus complexe qu’un communiqué de presse. En clair, il serait faux de penser que tous les éleveurs français toucheront, en 2019, 375€/1000 litres de lait. On vous aurait menti ? Non : on ne vous a simplement pas tout dit. Dans les faits, chaque industriel fabrique un panel de produits à destination de 3 grands marchés : les Produits de Grande Consommation (PGC) pour le marché français -visés par les accords-, les mêmes PGC pour l’export et les Produits Industriels (beurre et poudre de lait en gros conditionnement à destination d’autres transformateurs agro-alimentaires sur le marché français ou international). Ainsi, les accords de prix relayés dans la presse ne portent que sur une partie des débouchés des transformateurs laitiers et donc sur une partie seulement du lait acheté aux producteurs. Prenons un exemple. Imaginons qu’un industriel commercialise 40% de ses produits sur le marché français des grandes et moyennes surfaces et qu’il a signé un accord de prix avec une enseigne qui représente 20% de ce marché : l’accord s’appliquera alors sur 8% du lait payé aux producteurs. Le prix global payé aux producteurs dépendra lui en réalité du panel de débouchés du transformateur, des négociations avec les autres enseignes mais aussi des cours internationaux sur les PGC export et Produits Industriels. En conclusion, les apparences peuvent être trompeuses et l’équation du prix payé aux producteurs ne peut se résumer à une annonce de prix entre un transformateur et un distributeur.
Pour être complet, rappelons que lesdits accords portent en majorité sur les marques nationales et non sur les marques de distributeurs et qu’ils ne comprennent pas les débouchés de la restauration hors foyer. Bref, pendant que les communiqués fusent, d’autres batailles se jouent dans les box de négociation et il faut rajouter encore plusieurs inconnues à une équation déjà compliquée.
Les accords entre distributeurs et transformateurs prennent-ils en compte les coûts de production des éleveurs comme le prévoit la loi EGAlim* ?
Une des mesures phares de la loi EGAlim est l’inversion de la construction du prix : les contrats entre producteurs et transformateurs français doivent prendre en compte les coûts de production agricoles. Les transformateurs sont ensuite censés répercuter « en cascade » ces coûts de production dans leurs contrats avec les distributeurs de l’hexagone.
Qu’en est-il des accords signés cet hiver ? Nous nous souvenons que l’ensemble des accords signés entre industriels et distributeurs entérinent une revalorisation du prix du lait aux producteurs…pourtant, si on y regarde de plus près, aucun des prix annoncés ne prend en compte la totalité des coûts de production des éleveurs. En effet, l’IDELE (Institut de l’Elevage) évalue, en 2016, le prix de revient pour les producteurs français à 396€/1000 litres de lait. Si les accords peuvent prétendre améliorer la rémunération des producteurs par rapport à l’année passée, aucun ne respecte réellement l’esprit des EGA et l’inversion de la construction du prix.
Pire, ils envoient un message implicite : « mesdames, messieurs les producteurs : vous serez payés à hauteur de ce que nous avons négocié entre transformateurs et distributeurs ». Ce message est pour le moins contradictoire avec la marche en avant de la construction du prix. Les producteurs laitiers vont-ils continuer à vendre leur lait à perte ? C’est que le raisonnement est trop simpliste diront les uns ou que la marche est trop haute diront les autres ...Pourtant entre « cascade » de prix, de l’amont à l’aval, ou « ruissellement », de l’aval à l’amont, il faudra bien choisir. Et si la solution consistait à mettre autour de la table producteurs, transformateurs et distributeurs pour négocier des accords tripartites en toute transparence et en pleine responsabilité ? Car, il faut le dire enfin, si la rémunération des producteurs est l’argument majeur des accords entre transformateurs et distributeurs, les éleveurs sont les grands absents des discussions…
Alors ? Jamais contents les paysans ?
Bien sûr, il existe des exceptions réconfortantes dans la filière. On ne parle plus de « C’est qui le patron ? » qui a largement ouvert la voie de l’inversion de la construction du prix à l’initiative des consommateurs eux-mêmes. On pourrait tout aussi bien évoquer les démarches de partenariat entre les 800 éleveurs de l’Association de Producteurs Bel Ouest et le groupe Bel ou encore la démarche « Les éleveurs vous disent Merci ! » entre l’Organisation de Producteurs Saint-Père et Intermarché.
Pour tous les autres, ne boudons pas notre plaisir. A la faveur des EGA et de la demande croissante des consommateurs, rémunération des producteurs et répartition de la valeur dans les filières agro-alimentaires sont sur le devant de la scène : c’est une excellente nouvelle. Pour autant, les objectifs de la loi EGAlim ne sont pas encore atteints et les accords entre transformateurs et distributeurs ne doivent pas être l’arbre qui cachent la forêt. Les producteurs, qui ont désormais la plume dans l’écriture des contrats, devront se montrer pro-actifs et ambitieux pour mettre réellement en application l’esprit des EGA.
Enfin, si l’on se souvient du début de notre démonstration, on comprend que la question de la rémunération des producteurs français ne peut se résoudre uniquement sur la place parisienne. L’état français ne peut, en effet, prendre des dispositions que sur une partie des débouchés. La dérégulation des marchés a rapidement montré ses limites sur la santé des filières laitières européennes. La prise de conscience est réelle à Bruxelles. Il est urgent d’inventer des solutions nouvelles pour garantir la compétitivité et la pérennité de l’ensemble des acteurs des filières agro-alimentaires. La réforme de la PAC 2020 sera, à cet égard, un tournant majeur. La France, forte de l’effervescence EGA, y sera sans nul doute force de propositions.
Mais, en attendant que les opérateurs et pouvoirs publics ne se saisissent pleinement de la problématique de l’équilibre des relations commerciales, le consommateur oriente bel-et-bien les débats et les décisions. Il est sans conteste le grand arbitre de l’avenir des filières agricoles françaises et européennes. Le pouvoir est dans votre caddie !
*Loi EGAlim : Loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous
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