Comme un retour de boomerang
De tout côté, on réclame à grands cris des comptes aux époques passées, quitte à réécrire l’Histoire. L’affaire Matzneff est symptomatique de cette volonté de purification morale. Mais quelle société pourra bien sortir d’un tel réquisitoire ?
C’était au siècle précédent, dans les années soixante dix, et chacun avait une bonne raison de rejeter l’ordre établi – d’ailleurs son cadre craquait de tous les côtés. Les gens étaient avides d’expériences nouvelles. Les femmes exigeaient – à juste titre – la maîtrise de leurs corps et leur émancipation sociale. Les homosexuels en avaient marre d’être humiliés par ceux qui se vantaient de représenter la norme naturelle. Les putes revendiquaient le droit de travailler librement, sans les flics pour leur coller des amendes ou même les rançonner sans vergogne. Les jeunes réclamaient leur indépendance sexuelle de plus en plus tôt. D’autant que dans l’intelligentsia, il y en avait plus d’un qui se chargeait de relayer leur demande. Un magazine comme Sexpol rappelait que les enfants avaient aussi une sexualité et que les adultes pouvaient, cas échéant, les aider à la leur faire découvrir. Des personnalités en vue se targuaient publiquement d’avoir goûté aux charmes de la pédophilie – surtout en Asie. Tony Duvert, en héritier décomplexé de Gide, racontait à longueur de romans ses aventures avec des garçonnets marocains. Et Gabriel Matzneff draguait allègrement les moins de seize ans sur les Champs Elysées pour exalter son élitisme sexuel dans ses romans et son journal. Que pouvait-il craindre alors ? Il avait des lecteurs et le soutien de la plupart des intellectuels du moment. Car, c’est bien connu, on ne fait pas de la bonne littérature avec de bons sentiments. Liberté, liberté chérie ! A la trappe les pisse-froids et les bigots de tout crin.
Celui qui, à l’instar des personnages de contes de fées, se serait endormi vers 1980 pour se réveiller quarante ans plus tard, risquerait de ne plus comprendre grand-chose aux passions qui agitent présentement l’opinion. Car, loin d’avoir continué sur cette voie libératoire, la société a opéré un virage à 180 degrés. Nous sommes revenus à l’état d’esprit étriqué qui prévalait dans la France des années cinquante. Rarement, dans notre histoire, on a été autant demandeur de normalité sexuelle. La chasse aux sorcières est redevenue le sport à la mode. Des mères de famille se transforment en justicières pour aller traquer de présumés pédophiles sur le Net, allant jusqu’à les pousser à la faute. Loin de rire, comme par le passé, des frasques des ecclésiastiques, on les traîne devant les tribunaux comme des parias. Les clients des prostituées sont tenus pour des délinquants. Siffler une fille dans la rue est devenue un délit passible d’amende. La notion de viol est étendue à toutes les formes de pénétration forcée ou par surprise, s’immisce dans l’espace conjugal et dans le moindre jeu sexuel avec des adolescents de moins de quinze ans. Un philosophe-animateur de France-Culture est ainsi tancé par des auditeurs pour avoir, au cours d’un débat, rappelé non sans raison qu’il existe une différence entre la pédophilie et la pédérastie. Et un ministre de la culture se transforme en procureur contre un écrivain octogénaire avant même que la justice soit passée. De tous côtés montent des plaintes pour des faits remontant à des dizaines d’années (et donc logiquement prescrits). Elles émanent, pour la plupart, de femmes, et visent, bien entendu, des hommes. C’est à croire que la société française des années soixante-dix était encore plus monstrueuse et plus oppressante pour la gent féminine que l’état nazi pour les Juifs et les handicapés.
Alors que s’est-il passé pour en arriver à un tel tableau ? Ce qui s’est passé n’est, ni plus ni moins, qu’un processus dialectique. L’Histoire n’est pas finie et à la grande révolution des mœurs portée par la Gauche a succédé une progressive droitisation des consciences, servie par l’importation en France du politically correct américain. D’où cette réévaluation – rigoriste - des normes comportementales par une minorité d’activistes et d’idéologues qui fait passer son ressentiment pour la voix de la majorité. C’est ainsi qu’on peut, sans crainte du ridicule, relire le passé avec les critères du présent, intenter des procès en moralité à des personnages qui ont fait, tel Colbert, notre histoire et demander - pourquoi pas ? – leur éradication pure et simple de la mémoire collective. Pour les survivants de ce qu’on considère un peu vite comme une époque révolue, c’est le mea-culpa et la mise au pas généralisés. Ils n’étaient sans doute pas des saints mais ils n’étaient pas non plus des bourreaux ni ces inquisiteurs que leurs victimes auto-proclamées sont en train de devenir peu à peu.
La question du consentement est d’ailleurs significative au plus haut point de cette entreprise en réinterprétation. On ne cesse de l’exiger dans le moindre embryon de relation tout en l’accompagnant de conditions de plus en plus strictes. C’est ainsi que des personnes ayant consenti à une relation sexuelle voici trente ou quarante ans se voient dépossédées de leur liberté intrinsèque de choix par le nouveau code moral et, ainsi, tranformées en victimes au motif qu’elles étaient mineures au moment des faits. Forcément, elles réagissent en victimes abusées, réclament des comptes à leurs prétendus agresseurs puisque tout les y incite. Mais sans ce grand conditionnement médiatique, auraient-elles éprouvé de tels sentiments ? Rien n’est moins certain.
Ces quelques réflexions ne visent pas à faire l’apologie sans réserve du passé, mais à replacer dans leur contexte d’alors les excès et les fautes censément commises. Les masses ont toujours été moutonnières et il est facile de leur faire crier haro contre quelques loups solitaires. Il est facile de maquiller le désir personnel de vengeance en simulacre de justice, mais est-ce moralement acceptable ? Peut-être faut-il en passer par là pour remettre, comme on dit, les pendules à l’heure ? Mais on aurait tort de penser que la société qui sortira de tous ces règlements de comptes sera meilleure et plus heureuse que celle dont on instruit aujourd’hui le procès.
Jacques Lucchesi
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