Comment peut-on être Kouachi ?
Comment peut-on être persan (ou plutôt iranien) s'exclamait déjà Montesquieu ? La question du jour ne serait elle pas devenue : comment peut on être Kouachi ?
Comme chez l’auteur des Lumières, elle nous invite à une profonde réflexion sur la figure de l'autre dans ce qu'il a de plus barbare et de plus irréductiblement différent de l’idée que nous nous faisons de la civilisation. A plus forte raison quand on se découvre avec lui d’innommables affinités et que l'on se rend compte que cet étranger nous ressemble tant par certains aspects. Car les frères Kouachi étaient français, enfants de la République comme nous, bons voisins et bon maris parfois même. Loin d'être des Ovni, ils ont aussi assumé pleinement de partager le sort de leurs victimes et la mort stupide qu'ils ont infligée, ils se la sont donnés eux mêmes d'une certaine manière, comme le prix nécessaire du sang qu'ils allaient verser. Partageant en quelque sorte le destin de leurs victimes et de tout un peuple, dans cette comédie tragique de bêtise et de méchanceté, devenue hélas une histoire de bruit et de fureur.
Une histoire de vengeance en sorte, qui partie d'une simple question d'honneur entraîne avec ses répercussions infinies, la spirale de la violence qui se répand comme un feu inextinguible sur fond wagnérien d'anéantissement total. Nous avions perdu l'habitude de cette mentalité primitive qui existait encore il n'y a pas si longtemps dans le sillage des bandits d'honneur ou du milieu très étroit de l'époque des tontons flingueurs et qui remonte à un très ancien fonds primitif.
Est-ce à dire qu'ils étaient plus bêtes que méchants, certainement pas ! mais ils ont eux aussi agi selon un code d'honneur qui leur faisait un devoir de venger une insulte, selon une logique qui nous apparaît totalement absurde et disproportionnée, mais qui pour eux s'affirmait comme une évidence impérieuse avec la rigueur d'un choix cornélien : le devoir plus fort que la mort en l’occurrence la leur.
Loin de moi l’idée de vouloir les dédouaner de leurs actes, mais juger sans comprendre c'est aussi se condamner soi même à un éternel ressentiment et épouser la logique qui fut la leur d'une chaîne sans fin de la violence.
Comprendre n'est certes pas justifier, mais permet peut être d'éviter qu'à l'avenir se reproduise de telles infamies, ou pire encore qu'elles n'en entraînent d'autres à leur tour venant de l'autre camp, c'est à dire du nôtre.
A cet égard rien ne serait plus dramatique que de se saisir de ces événements pour renoncer à nos valeurs démocratiques ne serait ce que partiellement. L'Histoire ne montre que trop bien que c'est à la faveur des émotions collectives créées par un attentat spectaculaire qu'ont prospéré les candidats à la tyrannie. C'est aussi un aspect de la stratégie terroriste que de semer le chaos et il est de notre devoir d'y résister en n'attisant pas l'incendie. Les frères Kouachi n'avaient certainement pas cette hauteur de vues à leur niveau, mus qu'ils étaient par un obscur sentiment de vengeance, mais leurs chefs et commendataires en avaient conscience et ont su instrumentaliser leur haine aveugle à leur plus grand profit.
Vu sous cet angle, l’ampleur des manifestations serait un démenti formel aux prophètes de malheur qui tableraient sur une division de la communauté nationale, si au delà de l'unanimité de façade, elles ne plongeaient pas beaucoup de français dont je suis dans un réel sentiment de malaise.
En premier lieu a-t-on le droit aujourd’hui de ne pas se reconnaître un « Charlie », sans pour autant être cité au pilori comme un traître à la nation ? Cet élan national gigantesque n'a déjà à certains égards que trop la tentation de se chercher des boucs émissaires, dans un climat qui n'est pas sans rappeler toutes proportions gardées bien sûr, les jours de la Terreur ou ceux de l'épuration.
N'en déplaise à tous les thuriféraires de la pensée unique qui triomphent aujourd’hui et sans vouloir minimiser le moins du monde l'odieux des actes perpétrés, je ne me reconnais pas dans la ligne éditoriale de l'hebdomadaire martyr et je ne suis pas Charlie...
Je ne suis donc pas Charlie, en premier lieu parce que je n'ai pas insulté des millions de musulmans en toute connaissance de cause et que j'ai blessé la croyance intime de ces gens pour lesquels contrairement à nous occidentaux déchristianisés de longue date, le sacré signifie encore quelque chose. De même, je ne me reconnais pas dans un journal anticlérical dont l'intention polémiste et militante allait bien au delà du simple dessin prêtant à rire. La caricature comme l'ironie sont aussi on a tort de l’oublier des armes politiques, au même titre qu'un pamphlet. Daumier l'avait en son temps merveilleusement compris, mais non pas sans risque. On sait hélas que son emploi ne rime pas toujours avec le talent. J'en veux pour preuves les estampes pornographiques précédant la Révolution française sur les frasques de marie-Antoinette, ou plus près de nous les caricatures anti sémites elles aussi « très drôles », avant et pendant la guerre.
Ce pays gagnera un climat de sérénité quand il aura compris qu'une conception étroite et intégriste de la laïcité ne doit pas justifier la haine des religions en établissant une coupable discrimination en la matière, alors qu'elle est justement condamnée ( tout comme en matière de race ou de sexe) par la convention universelle des droits de l'homme. De plus, mettre sur le même plan des communautés occidentales et celles issues d'une immigration récente quant à leur pseudo égalité dans leurs réactions vis à vis de ces traits d'humour révèle d'un non sens absolu et et surtout d'un déni absolu de tolérance vis à vis d'une élémentaire compréhension de l'autre. Comment expliquer à des jeunes des cités que la liberté d'expression soit à géométrie variable selon que l'on soit puissant ou misérable, Dieudonné ou bien Charlie ? Enfin, je suis inquiet que demain le racisme le plus authentique ne se camoufle sous le voile décomplexé de l'islamophobie et permette à des sentiments beaucoup moins nobles de s'exprimer à cette occasion, libérés de tous leurs tabous, ce dont on peut d'ores et déjà voir les prémices.
Que n'ayons-nous pas eu la réaction des danois qui ont défilé en masse à l'occasion de l'affaire des caricatures (qui étaient d'ailleurs autrement moins pornographiques) pour exprimer leur regret au monde arabe d'avoir imprudemment choqué. Ce serait pourtant là une belle manifestation de sursaut national, au même titre que celle qui a vu ce peuple tout entier arborer l'étoile jaune à l'occasion des lois promulguées par l'occupant nazi.
Ainsi hélas, pour certains on peut être Kouachi du simple fait qu'on puisse le comprendre. Mais c'est aussi encore le meilleur vaccin pour ne pas le devenir à notre tour.
Malgré tout, je suis Charlie aussi bien sûr, par solidarité avec les victimes et surtout avec tous ces français de bonne foi qui ont défilé dimanche, à des années lumière de penser qu'ils pouvaient ou pourraient être manipulés, à seule fin de servir des intérêts qui sont quant à eux bien loin de maintenir la cohésion et l'unité nationale, entre toutes ses composantes et communautés.
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