Comment peut-on se situer politiquement aujourd’hui ?
Ce billet s’adresse à tous ceux qui ne se reconnaissent pas ou plus dans le paysage politique actuel. Ils sont nombreux. Comment se positionner face à l’offre politique du moment ? Comment cerner les grands enjeux ? Et surtout comment définir de nouveaux espaces utopiques ? Cette synthèse est très ambitieuse et montrera certainement ses limites. En effet, cartographier l’espace politique est une vraie gageure et se heurte à de multiples problèmes. Cependant, il devrait donner une vue d’ensemble de l’existant en matière politique et surtout d’ouvrir les esprits embrouillés par le bruit médiatique et définir le champ des possibles. Mon billet se veut résolument optimiste et tourné vers l’avenir.
Méthodologiquement, le premier souci est de dégager des axes de polarisation politique solides qui peuvent refléter les grands enjeux à travers l’histoire. Plusieurs solutions s’offrant à moi, j’ai privilégié les axes qui historiquement sont de première importance et qui ont toujours été porteurs de conflictualité. Les rapports de force sont au centre de toute activité politique.
Sur la carte 1, j’ai défini un axe horizontal sur les enjeux portant sur les biens matériels et leur répartition. Nous sommes bien évidemment dans le domaine de l’économie, non pas dans son instrumentalité, mais dans sa dimension humaine puisque historiquement elle couvre toutes les luttes sociales. Du collectivisme (aujourd’hui délaissé) à l’ultralibéralisme, les réponses intermédiaires abondent : socialisme, social démocratie et la nébuleuse altermondialiste…
Le deuxième axe est celui des valeurs, donc des biens immatériels. La polarisation se forme classiquement autour des binômes société inclusive/exclusive, transcendance/humanisme, autorité/radicalisme démocratique, verticalité/horizontalité. C’est sur cet axe qu’apparaissent la pluralité des sacrés, les grands récits « imaginaires » qui ont fait l’histoire[1]. Aujourd’hui, la crise des migrants, le terrorisme international, les mouvements sociaux polymorphes bougent les lignes. Par exemple, le contexte actuel laisse apparaitre une nouvelle ligne de fracture autour de la notion de laïcité avec en haut un républicanisme en voie de sacralisation, une laïcité de combat phobique des religions (et de l’Islam en particulier) et une laïcité plus inclusive et respectueuse du fait religieux (ce qu’elle était à son origine). Tout en haut de la répartition, la nation, la religion, voir la race, sont des catégories encore structurantes aujourd’hui. En bas, en opposition, l’idéologie de droits de l’homme et le libéralisme culturel continue de structurer aussi une grande partie de la gauche et une partie de la droite. Aujourd’hui les grands systèmes explicatifs du monde (religions, communisme) se sont effondrés. Pour autant, nous verrons qu’il y a une vraie effervescence intellectuelle et citoyenne qui agite la société civile.
Quid du clivage droite/gauche ? Je ne pense pas du tout qu’aujourd’hui les concepts de droite et de gauche soient des concepts dépassés car ils ont une valeur relative qui structure toujours l’offre politique. Leur contenu a cependant changé et l’offre politique au niveau européen s’est considérablement déplacée à droite depuis les années 90 suite aux révolutions conservatrices néolibérales et à l’effondrement du bloc de l’Est. Il faut juste ne pas être dupe des étiquettes et reconnaitre que ces labels ne permettent en rien de comprendre les enjeux qui ne soient pas simplement ceux du pouvoir. La carte 2 est édifiante à cet égard car elle montre la fragmentation des positions au sein de chaque famille politique. Pour moi, à l’instar de Bobbio et d’autres politistes, le clivage gauche/droite apparait en diagonale (zone rose et bleu). Il s’articule sur la notion centrale d’égalité[2]. Du reste l’égalité est bien au centre du tropisme redistributif de la gauche et de la radicalité démocratique d’une partie de ceux qui s’en réclament. Cette axe de l’égalité est bien celui du progressisme (versus le conservatisme) et recouvre l’ensemble des luttes pour plus de justice sociale. Il est important de ne pas confondre progressisme et réformisme, lequel travaille bien sûr les deux camps. Mais il est ironique de constater que pour une partie de la gauche française aujourd’hui être réformiste c’est pousser à droite : sur les valeurs pour Valls, sur le libéralisme pour Macron, (voir carte 2). La notion d’égalité, si elle est centrale en politique depuis les Lumières, est néanmoins complexe car elle recouvre deux concepts différents : l’égalité des chances et l’égalité sociale dont l’une est donnée en amont et l’autre en aval. L’égalité sociale cherche à compenser les inégalités patrimoniales, scolaires, statutaires et toutes les formes de discriminations. Pour le dire autrement, l’égalité des conditions est en tension avec les mécanismes immémoriaux de la distinction sociale (et qui ne passe pas forcément par l’argent). L’égalité des chances se contente souvent d’acter l’égalité des droits. C'est historiquement complexe. A bien y regarder, la droite libérale au sens francophone et de l'Europe continentale du terme, ne condamne pas l'égalité, mais elle la soumet à conditions. N'oublions pas ici que la droite issue du courant libéral porté par les "Idées Nouvelles", se situait initialement à gauche, face aux monarchistes conservateurs, favorables au maintien des privilèges de l'Ancien Régime. Dans cette perspective, la droite libérale soutenait l'égalité des droits et l'égalité des chances. Les deux se recoupaient : par exemple, soutenir un enseignement gratuit en vue précisément de diminuer les inégalités de départ. Ce clivage entre droite libérale (au sens des mœurs) et droite conservatrice apparait sur les deux cadrans de droite de la carte. En revanche, cette même droite considère souvent l'inégalité comme naturelle (non construite socialement) donc inévitable, et même utile, d'abord pour différencier les individus en fonction de la volonté, du mérite, de l'intelligence ou encore de l'effort, et ensuite pour récompenser ceux qu’elle pense être les plus courageux et les plus motivés. A droite, l’inégalité des places se trouve donc fondée par une forme de méritocratie. Cependant ses fondements idéologiques de la méritocratie ont toujours été vivement critiqués par les chercheurs en sciences sociales[3]. En clair, l’analyse des mécanismes sociaux nous montre que l’égalité des chances n’est souvent qu’une vue de l’esprit et sert de système de justification/légitimation pour des élites qui ont au départ plus de facilités à s’accaparer les capitaux économiques, sociaux et culturels pour réussir. L’égalité ou le poids des inégalités reste une question centrale aujourd’hui comme hier.
Suivant ces deux axes, la carte 2 montre les lignes de fracture au sein du paysage politique français actuel. Aujourd’hui, il n’y a pas un parti politique qui ne soit pas divisé. A gauche, nous avons un républicanisme radical anticapitaliste incarné par le front de gauche, un parti socialiste déboussolé par des tendances irréconciliables et incapable de (re)penser la question des inégalités sociales. A droite, ce n’est pas mieux : la distance est grande entre les Juppéistes et les Sarkozistes sur l’axe vertical des valeurs. Remarquons au passage, que suivant cet axe, Juppé est plus « libéral » (au sens américain du terme) que Valls donc plus à gauche. Enfin, la tendance forte du moment est évidemment le repli identitaire sur la nation opéré par le Front national et renforcé par les actes de terrorisme. Si le FN se trouve au centre de l’axe horizontal, c’est que son discours sur l’économie est tout entier contenu dans son obsession de la fermeture des frontières. Le FN ne propose pas d’alternative économique autre que le protectionnisme.
La comparaison est intéressante avec l’offre politique telle qu’elle se dessinait jusqu’à l’aube des années 90 (Cartes 3). Le phénomène de droitisation est saillant[4]. Dans les années 70 et 80, à l’inverse d’aujourd’hui, le libéralisme culturel était dominant en France comme dans la plupart des pays développés. De plus, sur le plan économique les mécanismes de compensation des inégalités adoptés par l’ensemble des grandes nations européennes (y compris la Grande Bretagne) jouaient à plein régime jusqu’aux révolutions conservatrices des années 80. L’Etat social était soutenu non pas seulement par une croissance forte mais aussi par une volonté politique forte. Au risque de choquer, on peut montrer que la France de Giscard était plus progressiste que celle d’Hollande. Cependant, il serait abuser de prétendre que le tropisme était clairement à gauche. Néanmoins, l’offre était plus diversifié et à coup sûr plus lisible.
Revenons à aujourd’hui et examinons la situation au niveau européen et mondial (Carte 4). Les effets de droitisation sont encore plus marqués car la majorité des partis de gouvernement se trouvent dans le quartier supérieur droit. Seuls Syriza (qui vient de perdre une bataille décisive contre l’orthodoxie européenne) et Podemos font exception. Ce sont les seuls partis européens à donner une traduction institutionnelle (donc forcément plus verticaliste) de mouvements sociaux comme les Indignados. Notons que la Grèce et l’Espagne sont des pays qui sont sortis tardivement des dictatures d’extrême-droite. Presque tous les autres partis de gouvernement restent rivés à l’orthodoxie économique libérale et aux politiques de restriction budgétaire qui – rappelons-le - consiste globalement à transformer des dettes privés (crise de 2008) en dette publique[5]. Certes les partis à gauche de l’échiquier peuvent se montrer plus ou moins pour des politiques de compensation, mais globalement ils restent dans le paradigme libéral. Enfin, la répartition vers le haut nous permet de saisir les effets délétères de la mondialisation et plus précisément de la déculturation en cours dans le monde[6]. Les questions identitaires poussent au repli sur soi et au rejet de l’autre : les partis d’extrême droite, le néo-conservatisme religieux américain, le nationalisme Poutiniste et les mouvements islamistes (institutionnalisés comme les frères musulmans) participent à ce même mouvement. Ils sont antagonistes certes mais ils se nourrissent l’un l’autre et opèrent sur les mêmes registres identitaires que ce soit autour de la religion de la race ou de la nation. A part, se retrouvent les régimes néo-patrimonialistes, modèles ultra-dominants dans les pays du sud qui vivent de rente (matière première et/ou diplomatique) et de prévarication[7].
Remarquons que s’inscrit en creux un espace de non-représentation politique et qui symbolise la profonde crise démocratique d’aujourd’hui[8]. C’est ici que se dessine le champ des possibles. Cet espace utopique non-institutionnalisé (c’est son problème majeur) est porté par différents mouvements populaires comme Occupy wall street aux Etats-Unis, les Indignés en Europe, les printemps arabes au Moyen-Orient et au Maghreb et récemment Nuit debout en France. C’est ici que se loge la gauche de demain.
La carte 5 montre le dynamisme de la société civile en France. Il est remarquable et rassurant de remarquer que tout l’espace politique est couvert. Les idées et les mouvements abondent mais peinent à se fédérer donc à s’institutionnaliser et à se pérenniser. Pourtant mon schéma – je l’espère - aide à dégager des lignes de convergence. Sur le plan des inégalités sociales, il existe certes des critiques radicales du capitalisme moderne (Ramonet, Lordon, Généreux, Badiou et beaucoup d’autres…) mais aussi des propositions de réformes radicales mais jugés réalistes tendant vers plus d’égalité en matière économique (Piketty, Graeber, Stiglitz, Atkinson, Duflo...). Ce réformisme radical existe aussi sur le versant démocratique (Dubet, Rosanvallon, Morin…). Mais plus que tout, il nous faut être très attentif aux initiatives associatives et citoyennes qui innovent en matière d’environnement, de démocratie participative, d’économie contributive (peer to peer), de la définition juridiques des biens « communs » complémentaire des espaces privés/publics, bref de tout ce qui peut nous rendre optimiste aujourd’hui.
Quelles sont les limites de cet exercice ? La première limite de l’exercice est sa bi-dimensionnalité. Nous aurions pu définir un troisième axe sur les enjeux écologiques donc sur le rapport à la nature, très structurant aujourd’hui. Enfin un quatrième axe de polarisation pourrait englober les différentes façons de faire de la politique : entre le populisme qui joue sur les passions populaires et la technocratie qui repose sur la notion d’efficacité et d’expertise, il y a matière. Néanmoins, ces deux pôles peuvent se retrouver dans nos cartes. Prenant le cas de l’écologie, certes il existe une écologie de droite mais fondamentalement elle reste subordonnée à l’impératif de croissance et de productivité. Nous retrouvons donc naturellement les mouvements écologiques sur le cadran inférieur gauche. Dans les faits, les mouvements écologistes ont toujours été proches hier des libertariens et aujourd’hui de ceux qui prônent la décroissance. Enfin, le populisme apparait en filigrane sur la partie supérieure gauche de la carte puisqu’il joue le plus souvent sur la question du « nous » (Le Mélenchonnisme en est l’expression). Mais le populisme joue aussi sur des affects ; la peur de l’autre, la peur du déclassement. Ce sont des vieilles ficelles utilisés par tous les démagogues. Le populisme se retrouve donc en haut de la distribution au centre (extrême droite française) ou à droite (Tea Party américain).
Sa deuxième limite est que la cartographie ne dit absolument rien des rapports de forces et donc du poids politique des idées. Par exemple, s’il y a bien une idéologie ultra-dominante qui conditionne massivement nos modes de vie – même à corps politiquement défendant – c’est bien le consumérisme. De plus les cartes sont figées et ne montrent pas la dynamique des configurations politiques. Enfin les positions respectives des blocs peuvent prêter à des discussions infinies faute de mesures objectives. Je me suis efforcé de coller aux positions effectives des acteurs et non aux postures des uns et des autres. Qui peut prétendre sérieusement que le PS tendance Valls et Macron est à gauche ? Que le FN est social et égalitaire ? Le choix des blocs et leur placement sont de ma seule responsabilité – l’exhaustivité n’a évidemment aucun sens – et si je suis documenté, il reste une part de subjectivité à assumer.
Concluons. L’offre politique aujourd’hui est en complet décalage avec les aspirations des peuples à plus d’égalité. Si l’offre politique se trouve aujourd’hui massivement à droite, c’est que la gauche peine à se renouveler et à construire une nouvelle offre institutionnelle. Emmanuel Todd et Hervé Lebras ont pointé le paradoxe de voir les anciens terroirs révolutionnaires et égalitaires basculer à l’extrême-droite. Mon hypothèse est que c’est le seul espace de contestation institutionnalisé. La difficulté aujourd’hui que posent les mouvements sociaux éparses reste celle-ci : la demande démocratique est très forte mais une complète horizontalité dans la prise de décision est-elle seulement possible ? Une forme d’Institutionnalisation s’impose[9]. La radicalité démocratique doit se confronter au réel – à l’épineuse question de la prise de décision - au risque d’engendrer de nouveaux monstres dans le camp d’en face.
[1] Pour une bonne synthèse lire le best seller Harari Yuval Noah, Sapiens : Une brève histoire de l’humanité, Paris, ALBIN MICHEL, 2015.
[2] Je suis en cela l’argumentation de Noberto Bobbio Droite et gauche, Paris, Seuil, 1996.
[3] Je pense aux travaux de Bourdieu bien sûr mais plus récemment la question des inégalités est fort bien analysé dans sa forme contemporaine (post-industrielle) par François Dubet in Préférence pour l’inégalité : Comprendre la crise des solidarités, Paris, Seuil, 2014 et Des places et des chances, Paris Seuil, 2010. Lire aussi dans une perspective plus économique Atkinson Anthony, Inégalités, Paris, SEUIL, 2016 et l’incontournable Piketty Thomas, Le capital au XXie siècle, Paris, Seuil, 2013.
[4] L’analyse par les cartes électorales et la comparaison avec les vieux systèmes anthropologiques sont assez édifiantes à cet égard. Bras Hervé Le et Todd Emmanuel, Le mystère français, [Paris], la République des idées : Seuil, 2013.
[5] Je ne peux ici que suggérer la lecture de cette incroyable épopée de la dette in Graeber David, Dette : 5 000 ans d’histoire, Babel, 2016.
[6] Roy Olivier, En quête de l’Orient perdu, Paris, Seuil, 2014 ; Roy Olivier, L’Islam mondialisé, édition 2004, Paris, Seuil, 2004.
[7] Le concept est développé par Jean François Médard. Le patrimonialisme consiste à considérer la chose publique comme son propre bien. Lire aussi Bayart Jean-François, L’Etat en Afrique, la politique du ventre, Paris, Fayard, 1989.
[8] Elle est finement analysé par Rancière, Jacques sur son versant philosophique et Rosanvallon Pierre, sur son versant historique et institutionnel in Rosanvallon, Pierre « Réinventer la démocratie - La République des idées », http://www.repid.com/Reinventer-la-democratie.html, consulté le 16.04.2015. Rancière Jacques, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique éditions, 2005.
[9] Je rejoins sur ce point les propos de Chantal Mouffe inspiratrice de Podemos in https://www.mediapart.fr/journal/international/080416/chantal-mouffe-il-est-necessaire-d-elaborer-un-populisme-de-gauche
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