Comprendre la dialectique de Poutine
Si on veut comprendre Vladimir Poutine, il faut connaître la Russie dans tout ce qu’elle a connu de hauts et de bas : des victoires exaltantes et des plaines jonchées de morts : des espérances impossibles et de cruelles désillusions : la gloire et la misère. C’est comprendre cet intraduisible mot russe « Родина », patrie, qui veut non seulement dire le pays où on est né mais aussi et surtout celui auquel on est attaché jusqu’au plus profond de ses racines.
Oui, Vladimir Poutine peut faire preuve de cynisme. Oui, il est violent avec ceux qui le sont aussi mais finalement ni plus ni moins qu’un grand nombre de chefs d’État occidentaux et, lui, il ne trahira jamais les valeurs auxquelles il croit.

Ces valeurs ne sont pas comprises et ne peuvent être comprises dans nos démocraties post-industrielles. Nous les assimilons trop facilement à du nationalisme alors qu’il ne s’agit le plus souvent que de respect et d’attachement à des valeurs traditionnelles.
Nous nous trompons en croyant que la majorité des Russes pourraient céder parce qu’ils seraient privés de quelques pommes ou que leur niveau de vie baisserait de quelques points. Ils sont bien plus attachés à leur patrie qu’aux biens matériels.
Avons-nous souvent vu un chef d’État pleurer en entendant jouer l’hymne national de son pays ? [1] C’est pourtant ce que Vladimir Poutine fit à Oulan-Bator ce 3 septembre 2014.
Le parrain Boris Eltsine.
Malgré son apparence lourdaude, Boris Eltsine était un redoutable politicien. Il commit des erreurs énormes qui conduisirent presque son pays à la disparition et il s’entoura de personnages peu scrupuleux de l’intérêt de l’État mais on doit lui reconnaître une chose essentielle : Boris Eltsine était un patriote.
En plus d’avoir débarrassé le pays d’un communisme devenu insupportable pour la plupart de ses citoyens, la Russie lui doit deux choses importantes :
- Il eut une vision exacte du potentiel de développement du pays grâce aux hydrocarbures.
- Après quatre Premiers ministres évincés en 17 mois, Boris Eltsine proposa la candidature de Vladimir Poutine au poste de Premier ministre en août 1999. [2]
Mon avis est que Boris Eltsine comprit lors de l’offensive de l’OTAN contre la Serbie au printemps 1999 que la voix de la Russie ne pesait rien auprès des Occidentaux. Il comprit qu’il avait été « roulé dans la farine » pendant toutes ces années et il désigna un successeur dont il connaissait la détermination, la probité [3] et le patriotisme.
L’élection et la prise de pouvoir.
Après trois mois d’intérim suite à la démission de Boris Eltsine, Vladimir Poutine remporte les élections présidentielles du 26 mars 2000 avec 52,52 % des voix.
L’avenir du pays semblait bien sombre à ce moment.
La situation économique de la Russie était catastrophique. Le Caucase était en ébullition. Les oligarques avaient mis la main sur une grande partie du secteur énergétique, industriel et bancaire, sur la Douma et sur les gouvernorats régionaux. De nombreux experts envisageaient même un éclatement du pays.
Les premières années de présidence furent aussi marquées par des attentats et des catastrophes.
Les attentats de septembre 1999 à Moscou, parfois attribués au FSB, avaient déjà eu lieu. Il y eut ensuite le naufrage du Koursk et l’incendie de la tour Ostankino en août 2000, la prise d’otages du théâtre de la Doubrovka en octobre 2002, la prise d’otages de Beslan en octobre 2004 etc.
L’entrée en grand nombre de siloviki [4] à des postes clés dans ce premier gouvernement indiquait déjà le tournant que Vladimir Poutine voulait faire prendre à la gouvernance du pays.
Vladimir Poutine tint sa première réunion au Kremlin avec les oligarques en juillet 2000. Il leur annonça qu’il n’y aura pas de révision des privatisations. En retour, il exigea des grands patrons de rester à l’écart de la politique et de la conduite des affaires de l’État. Certains, comme Mikhaïl Khodorkovski, ne voulurent pas se soumettre et furent condamnés à des peines d’emprisonnement. D’autres furent contraints à l’exil.
En juillet 2004, lors d’une nouvelle réunion avec les grands patrons, il les somma de payer tous leurs impôts, de cesser d’utiliser des schémas de réduction ou de contournement de la fiscalité et de financer des projets visant à aider l’État à résoudre les problèmes dans l’éducation, la santé, le logement.
L'économie russe se redressa doucement grâce à la remontée du cours du pétrole.
À cette époque, les titres des médias occidentaux évoquaient surtout les conséquences des attentats du 11 septembre 2001 et les guerres d’Afghanistan et d’Irak.
Cette reprise en main de l’économie de la Russie et le contrôle du secteur énergétique par Vladimir Poutine étaient très peu évoqués.
C’est pourtant la base sur laquelle reposera de la stratégie Poutine.
Du deuxième mandat jusqu’au début du troisième.
Sur le plan national, il joua sur une image de virilité qui dans un premier temps plut aux Russes. Les revenus des Russes augmentèrent substantiellement. Il garda la confiance de la population durant ces huit années.
L’économie continua à se redresser. Les taux de croissance furent de 6,5 à 8,5 % par an pendant les quatre années de ce deuxième mandat. 2008 vit le PIB chuter de 7,8 % mais la croissance repartit à la hausse à partir de 2009.
Grâce à l’augmentation des cours des hydrocarbures et des recettes supplémentaires, le pays put relancer son programme militaire tout en le maintenant sous contrôle budgétaire.
Le gazoduc sous-marin Nord Strean devint le symbole des nouveaux liens économiques entre la Russie et l’Allemagne.
La Russie resta encore ancrée à l’Occident mais de manière de plus en plus formelle. La « Révolution orange » en Ukraine et la guerre de Géorgie en 2008 marquèrent déjà des ruptures.
La Russie changea beaucoup durant ces douze dernières années.
La Russie était insolvable en 1998. Elle remboursa l’essentiel de ses dettes ainsi que celles héritées de l’ex-URSS en 2006.
Vers la fin du mandat présidentiel de Dmitri Medvedev en 2012, les réserves de change tournaient autour des 500 milliards de dollars et elles étaient les quatrièmes du monde.
Il lui restait cependant deux gros points noirs. La corruption, malgré une amélioration, restait endémique et l’importante fuite des capitaux réduisait fortement les investissements.
L’État devint actionnaire majoritaire des principales sociétés pétrolières et gazières du pays. Des fidèles de Vladimir Poutine furent placés à leur tête. L’Allemagne devint petit à petit dépendante des fournitures d’hydrocarbures russes. Les nouveaux membres de l’Union européenne l’étaient déjà et n’avaient pas d’alternative à cette dépendance.
Les industries, les banques et les médias restèrent sous le contrôle du pouvoir et les oligarques n’avaient plus une influence prééminente sur le Kremlin.
L’armée avait commencé sa modernisation et elle avait déjà montré son savoir-faire en Géorgie.
Comme Boris Eltsine l’avait prévu, les hydrocarbures étaient devenus la première source de revenus pour l’État.
Il ne faut pas oublier non plus que les liens entre l’État et l’église orthodoxe s’étaient considérablement renforcés depuis la fin du communisme.
Les pièces se mettaient en place. Comment Vladimir Poutine allait-il s’en servir ?
La Russie aujourd’hui.
Après l’intermède de Dmitri Medvedev, Vladimir Poutine revint à la présidence en mars 2012. Il obtint 63,60 % des voix au premier tour. Ce troisième mandat a rendu les médias occidentaux complètement hystériques. Il est vrai que la voie est maintenant ouverte pour un quatrième mandat, ce qui maintiendrait Vladimir Poutine au pouvoir jusqu’en 2024.
Vladimir Poutine et de son équipe de proches conseillers [5] ont une défiance contre les engagements et les promesses des Occidentaux. Il y a la promesse non tenue de ne pas étendre l’OTAN jusqu’aux frontière de la Russie. Il y a la volonté d’installer un bouclier antimissiles et surtout des radars aux frontières russes en prétendant qu’ils sont destinés à protéger l’Europe contre les missiles coréens et iraniens. Cette ridicule explication destinée à ne pas paraître belliqueux aux yeux des Européens ne trompe aucun expert et est une insulte à l’intelligence de Vladimir Poutine et de ses conseillers.
Les crises de Syrie et d’Ukraine sont les premiers avant-signes d’une confrontation avec l’Occident qui a beaucoup de chances de s’amplifier.
La synthèse de la dialectique de Vladimir Poutine est que les États-Unis ne veulent pas voir la Russie comme un partenaire égal mais plutôt comme une entité à intégrer dans le grand plan de la mondialisation dominé par les États-Unis.
Voilà pourquoi Vladimir Poutine a décidé de ne plus faire de concession.
A parti de ce raisonnement, Vladimir Poutine a décidé de faire de la Russie un pôle économique qui échappe au contrôle de Washington ou à toute autre influence étrangère.
Il s’appuie pour cela sur trois piliers : les hydrocarbures, l’armée et l’église.
- Les hydrocarbures sont et resteront encore longtemps la première source de revenus pour l’État. Le point faible actuel est la dépendance réciproque avec l’Europe. La Russie n’a pas encore réussi à équilibrer ses ventes d’hydrocarbures entre l’Europe et l’Asie. Cet objectif devait être atteint vers 2020. La crise ukrainienne contraint la Russie à accélérer la politique de ventes d’hydrocarbures vers l’Asie.
- L’armée russe est en pleine phase de modernisation. Elle reçoit de nouveaux équipements mais le gros du matériel date encore de l’époque soviétique. Une partie des nouveaux équipements est encore en développement. Ici, la crise ukrainienne vient trop tôt.
- Il y a une très grande proximité entre le patriarcat de Moscou et le pouvoir politique russe. Moscou, la Troisième Rome, se considère comme l’héritier de Byzance et se veut l’ultime défenseur des valeurs chrétiennes. Ici aussi, il y a une vision dichotomique avec l’Occident néo-libéral qui entend placer l’idéal de la liberté individuelle au-dessus de toutes les autres valeurs. Sans être aussi fervents pratiquants que les Polonais ou que les Ukrainiens, les Russes, dans leur grande majorité, sont croyants et en accords avec l’Église orthodoxe.
On distingue à présent clairement la stratégie de Vladimir Poutine. La Russie est devenue un fournisseur d’hydrocarbures incontournable pour l’Europe. La Russie a des forces armées suffisamment puissantes pour ne pas craindre une pression militaire. La posture russe de défenderesse des valeurs chrétiennes et des traditions confèrent à Vladimir Poutine le soutien d’une large majorité de ses concitoyens.
L’objectif de tenir un rôle dans le monde bipolaire ou multipolaire de demain peut se réaliser.
Et la géostratégie ?
La prise de contrôle du Haertland [6] par les États-Unis est rendue quasi impossible depuis que l’Organisation de coopération de Shanghai inclut les pays d’Asie centrale.
La nouvelle route de la soie [7] va permettre de créer des pôles de développement et de nouer des liens économiques entre tous les pays traversés. Elle reliera la Chine au Moyen-Orient et à l’Europe sans dépendre des voies maritimes.
Le seul et dernier moyen de parvenir à quand-même contrôler l’Asie centrale serait une guerre économique contre la Chine et la Russie en espérant le ralliement ou l’effondrement d’au moins une des deux puissances. C’est un pari risqué parce qu’on ne sait pas où se situe la limite entre une guerre économique et une guerre réelle.
La riposte, parce que riposte il y aura, sera une attaque contre la devise dollar qui est la base de la puissance des États-Unis mais aussi son talon d’Achille.
Sur ce dernier point, il semble y avoir une convergence de vue entre la Russie et la Chine.
Un triangle Chine-Inde-Russie est peut-être en train de se former. L’Organisation de coopération de Shanghai, en s’élargissant à l’Inde, va devenir plus attractive.
En effet, beaucoup de petits pays hésitaient à adhérer à cette alliance à cause du poids de la Chine. Avec un contrepoids aussi lourd que l’Inde, leurs craintes devraient s’estomper.
Ce point est pratiquement ignoré par les médias occidentaux pour le moment, tout occupés qu’ils sont avec leurs analyses de la crise ukrainienne et de la lutte contre l’islamisme militaire.
Quel avenir pour la Russie.
J’avais toujours pressenti dans mes analyses que la Russie et la Chine établiraient un partenariat stratégique durable malgré le déséquilibre de puissance en faveur de la Chine.
La seule condition était le maintien de Vladimir Poutine à la présidence de la Russie. Contrairement à tous ses prédécesseurs, y compris Dmitri Medvedev, il a une vision claire de la géostratégie menée par les États-Unis.
L’adhésion de l’Union européenne aux théories néoclassiques de l’école de Chicago sera finalisée avec le TTIP. [8] Un ensemble eurasien de Brest à l’Oural ou à Vladivostok n’est plus envisageable. La Russie, faiblement endettée et ayant des excédents budgétaires, a choisi un modèle économique avec un contrôle de l’État sur les secteurs énergétiques et stratégiques qu’elle a les moyens de protéger si nécessaire. Les autres secteurs continuant à disposer d’une liberté de manœuvre à condition qu’ils œuvrent dans le sens souhaité par le pouvoir.
Nous avons donc bien deux systèmes capitalistes antinomiques qui sont destinés à se concurrencer dans les années à venir.
Faut-il défendre le système Poutine.
Certainement pas et ce n’est pas le but de cet article.
Comprendre la Russie d’aujourd’hui n’est pas faire l’apologie de Vladimir Poutine. Il a d’ailleurs lui-même renoncé à améliorer son image en Occident.
Il est primordial d’analyser et bien comprendre la stratégie que suit Vladimir Poutine et reconnaître qu’il agit en concordance avec les aspirations de la grande majorité de ses concitoyens.
Si ces aspirations divergent de celles des Ouest-européens que nous sommes, il faut en prendre acte et établir des relations qui respectent nos mutuelles différences.
Est-il utile de s’ingérer dans les affaires intérieures russes à partir du moment où les droits des citoyens ne sont pas fondamentalement menacés ?
J’invite d’ailleurs tous ceux que cela intéresse à bien lire la loi russe de protection des mineurs qu’on appelle loi homophobe chez nous. Cette loi qui a été adoptée à l’unanimité moins une abstention à la Douma n’a rien d’une agression contre les minorités sexuelles.
Chaque peuple a le droit de vivre selon ses lois et ses coutumes, cela me semble fondamental.
À partir de ces constatations et en tenant compte de l’énorme soutien dont il dispose dans son pays, Vladimir Poutine est un président légitime et il faut bien se dire qu’il a été élu par les Russes pour répondre aux aspirations des Russes et pas à celles des Occidentaux.
Conclusion.
Il ne fait aucun doute que nous entrons dans une période de grande instabilité. Le président Barack Obama et son administration semblent déterminés à lancer une guerre économique contre la Russie. Au début, la Russie ressentira durement les effets des sanctions, surtout que de nouvelles mesures sont en préparation. Je pense comme beaucoup d’analystes que les effets seront aussi dévastateurs en Europe.
Cela obligera cependant la Russie à faire des réformes qui à moyen terme seront bénéfiques au pays.
Compte tenu de leur Histoire et de l’énorme déception du libéralisme sauvage des années 1990 qu’ils ne voudraient pas revivre, les Russes seront prêt à consentir des sacrifices s’il y a un espoir d’avenir meilleur.
Le système de gestion du pays mis en place en Russie n’est pas du tout attractif pour les Européen occidentaux que nous sommes. Il n’en est peut-être pas de même dans les pays slaves orthodoxes comme la Bulgarie, la Serbie ou le Monténégro. L’Ukraine faisant sans doute exception pour longtemps à cause du rattachement de la Crimée à la Russie.
La Chine soutiendra la Russie par nécessité géopolitique. Elle sait qu’elle est elle-même menacée et que si la Russie s’effondre, ce sera toute sa frontière nord qui sera en danger. L’Organisation de coopération de Shanghai dont on parle très peu en Occident va s’élargir à de nombreux pays asiatique et œuvrera à la création d’un autre ordre politique et économique international dont les États-Unis et l’Europe seront exclus.
La liaison de l’Europe vers ce nouveau pôle économique est la Russie. Celle-ci risque cependant de s’éloigner dangereusement pour nous de sa relation privilégiée avec notre continent.
Tout est prévisible et tous les éléments sont connus. Les intérêts de l’Europe ne sont pas exactement pareils à ceux de la thalassocratie étasunienne.
Aux Européens d’en prendre conscience et de trouver des leaders qui sauront préserver leur souveraineté et prendre les bonnes décisions qui rendront la prospérité à notre Europe.
[1] Une vidéo qui circule sur le Net montre Vladimir Poutine essuyant les larmes qui coulent sur son visage alors que l’hymne national russe est joué lors de sa visite officielle à Oulan-Bator. Cela semble trahir son inquiétude quant à la période difficile que son pays risque de traverser.
[2] Viktor Tchernomyrdine jusqu’au 23 mars 1998. Sergueï Kirienko jusqu’au 24 septembre 1998. Evgueni Primakov jusqu’au 12 mai 1999. Sergueï Stépachine jusqu’au 9 août 1999.
[3] Malgré tout ce qui a été écrit dans les médias occidentaux, personne n’a pu apporter un début de preuve d’enrichissement personnel illégal du Président Poutine. Un témoignage de Sharon Tennison (Center for Citizen Initiatives) qui circule sur le Net vient totalement confirmer la probité de Vladimir Poutine.
[4] Les siloviki sont des membres de diverses forces de sécurité russes. Vladimir Poutine les avait côtoyés lorsqu’il était agent du KGB et quand il était conseiller au maire de Saint-Pétersbourg.
[5] Il suffit de prendre connaissance de la liste des Russes sanctionnés par les Occidentaux pour connaître leurs noms.
[6] The Geographical Pivot of History. Halford John Mackinder.
[7]La route de la soie était un réseau de routes qui reliait la Chine au Moyen-Orient à travers l’Asie centrale avant l’ouverture des voies maritimes au XVIe siècle. La nouvelle route de la soie se veut une alternative contemporaine aux voies maritimes et est un projet stratégique prioritaire de la Chine.
[8] The Transatlantic Trade and Investment Partnership (TTIP) est un futur traité qui liera les États-Unis et l’Union européenne de manière contraignante.
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