Comprendre la pensée du philosophe allemand Martin Heidegger dans « Seulement un Dieu peut encore nous sauver »
C'est dans une interview célèbre accordée au grand quotidien allemand Der Spiegel le 23 septembre 1966 que Heidegger a lâché cette phrase énigmatique : « Seul Dieu peut encore nous sauver... » Cette phrase de Heidegger demeure aujourd'hui assez énigmatique tant les interprétations émanant des plus grands spécialistes « divergent », écrit Jean-Luc Berlet (1). Aussi, prenons quelques points de cette interview par le journal allemand Spiegel et essayons d'en comprendre le sens.
« Spiegel : Nous devons reconnaître que nous préférons être ici, et de notre vivant nous ne serons sans doute pas non plus obligés d'en partir ; mais qui sait si c'est la destination de l'homme d'être sur cette terre ? Il n'est pas impensable que l'homme n'ait aucune destination du tout. Mais en tout cas on pourrait voir aussi une possibilité de l'homme dans le fait que de cette terre il étende son emprise à d'autres planètes. Nous n'en sommes sûrement pas encore là d'ici longtemps. Simplement, où est-il écrit qu'il ait sa place ici ?
Martin Heidegger : D'après notre expérience et notre histoire humaines, pour autant que je sois au courant, je sais que toute chose essentielle et grande a pu seulement naître du fait que l'homme avait une patrie (Heimat) et qu'il était enraciné dans une tradition. La littérature d'aujourd'hui, par exemple, est largement destructive.
Spiegel : Le mot « destructif » nous gêne ici, entre autres raisons parce que le mot « nihiliste » a reçu de vous-même et dans votre philosophie un sens dont le contexte est très étendu. Cela nous frappe d'entendre le mot « destructif » rapporté à la littérature, que vous pourriez très bien ou même devriez considérer comme faisant partie de ce nihilisme.
Martin Heidegger : J'aimerais dire que la littérature dont je parle n'est pas nihiliste dans le sens où je pense ce mot.
Spiegel : Bien. Alors une question se pose, naturellement : l'individu humain peut-il encore avoir une influence sur ce tissu d'événements qui doivent forcément se produire, ou bien alors la philosophie peut-elle avoir une influence, ou bien les deux ensemble, dans la mesure où la philosophie conduit l'individu ou plusieurs individus à entreprendre une action définie ?
Martin Heidegger : Si vous me permettez une réponse brève et peut-être un peu massive, mais issue d'une longue réflexion : la philosophie ne pourra pas produire d'effet immédiat qui change l'état présent du monde. Cela ne vaut pas seulement pour la philosophie, mais pour tout ce qui n'est que préoccupations et aspirations du côté de l'homme. Seulement un Dieu peut encore nous sauver. Il nous reste pour seule possibilité de préparer dans la pensée et la poésie une disponibilité pour l'apparition du Dieu ou pour l'absence du Dieu dans notre déclin, que nous ne fassions, pour dire brutalement les choses que « crever » ; que nous déclinions à la face du Dieu absent.
Spiegel : Y a-t-il un rapport entre votre pensée et l'avènement de ce dieu ? Y a-t-il là, à vos yeux, un rapport causal ? Croyez-vous que nous pouvons penser ce dieu de manière à le faire venir ?
Martin Heidegger : Nous ne pouvons pas le faire venir par la pensée, nous sommes capables au mieux d'éveiller une disponibilité pour l'attendre.
Spiegel : Mais pouvons-nous aider ?
Martin Heidegger : La préparation de la disponibilité pourrait bien être le premier secours. Le monde ne peut pas être ce qu'il est et comme il est par l'homme, mais il ne peut l'être non plus sans l'homme. Cela tient, d'après moi, au fait que ce que d'un mot venu de très loin, porteur de beaucoup de sens et aujourd'hui usé, j'appelle « l'être », est tel qu'il lui faut l'homme pour sa manifestation, sa garde et sa forme. L'essence de la technique, je la vois dans ce que j'appelle le Ge-stell, une expression souvent tournée en ridicule et peut-être maladroite. Le règne du Ge-stell signifie ceci : l'homme subit le contrôle, la demande et l'injonction d'une puissance qui se manifeste dans l'essence de la technique et qu'il ne domine pas lui-même. Nous amener à voir cela : la pensée ne prétend pas faire plus. La philosophie est à bout.
Spiegel : Dans le temps passé - et pas seulement dans le temps passé - on a tout de même pensé que la philosophie a beaucoup d'effets indirects, rarement des effets directs, mais qu'elle pouvait avoir beaucoup d'effets indirects, qu'elle a suscité de nouveaux courants. Si, à ne s'en tenir qu'aux Allemands, on pense aux grands noms de Kant, Hegel, jusqu'à Nietzsche, sans même parler de Marx, on peut faire la preuve que la philosophie, par des chemins détournés, a eu une énorme influence. Voulez-vous dire maintenant que cette influence de la philosophie a pris fin ? Et quand vous dites que l'ancienne philosophie est morte, qu'il n'y en a plus, est-ce que vous pensez en même temps que cette influence de la philosophie, si elle en a jamais eu, aujourd'hui en tout cas n'existe plus ?
Martin Heidegger : Une autre pensée pourrait avoir une influence médiate, mais aucune directe d'une façon qui ferait dire que la pensée « cause » un changement de l'état du monde. »
L'interview nous fait dire d'emblée qu'Heidegger est en avance sur le temps. Comme d'ailleurs les questions que pose le journal allemand Spiegel, qui semblent acquiescer dans un certain sens à la vision de Heidegger. Quand le philosophe allemand reproche à la littérature d'aujourd'hui qu'elle est largement « destructive », on ne peut ne pas lier cette idée à la conception qui a donné cette idée. Il y a un mouvement historique qui fait que l'avènement du nihilisme que Heidegger l'identifie au destin de l'histoire occidentale n'est pas venu ex nihilo, i.e. qu’il relève d’un processus de cause à effet.
Il est important d'en comprendre la genèse ? Sinon comment comprendre un nihilisme qui a un effet destructeur selon le philosophe. Pour Heidegger, le nihilisme moderne s'apparenterait à un pessimisme dans l'avenir du monde ; un pessimisme qui s'apparenterait à un « refus de soi, à une renonciation dans un monde moderne qui ne rassure pas ». Cependant, il faut dire que l'homme n'a pas choisi d'être, il est simplement, il existe parce qu'il est venu au monde malgré lui. Un « Décret a été émis » et toute l'humanité est venue au monde, du même arbre généalogique, du premier homme Adam, chassé du paradis.
L'humanité est partie d'un homme et d’une femme solidaire à lui ; ce qui nous fait dire qu'on existe, mais on aurait pu ne pas exister si cela n'a pas été décrété. Si, aujourd'hui on existe, d'autres nous ont précédé ; demain seront ceux qui ont précédé parce que, comme l'écrit Heidegger, nous sommes des êtres-pour-la-mort ; nous existons pour ne pas exister.
Et le nihilisme que reproche Heidegger à l'Occident touchera forcément aussi le reste du monde. L'humanité est une et indivisible dans son essence. Chaque peuple, chaque humanité passe par des stades historiques mais toutes convergent vers le même but qui est d'être. Une grande partie du reste du monde qui n'a pas encore les avancées technologiques et organisationnelles de l'Occident a cependant des pare-feu qui la sécurisent ; la religion, par exemple, lui permet de s'adapter à l'accélération de la vie moderne.
L'Occident, malgré ses avancées, est confronté à cette « accélération de la vie moderne ». L'Occident l'a-t-il voulu ? Faut-il dire à Heidegger : L’Occident n'a-t-il pas été livré aux contingences de l'histoire contre lesquelles il ne pouvait rien. La science a connu un développement considérable. Et cette science est venue ainsi. Le monde pouvait-il être autrement ? Quand l'Occident a découvert l'Amérique au XVe siècle, l'a-t-il voulu ? N'a-t-elle pas été ainsi la marche de l'histoire ?
Oubli de soi, changer d'être, ou être la proie du nihilisme répond à la question que Spiegel a posée : « L'individu humain peut-il encore avoir une influence sur ce tissu d'événements qui doivent forcément se produire, ou bien alors la philosophie peut-elle avoir une influence, ou bien les deux ensemble, dans la mesure où la philosophie conduit l'individu ou plusieurs individus à entreprendre une action définie ? »
L'homme, ou simplement l'être humain, n'est-il pas partagé entre l'être qui est en lui, propre à lui, et cet être qui n'est pas à lui mais le dirige dans le monde ? Cette partie de lui dont il ne sait rien mais qui est associée à son existence est un peu comme être et ne pas être ; sans la pensée, l'être n'est pas, n'existe pas. Et cette pensée active son passé, son présent et son devenir.
Cette pensée de l'être n'est-elle pas le socle de l'homme qui le sort du non-être, et le propulse dans l’existant, et ce faisant dans le devenir ? Ainsi l'essence de l'homme apparaît comme un processus tiré du non-être pour venir à être. Dès lors, le non-être n'est pas matériel, mais exprime l'idée, par lequel l'être est, l'être existe. Et ce non-être définit les instances même qui expriment les fonctions du psychisme humain. Sinon d'où proviennent les fonctions du psychisme humain qui ne sont pas, n'existent pas matériellement, donc relevant d'un non-être dans le sens que les instances qu'elles renferment sont simplement ressenties et donnent sens à l’existence de l'homme ? Il est évident qu'elles proviennent de l'Essence du Créateur des mondes, c'est-à-dire Dieu. Ce qui signifie que, dans l’être, il y a le non-être.
Quand Heidegger répond par une réponse qu'il juge massive, « La philosophie ne pourra pas produire d'effet immédiat qui change l'état présent du monde. Cela ne vaut pas seulement pour la philosophie, mais pour tout ce qui n'est que préoccupations et aspirations du côté de l'homme. Seulement un Dieu peut encore nous sauver. » Il demeure cependant que l'être n'a pas à attendre qu'un Dieu le sauve, en réalité, Dieu est déjà en lui et l'être lui doit son existence par l'essence de l'Esprit du monde qu'il lui a insufflée ; et toute création est œuvre de Dieu.
Et cette essence lui octroie aussi un libre-arbitre qui fait de l'homme un être complet dans la finitude. Un être complet dans l'infiniment grand et petit. Cependant, doté de l'essence d'être et d'un libre arbitre, il reste néanmoins lié à son non-être dont il ne sait rien et qui l'a amené à être.
Dans l'existence de l'humanité et du monde, il y a la main de Dieu, et cette « main qui est invisible » peut être visible par la pensée, par la « conscience ». Dans le Coran, sourate 16, An-Nahl (Les abeilles), il est écrit au verset 9 : « Il appartient à Allah [par Sa grâce, de montrer] le droit chemin car il en est qui s'en détachent. Or, s'Il voulait, Il vous guiderait tous. »
Au verset 93, « Si Allah avait voulu, Il aurait certes fait de vous une seule communauté. Mais Il laisse s'égarer qui Il veut et guide qui Il veut. Et vous serez certes, interrogés sur ce que vous faisiez ». Ce qui signifie que l'homme peut se rapprocher de Dieu pour peu qu'il le veuille, pour peu qu'il le cherche vraiment, pour peu qu'il cherche le sens de son existence, ses relations avec autrui et le monde. Et encore faut-il qu’il soit guidé par Dieu, ce qui n’est pas donné et cela relève des desseins de Dieu qui ne sont pas communicables.
Quand Heidegger énonce : « Le monde ne peut pas être ce qu'il est et comme il est par l'homme, mais il ne peut l'être non plus sans l'homme. » (2) C'est qu'il existe entre l'homme et le monde une telle symbiose que l'un ne peut aller sans l'autre.
C'est par l'homme qu'il y a le monde, et par le monde qu'il y a l'homme. Sans l'homme, sans l'être et le non-être, il n'y a ni monde, ni vide, ni néant. Rien n'aurait existé.
La réflexion de Heidegger sur la philosophie et le constat de son impuissance relève de son dépassement par l'histoire. « La seule possibilité de préparer la pensée et la poésie une disponibilité pour l'apparition du Dieu ou pour l'absence de Dieu dans notre déclin, que nous ne fassions, pour dire brutalement les choses que « crever » ; que nous déclinions à la face du Dieu absent », dit-il. Heidegger.
Malgré toute la puissance de sa réflexion, Heidegger se trouve à penser cet « Etant » à travers la disponibilité de l'être pour l'apparition du Dieu ou pour l'absence de Dieu dans le déclin. Mais y a-t-il réellement déclin ? Y a-t-il réellement absence de Dieu dans le déclin ? Et si ce déclin n'est qu'apparent, et qu'en réalité, il y a progrès. Et Dieu a toujours été présent par l'instance même qui donne vie à notre être. Par cette « Grâce » en lui qui n'est que rarement pensé par l'homme ; ou pensé dans les durs moments où Dieu devient l'ultime recours à son existence.
L'essence de l'Etant est l'existence. Mais comment accéder à l'essence de cette existence ? Heidegger la nomme « Dasein », la voie pour accéder à l'Etant, dans le sens d'une prise de conscience de cet être-là, de cette présence-là, de cette réalité humaine. Cela nous ramène à l'« être » qui existe et le « non-être », son antithèse qui n'existe pas mais existe parce qu'elle est ressentie par l'énoncé même de l'idée que l’être se fait du non-être. Et rien ne saurait être réel que par l'idée, et peu importe la valeur de l’idée qui reste une idée formulée par la pensée.
« Si l'idée d'une chose ou d'un sens n'existait pas », par exemple, le non-être, celui-ci, en tant que concept, n'aurait pas été énoncé, n'aurait pas eu une existence conceptuelle. Or, le non-être a un sens conceptuel. Comme, par exemple, par essence métaphysique, l'idée de faux existe parce qu'elle trouve dans sa négation, ce qui est le vrai ; et, réciproquement, l'idée de vrai tire son existence de l'idée de faux. Il en va de même pour le blanc et le noir, le jour et la nuit, le bruit et le silence, le riche et le pauvre, la vie et la mort.
Il en va de même dans l'idée pour tout concept qui détient son contraire comme pour ceux qui n'en détiennent pas mais sont des archétypes universels, donc des universaux. Par exemple, pour les universaux, la Terre n'a pas son opposé, une non-Terre, le Soleil n'a pas de non-Soleil ou Dieu n'a pas de non-Dieu. Toute idée a un sens existentiel.
Le non-être a beaucoup de sens, contrairement à ce qu'écrit Gorgias, un penseur de la Grèce antique, qui dit : « Le non-être n'est pas car si le non-être existe, il sera et à la fois il ne sera pas : il sera en tant qu'il existe et il ne sera pas en tant que non-être. Il est tout à fait absurde que quelque chose soit et ne soit pas à la fois. Donc le non-être n'est pas. » (3) Ce qu’énonce Gorgias relève de la sophistique, un discours qui n'a pas de valeur logique, de valeur philosophique, plus pour séduire par un raisonnement futile que pour convaincre.
Pour l'humain que nous sommes, l'idée d'être-là dans l'existence a besoin de l'idée de négation, son contraire, et de l'idée-archétype qui dépasse la négation. L'homme donc, dans son non-être, n'existe que parce qu'il est l'opposé de ne pas exister. Pourtant il peut ne pas exister. Sa mort ne met-elle pas fin à son existence ? Donc le non-être est une prémisse à son destin, et ce durant toute son existence ; en clair, il peut mourir n’importe quand sauf qu’il ne sait pas quand.
Medjdoub Hamed
Chercheur
Notes :
1. « Seul Dieu peut encore nous sauver... », par Jean-Luc Berlet. 25 octobre 2007. http://www.accordphilo.com/article-13339294.html
2. « Entretien avec le Spiegel de Martin Heidegger »
https://pkaccueil.files.wordpress.com/2014/12/heidegger_spiegel1976_pk_wp.pdf
3. Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, VII, 66
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