Confinés
Depuis un mois maintenant nous vivons un confinement forcé. Mais qu'est-ce que signifie, symboliquement et concrètement, cette situation inédite ?
Si le mot “confins” signifie l'extrême limite du monde – songeons à Ovide, exilé en Scythie, bien loin de Rome, par un décret de l'empereur Auguste - , alors sa déclinaison en verbe et en substantif (confiner, confinement) peut être entendue, dans le contexte actuel, comme une relégation loin de l'espace public, donc au plus près de nous-mêmes. Dans ce morceau d'espace clos qu'est notre appartement (ou notre maison), chacun est mis face à sa part incompressible, voire essentielle. Ce serait une situation idéale pour méditer sur soi et son parcours existentiel si nous n'étions pas, la plupart du temps, confrontés à d'autres individus, d'autres consciences, qui partagent – famille oblige – le même espace restreint avec leurs exigences propres.
Cette mesure sanitaire qui pèse sur nous depuis le 16 mars dernier a, sans nul doute, surpris tout le monde. Personne n'était préparé à la restriction, inédite et soudaine, de notre liberté de mouvement et d'échanges. Néanmoins, nous ne sommes pas tous égaux face à cette contrainte. Et les gens qui avaient déjà la possibilité de travailler chez eux seront certainement moins pénalisés que tous ceux pour qui le travail constitue un arrachement quotidien à leur foyer.
Il est cependant difficile de ne pas éprouver un sentiment de punition, même si le confinement que nous subissons n'a pas la violence d'une peine d'emprisonnement. Il ressemble plutôt à une sorte de pénitence – et il n'aura pas échappé aux chrétiens qu'il a commencé en plein carême. Pour certains cette crise sanitaire ravivera leur culpabilité à l'égard de la planète : “la terre se venge de nous et nous devons changer de mode de vie”. D'autres, au contraire, l'éprouveront comme une forme d'injustice : ”après tout, je n'ai rien fait qui soit répréhensible pour mériter ça”. D'où une plus grande tentation à transgresser l'injonction gouvernementale à rester chez soi.
Il est vrai que la nature ignore les soucis qui nous accablent. Et que le retour du printemps exerce sur nous le même appel à sortir, la même attraction à se mélanger avec les autres. Il faut, en effet, une grande force d'âme pour rester chez soi quand le soleil brille et que les arbres reverdissent. Nous ne l'avons pas, dans notre immense majorité, quand bien même nous nous répéterions toute la journée la sentence de Pascal selon laquelle “tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos, dans une chambre”. Du reste, ce n'est pas tant de se balader que de se parler et de se toucher qui augmente le risque de propagation du coronavirus. Autrement dit c'est la sociabilité la plus immédiate qui nous est présentement interdite. Un vrai cauchemar pour des animaux sociaux comme nous.
Certes, les technologies numériques nous avaient progressivement éloignés de la vie sensible, pour faire de nous des espèces de monades flottant dans un univers virtuel. Mais cette épidémie et ses conséquences parachèvent ce processus d'abstractisation de l'existence humaine. Des cinq sens dont nous avons été dotés, trois d'entre eux (le toucher, l'odorat et le goût) sont directement incriminés ou menacés. Il nous reste heureusement l'ouie et la vue pour continuer à jouir du monde. Plus que jamais nous sommes ainsi renvoyés à notre vie intérieure et aux instruments qui la nourrissent quotidiennement (livres, tablettes, télévision, ordinateurs). C'est beaucoup et peu à la fois pour assurer l'équilibre d'une vie humaine. C'est mieux, cependant, que vivre constamment hors de soi-même. Une occasion pour revoir à la baisse ses appétits consuméristes et réévaluer ses priorités d'existant.
Jacques Lucchesi
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