La question de l'avenir du cerveau humain est régulièrement posée, que ce soit en termes scientifiques ou philosophiques. L'évolution des recherches neuro-technologiques devrait renouveler les approches classiques.
Poser le problème
En matière d'évolution des organismes biologiques, il est dorénavant admis que deux séries de facteurs causaux interviennent, dans des proportions variables. Il s'agit des facteurs génétiques, qui dans l'ensemble se transmettent d'ascendant à descendants, en laissant intervenir la possibilité de mutations qui sont conservées si elles sont favorables à la survie de la lignée. Il s'agit d'autre part des facteurs liés au milieu (on parlera aussi de culture), qui en principe n'ont pas d'effets sur le génome mais qui influencent le mode de vie des organismes et peuvent par répercussion apporter des facteurs sélectifs ayant une répercussion sur les génomes. L'ensemble définit ce que l'on nomme généralement l'épigénétique.
Concernant l'évolution biologique, des études de paléobiologie de plus en plus précises permettent aujourd'hui de dessiner, à partir des premières espèces multicellulaires, l'évolution globale des systèmes nerveux et de leurs centres coordinateurs, lesquels ont pris la forme de cerveaux de plus en plus complexes. Or on constate, chez les homo sapiens récents, une diminution du poids du cerveau par rapport au reste du corps. On illustre ceci en disant par exemple que l'homo sapiens neandertalensis avait un plus gros cerveau, dans l'absolu et relativement, que l'homo sapiens sapiens. Cette tendance à la réduction se poursuit-elle et qu'en seront les conséquences ?
Concernant l'évolution culturelle, il paraît indéniable, au regard de l'idée que nous nous faisons de l'intelligence produit du cerveau et des formes sociétales par lesquelles celle-ci s'exprime, que les productions culturelles résultant principalement de l'activité des aires corticales du cerveau, n'ont cessé d'augmenter en nombre et en diversité. Le mouvement s'est accéléré récemment, depuis 10.000 ans environ et plus particulièrement depuis les deux derniers siècles. Les humains en ont retiré, au plan de la compétition darwinienne globale avec les autres espèces, des avantages pour le moment décisifs. Ceci leur a permis de tenir en échec, voire aujourd'hui de commencer à éliminer une grande partie des espèces animales supérieures.
En ce qui concerne les performances des cerveaux individuels, sur la très longue période, (50 à 100.000 ans), il paraît vraisemblable, mais non prouvé, qu'en dépit de la tendance à la stabilisation voire à une légère diminution de la taille relative du cerveau, les performances de celui-ci se soient globalement accrues. Ceci pourrait s'expliquer par le fait que dès l'enfance les cerveaux sont plongés dans des environnements très favorables au développement des activités cognitives. Une diminution possible de la compétence des aires corticales associées aux activités sensori-motrices pourrait avoir été compensée par de plus grandes aptitudes au maniement des informations symboliques.
Plus récemment encore, depuis la seconde moitié du XXe siècle, la véritable explosion manifestée par les produits et agents culturels pose la question de savoir s'ils ne vont pas devenir si nombreux et efficaces qu'ils s'autonomiseraient par rapport aux cerveaux biologiques, pouvant éventuellement réduire progressivement le rôle de ces derniers. Aujourd'hui, la robotique évolutionnaire, dotée de formes d'intelligences artificielles de plus en plus performantes, est présentée comme susceptible de compléter voire remplacer l'homo sapiens dans la plupart de ses activités fonctionnelles. Cependant une invention récente, consistant à greffer dans les cerveaux des puces électroniques intelligentes pourrait permettre de "re-augmenter" le cerveau biologique de sorte qu'il reprendrait une importance qu'il aurait perdu ces derniers temps au profit des intelligences artificielles.
Nous allons pour préciser ces interrogations, apporter quelques précisions tirées de l'actualité des sciences. Avant cela, évacuons d'emblée l'objection selon laquelle nous risquons de confondre dans cette approche le cerveau et l'intelligence, celle-ci, qu'elle soit individuelle ou collective, étant la seule qui importe pour l'avenir tant de l'humanité que du cosmos. Nous répondrons qu'il est certes bon d'être intelligent, mais nous n'allons pas ici nous engluer dans une énième définition de l'intelligence sous ses 8 à 10 formes. Bornons à constater que le cerveau est un bon indicateur du niveau d'intelligence. Privez un organisme de son cerveau et il ne lui restera plus guère d'intelligence.
Le passé de l'évolution biologique du cerveau(1)
Tous les organismes, monocellulaires ou pluricellulaires, comportent, contrairement semble-t-il aux composés chimiques, des mécanismes permettant de réaliser des échanges d'information avec rétroaction entre leurs différentes parties. Il s'est agi dès les origines de potentiels électriques et de signaux chimiques Ce sont ces échanges qui distinguent un corps vivant d'un non-vivant. Mais ici nous nous intéressons à l'apparition et au développement d'organes spécialisés dans la transmission et le traitement computationnel de tels messages : ajouter, soustraire, comparer. Ceux-ci ne se trouvent que chez les pluricellulaires ayant acquis un niveau suffisant de complexité. On dira pour simplifier qu'il s'agit des neurones dont les axones peuvent transmettre et échanger des signaux sur de longues distances, les dendrites assurant l'interconnexion électrique et/ou chimique.
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Beaucoup d'organismes contemporains, très compétitifs, se satisfont de neurones limités à la transmission de messages simples. C'est le cas des méduses, nos futurs successeurs dans les océans quand nous en aurons éliminé poissons et cétacés. Mais dans la plupart des autres organismes sont très vite apparus des groupes de neurones jouant le rôle de centrales de coordination et de traitement. Ceci leur a permis de se doter, à l'interface des entrées sensorielles et les sorties motrices, de modèles représentatifs de l'environnement dans lesquels ces organismes sont immergés et avec lesquels ils interagissent. Ce furent des organismes dits urbilatériens (image) qui les premiers, au vu des fossiles identifiés, présentèrent de tels groupes de neurones autour des yeux et de la bouche. Les urbilatériens remonteraient à la fin de la période dite des édiacarans, vers – 570 millions d'années.
Cependant l'histoire du cerveau aurait pu s'arrêter là si les urbilatériens ou leurs homologues avaient persisté dans la mauvaise habitude, conservée par leurs successeurs, tels l'actuel lancelet ou amphioxus, consistant à se nourrir en filtrant le planton apporté par les courants. Cela en faisait de mauvais nageurs, quand ils ne s'attachaient pas simplement aux rochers. Ils pouvaient donc survivre convenablement avec des cerveaux élémentaires mais tous autres milieux leur étaient interdits.
Heureusement pour nous et nos gros cerveaux, rien ne pouvait dès lors arrêter la diversification génétique. Lorsque, du fait notamment de l'apparition de la reproduction sexuée, les cartes génétiques furent rebattues, une intense compétition pour l'accès aux ressources ou pour éviter les prédateurs opposa les multiples espèces marines en ayant résulté, par exemple lors de l'explosion dite du Cambrien (-545 à - 524 millions d'années environ). Les cerveaux se développèrent en conséquence. Ils se dotèrent de parties de plus en plus spécialisées, que nous retrouvons dans nos propres cerveaux : les aires optiques couplées aux yeux, les ganglions de la base qui contrôlent les mouvements, l'amygdale qui gère les émotions, le système limbique qui contribue à la mémorisation.
Les organismes marins envahirent les terres émergées vers – 400 millions d'années. Ce furent les reptiles, aujourd'hui représentés par les crocodiles, les tortues et les serpents (nous simplifions) qui occupèrent les continents, suivis par les dinosaures. Ces divers animaux, se livrant eux-aussi à une intense compétition, régnèrent avec succès sur la Terre pendant des centaines de millions d'années. Ils développèrent des formes très différentes. Cependant, aucun ne disposèrent de cerveaux très importants et très performants.
Ce ne fut pas chez eux mais chez les premiers mammifères que les précurseurs des cerveaux modernes ont été identifiés. La compétition entre ces mammifères et les espèces alors dominantes a de facto conduit à l'enrichissement des cerveaux tant en poids relatif qu'en zones fonctionnelles. On notera que le premier mammifère placentaire identifié à ce jour est le Juramaia sinensis, découvert récemment en Chine, qui daterait de -155 millions d'années. Ceci ferait remonter la date de l'ancêtre commun entre placentaires et marsupiaux à - 60 millions d'années (limite entre le jurassique moyen et inférieur). Il s'agissait d'un animal insectivore arboricole de la taille d'une musaraigne (La Recherche, n° 456, p. 22).
On peut considérer que le développement et la complexification des cerveaux modernes a découlé du succès compétitif de ces premiers placentaires minuscules mais très mobiles. Autant que l'on puisse en juger par de nouvelles techniques d'imagerie non destructrices des crânes fossilisés, ce furent les bulbes olfactifs qui prirent d'abord de l'importance, suivis des régions du néocortex enregistrant notamment les messages venus des poils sensoriels. Il s'agissait donc d'animaux nocturnes circulant dans les niches écologiques laissées libres par les dinosaures. On peut considérer que ce fut dans leur descendance que se précisèrent les modèles de cerveaux dont nous sommes aujourd'hui détenteurs.
Cependant, l'évolution semble une nouvelle fois s'être ralentie à partir de la fin du crétacé, après la disparition des dinosaures. Dans l'immense variété des mammifères terrestres et marins étant apparus alors, la taille relative et les performances des cerveaux n'évoluèrent de nouveau que très lentement. La compétition permanente entre prédateurs et proies, les pressions sélectives en découlant, ne semblèrent pas avoir provoqué comme l'on aurait pu s'y attendre l'explosion de cortex associatifs capables de générer de vastes représentations symboliques. Ce furent plutôt les cortex spécialisés, sensori-moteurs, qui en bénéficièrent. Peut-être fut-ce aussi la rigidité générale des boites craniennes qui freina le développement des cerveaux.
L'importance du cerveau cognitif, caractérisée par un développement relativement plus rapide des zones frontales, n'a repris sa marche ascendante que chez les primates, et encore chez certains d'entre eux seulement. Cette évolution fut bien antérieure à l'hominisation, puisqu'elle a été identifiée chez les ancêtres des grands singes, vivant vers – 15 ou - 14 millions d'années. Certains chercheurs attribuent ce développement à la vie en groupes sociaux importants, dans des environnements forestiers très complexes. Ces deux facteurs conjugués auraient notamment stimulé la croissance des aires associatives.
Là encore cependant, une nouvelle pause a été observée. Chez certains des descendants de ces grands singes (orangs-outangs, gorilles, chimpanzés), partageant ce mode de vie, les cerveaux cessèrent d'évoluer sensiblement. Il en fut pratiquement de même dans les lignées ayant donné naissance aux premiers hominiens, australopithèques notamment. Ces derniers avaient pourtant adopté très largement la bipédie et la vie en savane.
On ne remarque une nouvelle croissance des cerveaux que très récemment, vers 2,5 millions d'années, chez les différents homo erectus et faber. Elle a pris depuis une forme accélérée, que l'on a bien documentée aujourd'hui. Les préhistoriens s'interrogent sur la raison de ce phénomène. Certaines mutations ont sans doute joué un rôle, produisant par exemple le gène FOXP2 dit du langage. Mais plus généralement on considère que le facteur déterminant fut la généralisation de l'usage des outils et du feu, ayant permis une meilleure alimentation et toute une série d'enrichissements socio-culturels. Il s'est dès les origines agi d'une co-évolution ou association symbiotique entre le matériel et le biologique. Nous avons explicité ce thème dans notre essai « Le paradoxe du Sapiens » où nous employons le terme de systèmes anthropotechniques. Inutile d'y revenir ici.
Arrivé à ce stade de l'évolution du cerveau humain, il convient pour rester dans le cadre du présent article, de s'interroger sur l'avenir dudit cerveau, au regard tant de l'évolution génétique qui ne peut que se poursuivre, même si elle est très lente et peu manifeste, et de l'évolution des outils produits par l'activité du cerveau, dont les performances ne cessent d'augmenter.
Internet rend-il idiot ?
Cette question (que certains jugent elle-même idiote) est de plus en plus posée. Par le mot Internet, on désigne en fait l'ensemble des produits et activités numériques, bien connus de nos lecteurs. Il faut y ajouter des agents numériques encore émergents et mal connus : consciences artificielles individuelles et surtout, consciences artificielles en réseau, se co-activant et finissant pas de comporter comme un cerveau collectif. Celui-ci, encore hypothétique, pourrait se trouver doté de capacités infiniment supérieures à celles, individuelles et collectives, des humains. La question ci-dessus, « Internet rend-il idiot ? » ne concernerait alors que les utilisateurs humains de l'Internet. Des sociétés, de plus en plus a-humaines, se construisant autour des usages anthropotechniques de l'Internet et des autres outils numériques, seraient à l'opposé d'une redoutable intelligence, pouvant prendre des formes encore jamais apparues sur Terre.
Il est très difficile de juger des conséquences sur les cerveaux humains de l'utilisation des outils interactifs qui prolifèrent de plus en plus. Il est très vraisemblable que des fonctions traditionnelles, intéressant les aires sensorielles et motrices héritées du monde animal, soient en voie de dépérissement, au moins partiel. A quoi bon, dans un monde de plus en plus virtuel, développer les aires sensorielles et motrices permettant d'échapper aux prédateurs ou de capturer des proies. Par contre les capacités d'attention et surtout de traitement des informations symboliques complexes ne peuvent que s'enrichir. Chacun d'entre nous le constate plus ou moins empiriquement dans son propre cas. Etre actif sur Internet, c'est-à-dire ne pas se limiter à la réception mais se comporter en émission-production, mobilise nécessairement les aires associatives correspondantes du cerveau. Certaines études menées actuellement sur le bon effet qu'auraient ces activités au regard de la lutte contre la sénescence pourront sans doute le montrer un peu mieux. La pratique de l'Internet interactif devrait à cet égard être distingué d'un usage passif de la télévision, qui n'aurait pas les mêmes effets stimulants.
On peut alors se demander pourquoi faire un procès particulier à Internet. Celui-ci, chez les jeunes ou chez les adultes, pourrait faciliter certaines addictions, comme le jeu en ligne, mais il n'en serait pas la cause première. Pour perturber un tant soit peu gravement le fonctionnement du cerveau et du corps qui lui est associé, il faut des facteurs beaucoup plus énergiques. Au plan social la même constatation s'impose. Les sociétés sont trop diverses pour que l'on puisse craindre des troubles généraux des modes de pensées. Répétons-le, nous n'en dirions peut-être pas de même de la télévision, dont la consommation passive paraît beaucoup plus importante, avec l'effet déstructurant de programmes publicitaires visant à priver le spectateur de ses capacités critiques.
Quoi qu'il en soit, en termes évolutionnaires, les effets positifs ou négatifs d'une fréquentation intense des réseaux numériques sur le poids relatif et la densité de câblage des cerveaux ne pourront être appréciés que dans plusieurs générations. Rappelons par ailleurs, comme l'enseigne le néo-darwinisme, qu'il faudrait pour que ces effets deviennent perceptibles que des parents internautes transmettent à leurs enfants des modifications dans l'expression des gènes de la cognition. Ces modifications devraient être capables de s'insérer durablement dans les génomes (ce que la théorie de l'ontophylogenèse permet en principe d'envisager).
Mais il faudrait aussi que les descendants porteurs de telles modifications se révèlent mieux adaptés que les autres face aux critères de sélection imposés par les nouvelles conditions d'environnement. Ceci demanderait du temps. Il paraît donc illusoire d'envisager que les jeunes générations des prochaines années ou décennies soient dotés de cerveaux rendus plus « idiots » ou au contraire plus intelligents que ceux des populations restées à l'écart de l'Internet – s'il en reste. Les seuls changements, pouvant être massifs, tiendront aux usages culturels, correspondant au préfixe épi- dans le mot "épigénétique".
Des modules numériques implantés à demeure dans les cerveaux 2
Nous devons signaler cependant une évolution technologique qui pourra entraîner rapidement des modifications en taille ou en performance des cerveaux humains. Elles découleront des « augmentations » (enhancements) diverses apportées aux humains par des greffes plus ou moins durables de modules numériques susceptibles de compléter le potentiel cognitif des aires cérébrales ayant « bénéficié » de telles greffes. Celles-ci sont déjà courantes quand il s'agit d'interfacer avec le cerveau de certains patients des prothèse extérieures destinées à combattre telle ou telle déficience. On connaît ainsi le cas répandu des implants cochléaires dans le traitement de la surdité par paralysie du nerf auditif. Ces implants ont d'ailleurs demandé beaucoup de tâtonnement avant de devenir efficaces.
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Aujourd'hui pourtant les neurologues roboticiens nourriraient des projets beaucoup plus ambitieux. Il s'agira d'implanter dans des aires corticales superficielles ou profondes du cerveau ou dans le tronc cérébral des "puces électroniques intelligentes", susceptibles d'améliorer les performances de la zone choisie
(image : tronc cérébral). Il faudra pour cela que les neurones biologiques en place puissent être connectés, voire qu'ils puissent se connecter spontanément, avec les entrées-sorties de ces puces. Celles-ci pourraient alors réaliser des traitements d'information hors de portée des cerveaux hôtes. Les résultats en seraient réinjectés dans ces cerveaux dont les compétences (et peut-être la taille relative globale) devraient s'en trouver augmentées. Les puces pourraient aussi servir d'interfaces avec des ordinateurs externes qui se chargeraient de tâches cognitives hors de leur portée – et hors de la portée, par définition, des cerveaux hôtes.
Une expérience de cette nature a été conduite avec des rats. Une équipe de l'université de Tel Aviv conduite par le Pr Matti Mintz vient de présenter un cervelet artificiel capable de restaurer chez les rongeurs des fonctions cérébrales détruites. L'équivalent pourra sans doute être envisagé pour traiter des patients humains privés de ces fonctions à la suite d'accidents ou du simple vieillissement. Au contraire des implants actuels, cochléaires ou destinés à mouvoir des membres artificiels, qui n'opèrent que dans le sens cerveau-prothèse, les cervelets artificiels réalisés sont bi-directionnels : ils reçoivent des données sensorielles provenant du tronc cérébral, les interprètent et renvoient des ordres adéquats aux différentes régions du tronc cérébral commandant les neurones moteurs concernés. L'inverse est possible.
Il conviendra de suivre l'avenir de telles recherches, dont les conséquences politiques et philosophiques pourraient être considérables.
Références