Crise de la filière L et/ou crise de la culture ?
Les dernières inspections générales conduites en matière de fonctionnement des services de formation et d’orientation ont dénoncé, d’un côté, une « fracassante » crise de la filière littéraire, menacée d’une extinction certaine et, de l’autre, ont mis l’accent sur l’apport de nouvelles mesures destinées à revaloriser les études littéraires au lycée et à améliorer le service à l’élève usager. En fait les rapporteurs estiment qu’en quinze ans les effectifs de la série L ont diminué de 28%, alors que ceux de la filière ES augmentaient de 18% et ceux de la filière S de 4%. Il est évident que les études longues souffrent d’un sentiment de désaffection des jeunes vers les disciplines littéraires, ce qui risque de porter un coup mortel non seulement à la crédibilité de l’école comme institution mais aussi aux valeurs de spécificité et de qualité accordées aux filières. Les conclusions des rapports 2005 et 2006 sont, à cet égard, particulièrement préoccupantes et concordent de revoir le système d’orientation dans sa globalité du collège au lycée et à l’issue du secondaire ainsi que les missions et les critères de recrutement des conseillers d’orientation-psychologues (CO-P) considérés « insuffisants » dans la gestion du rapport avec les élèves et leurs familles (tous les professionnels de l’éducation savent que, au premier cycle universitaire, 80 000 jeunes sortent chaque année sans une qualification scolaire reconnue). Une mobilisation de tout l’appareil éducatif, en passant par les chefs d’établissement et les directeurs des académies, en termes de sensibilisation, d’information et d’orientation, est largement sollicitée pour bannir toute ambiguïté dans la définition des domaines et de toutes les informations relatives à l’organisation des filières.
Plus en général, ce qui saute aux yeux c’est le constat d’une situation de « blocage » et un sentiment de profonde précarité ressentis par les étudiants de la série L dès qu’ils prennent conscience que leur option n’a pas la même valeur que les autres. Si à cela s’ajoute une vive préoccupation pour l’abandon de l’idée d’identité nationale incarnant les principes humanistes et libéraux de la tradition culturelle française, il devient légitime de penser que l’insertion professionnelle de nos jeunes sera dure. D’autant plus qu’un modèle utilitariste et marchand de société, une autre sensibilité vouée à une vision « moderniste » de la culture reposant sur l’élan des nouvelles technologies de la communication conditionne la poursuite des études.
Dissipons aussitôt un malentendu possible. Nous ne considérons pas les élèves des simples « consommateurs de fast-food », ni ne voulons non plus diaboliser les nouveaux outils, porteurs entre autres de nouvelles subtilités qui aident à diversifier nos idées. Ce qui nous paraît inacceptable c’est la tendance à implanter dans un contexte scolaire particulièrement instable une conception utilitariste de culture absolument impropre à sa spécificité de formation générale. Le travail scolaire se mesure en termes de « retour sur investissement » mais aussi en termes de compétences cognitives et non cognitives réinvestissables en plusieurs champs disciplinaires. Car seulement une formation globale et homogène va permettre aux jeunes un rapport plus direct et plus efficace avec le monde de l ‘économie, des sciences et de la littérature.
Nous croyons, pourtant, que la crise de la filière L est fille de la crise de la culture dans l’enseignement. Elle est le fruit d’une politique éducative désastreuse, qui ne date pas d’hier, orientée au démantèlement , dans l’optique émancipée d’inventer une « nouvelle » école qui marque moins son appartenance à la civilisation occidentale et qui donne plus de place au monde de la production et de la technique.
Dès les années 90 tous les projets de réforme se sont entêtés à diviser et à diversifier la formation dans le but d’offrir aux élèves une pluralité de choix qui s’adaptent mieux à leur avenir. On l’a vu, cette stratégie a échoué parce que trop sélective. Paradoxalement, elle a introduit une sorte de hiérarchisation entre les options, pénalisant davantage les études littéraires qui seraient « déconnectées de l’actualité sociale » (Rapport, 2006, p.18).
Or, il suffit juste du bon sens pour qu’on regarde l’éducation et la culture non plus séparément mais comme parties prenantes d’une action formative qui accompagne l’élève tout au long de sa vie sur la base de facultés communes (savoir analyser, synthétiser, problématiser et argumenter, mettre en perspective les connaissances acquises. Rapport,2006,p.69) fondamentales à la vie de relation. « Toujours plus d’éducation », c’est bien, c’est mieux, disait-on juste il y a un an, lors du débat sur les CPE. Cet appel-là demeure pour nous encore actuel car l’amélioration des niveaux de qualification pourrait faciliter la transition de l’école à l’emploi.
D’autre part, comment penser à une école de la réussite avec un système qui tend à l’accroissement des inégalités dans l’accès aux études plus longues ? Sur cette question et sur bien d’autres, nous avons la conviction qu’il faudrait investir davantage et mieux nos énergies intellectuelles car, comme l’a bien soutenu maintes fois le sociologue P.Bourdieu dans ses travaux, hier comme aujourd’hui, ce sont les mécanismes sociaux qui continuent à conditionner et largement les processus d’orientation.
En dépit de tout effort institutionnel, il est à remarquer que l’introduction de mesures telles que la « carte scolaire », « discrimination positive » ou encore « ségrégation scolaire » dont l’intérêt réside dans la réalisation d’une relative mixité sociale dans les établissements, ce qui est bien, n’a pas arrêté ce déclin, bien plus, promouvant des classes d’excellence formative par le biais des filières augmente le clivage entre les milieux sociaux, ce qui est aberrant. Même les TPE qui mieux s’adaptaient pour leurs caractères pluridisciplinaires aux séries littéraires n’ont pas porté tous les fruits en faveur de l’option L.
Nous ne contestons donc pas que le choix des établissements les plus recherchés se fasse sur la base de la qualité pédagogique des enseignants et de la qualité culturelle des offres formatives insérées dans le projet d’établissement, nous avançons des réserves sur le pouvoir institutionnel et social dont jouent les séries concurrentes. Ce qui est inacceptable sur le plan du principe d’égalité et profondément pénalisant par rapport à l’origine, à la situation économique et au niveau culturel des jeunes les plus faibles.
La vérité est que la carte scolaire, qui se voulait effectivement un outil capable d’uniformiser les établissements et d’y repartir les élèves, est devenue elle-même un instrument de ségrégation favorisant la création de formations d’excellence. Et ce n’est pas un cas si ce dispositif a réanimé la polémique, si chère à P.Bourdieu dans les années 70, sur l’existence d’une école en tant que lieu producteur et reproducteur d’inégalités et d’exclusions.
Dans ce scénario, il nous paraît plus juste de revenir à des idées plus simples et plus saines et de redécouvrir la littérature et le domaine littéraire qui demeurent potentiellement un puissant moyen d’évolution personnel et d’ouverture à Autrui. L’école a l’obligation morale de garantir à tous la possibilité de s’inscrire aux établissements d’excellence, mais c’est à la politique éducative de garantir une organisation du système des options bien équilibrée répondant aux nouveaux besoins des élèves de sorte qu’ils puissent choisir en fonction de leur profil et de leurs compétences.
Il importe donc de rompre avec ce que François DUBET définit justement « le monde des illusions » . Ça nous semble une exigence de sensibilisation vers d’autres critères susceptibles de réaliser une vraie justice scolaire et sociale. Et les enseignants doivent être au premier plan pour bien orienter nos jeunes dans cet énorme labyrinthe qu’est l’école publique.
Prof. Raphaël FRANGIONE
Notes :
1.Rapport de l’IGEN-IGAENR, Le fonctionnement des services d’orientation et d’information, Octobre 2005, consultable en ligne ; Rapport de l’IGEN, Evaluation des mesures pour la revalorisation de la série littéraire au lycée, Juillet 2006, consultable en ligne. 2.Quant à la question des filières, plusieurs propositions sont formulées. Elles vont de ceux qui parlent de fondre les filières générales avec plus d’enseignement scientifique à ceux qui proposent l’élargissement des domaines même si cela, dit-on, entraîne une exigence d’équilibre entre les disciplines ; de ceux qui aiment regrouper les deux séries L et ES en une nouvelle filière « Sciences humaines » où inclurent les mathématiques et le français à qui pense introduire des enseignements optionnels sousceptibles de soutenir les choix professionnels des lycéens. Il serait bien considérée une redéfinition des coéfficients des épreuves du BAC. Pour F. DUBET il est question aussi de « moyens », insuffisants à faire démarrer le système des options. Cette opinion est supportée par l’économiste T.Piketty pour qui il vaut mieux jouer sur la répartition des moyens. Particulièrement intéressante semble la proposition des rapporteurs sur la nouvelle série littéraire conçue autour de cinq dominantes :1.une dominante « Littératures et civilisations » ; 2. une dominante « Arts et Cultures » qui accentue l’étude des arts et le domaine artistique choisi ; 3.une dominante « Communication et maîtrise des langages ; 4.une dominante « Sciences humaines » ; 5. une dominante « Institutions et droit ». 3.Cf. Les héritiers...,Ed. de Minuit,1964 ; La distinction...,Ed. de Minuit, 1979 ; La reproduction... ; où l’illustre sociologue dénonce la corrélation étroite entre l’origine sociale des familles et les chances de carrière scolaire des enfants. 4.Dans son très intéressant article (Le Monde du 22.01.2007) titré « En finir avec l’éliytisme scolaire », le sociologue individue trois illusions : Le salut dans le passé ;l’égalité des chances ; les moyens. Pour F.Dubet aucune de ces trois « illusions » ne pourra construire une école plus juste et plus efficace.
9 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON