D’assaut en Dassault : quand les avions indiens volent en Rafale
On voudra bien nous pardonner ce titre qui n’est même pas digne de l’almanach Vermot. Ce qui par contre doit réjouir tous et chacun c’est la décision de l’Inde d’acheter à la société Dassault Aviation 126 avions de la classe du Rafale. Ce contrat doit certes être finalisé et l’enveloppe financière est encore à affiner même si le total sera de toutes façons supérieur à 10 milliards d’euros.

Cet accord est riche de trois leçons et donne l’occasion de faire litière de deux erreurs.
La première leçon c’est que si l’Inde peut acheter l’avion le plus cher du monde parce que – le plus polyvalent – en 126 exemplaires c’est parce qu’elle est devenue en quinze ans seulement une puissance considérable. De son indépendance en 1947 aux années 80 l’Inde, on ne le sait pas toujours, était l’un des pays dont l’économie était la plus socialisée dans le monde non communiste. Le résultat a été, évidemment, que ce presque continent a stagné douloureusement. Sa population était une de celles au monde dont le niveau de vie par habitant était le plus bas. Il y a moins de vingt ans l’Inde prend le parti de devenir une économie de marché avec les attributs essentiels que sont la liberté d’entreprendre, le profit, le libre-échange, la concurrence, les droits de propriété privée. Les chiffres de la Banque mondiale sont sans équivoque : plus de 300 millions d’Indiens ont atteint le niveau de vie des Occidentaux. L’argument selon lequel il reste 800 millions de pauvres est désarmant, à moins que l’on ne préfère l’état antérieur où il y en avait 300 millions de plus…
La deuxième leçon c’est que l’Inde peut nous acheter de la si haute technologie que parce qu’elle vend dans le monde entier des biens et services, pour la plupart, à bas prix et faible valeur ajoutée. La grande leçon de ce contrat c’est que l’envahissement par d’autres produits qui ici ou là font disparaître des emplois à faible valeur ajoutée permettent d’en sauvegarder et d’en créer dans les secteurs à très haute valeur ajoutée. Les pauvres d’hier deviennent les débouchés mirobolants de demain. Bien sûr c’est une épreuve individuelle lourde que de perdre son emploi dans le textile dans les Vosges ou les jouets pour enfants dans le Nord. Mais c’est parce que les exportateurs de ces pays sont aussi agressifs, qu’en retour ils donnent les moyens à l’État indien par son achat de maintenir et créer des emplois payés plusieurs milliers d’euros par mois dans la très célèbre direction générale technique de Dassault Aviation dont d’aucuns prétendent qu’il s’agit du premier bureau aéronautique du monde. Le jeu du commerce international et du libre-échange évince des emplois à 1 500 euros et en crée à 5 000 euros. Evidemment la condition qui permet à ce mécanisme de fonctionner est pour la France de garder un avantage comparatif par rapport à d’autres pays. Décidément, et pour parler clair, le protectionnisme n’est pas une opinion, c’est une sottise. Il faut se réjouir de la différence des atouts entre les entreprises et les nations. L’intégralité des candidats à l’élection présidentielle nous assène que l’échange c’est bien à la condition de produire dans les mêmes conditions sociales, salariales et fiscales. Nos gouvernants et ceux qui aspirent à le devenir réalisent-ils ce qu’ils énoncent ? Car si tous nous produisons la même chose aux mêmes conditions, qui y a-t-il alors à échanger ? C’est justement de la différence des atouts que se nourrit l’échange. Certains pensent qu’il est fondé de se plaindre du niveau des salaires, par exemple au Maroc. Mais les Marocains sont tout aussi fondés à se plaindre du niveau de nos universités, de notre système de santé ou de nos autoroutes qui rendent l’économie française globalement beaucoup plus performante que l’économie marocaine. Et si les Espagnols à bon droit peuvent jalouser la dextérité technologique des Néerlandais, ces derniers ont de quoi protester contre le généreux soleil qui fait qu’en Espagne tomates et oranges poussent toutes seules, ce qui est moins évident dans le port d’Amsterdam !!! Bref, c’est parce que nous sommes différents que l’échange se produit.
Cela amène à une troisième leçon. C’est que l’atout, le seul, le vrai, de la France est le niveau de son capital humain. On nous rebat les oreilles depuis des semaines avec le thème de l’industrie. Mais il n’y a d’industries de haut niveau que si nous avons les ingénieurs, techniciens, ouvriers de niveau supérieur. Les derniers modèles de croissance montrent que trois éléments sont décisifs : la qualité du niveau éducatif d’une tribu, l’état de santé des membres de ladite tribu et le maillage en terme de médias de toutes natures. De la densité de ces médias dépend la circulation de l’information nécessaire à la bonne prise de décision.
Cet évènement considérable pour notre pays est enfin l’occasion de se pencher sur deux croyances répandues et également fausses toutes deux.
Beaucoup s’inquiètent du transfert de technologie consistant à apprendre aux Indiens à faire des avions de la classe du Rafale. Mais croyez-vous que cela doive inquiéter à partir du raisonnement suivant : quand les Indiens sauront faire du Rafale, ils vont nous concurrencer. Le Rafale dans sa première version a trente ans. Croyez-vous qu’en ce moment au bureau d’études de Dassault on en est encore à des projets du niveau technologique du Rafale ou bien que les ordinateurs calculent l’avion ou le drone de demain qui, lorsqu’ils sortiront, démoderont le Rafale. Ce qui compte en économie c’est l’avantage comparatif. Mais en ce domaine les acquis définitifs n’existent pas. Par tête d’habitant, le Japon est la deuxième économie du monde. Dans les années 1960 c’était encore un pays en voie de développement qui, après une première tentative soldée par un échec, retira piteusement ses voitures du vieux continent sous les rires et les sarcasmes des constructeurs occidentaux. Aujourd’hui ils rient jaune si l’on peut se permettre. Beaucoup de nos internautes savent-ils qu’au début des années 50 le revenu par tête en Afrique était supérieur à celui de l’Asie ? Pour son malheur la plupart des pays africains choisirent le socialisme et le protectionnisme. Au même moment les dragons du Sud-est choisirent le libéralisme et le libre-échange. On connaît le résultat, car en économie, ce qui doit arriver arrive.
L’ultime réflexion de cette semaine sera de réfléchir ensemble, l’espace de quelques lignes, au thème éternellement rabâché de la myopie du marché. Tenues par l’impératif du profit les entreprises à droit de propriété privée ne prendraient jamais le risque d’investir dans des projets d’une part à la rentabilité aléatoire, d’autre part qui, dans le meilleur des cas, ne produiraient des profits qu’à très long terme. Chacun doit en déduire que pour ces projets si risqués, éventuellement jamais rentables, seul l’État peut se charger des tâches et missions en question. Le Rafale de Dassault est la preuve que l’on peut investir dans l’espoir d’une hypothétique rentabilité à plusieurs décennies seulement. Et particulièrement dans les entreprises familiales. L’entrepreneur familial ne travaille pas à court terme, pour l’immédiat, les yeux rivés sur la rentabilité annuelle. Ils travaillent pour transmettre un demi-siècle plus tard l’entreprise à ses enfants. Peut-on pour finir évoquer dans News of Marseille ce passage si célèbre dans la trilogie de Pagnol dans lequel – c’est dans Fanny – Panisse apprend qu’il va avoir un enfant même s’il sait qu’il n’est pas de lui. Pourtant, le cœur battant et les yeux humides, il va dans son tiroir-caisse chercher les quatre lettres préparées depuis toujours et dont il dit à Fanny qu’il n’espérait plus un jour les poser sur sa devanture. Il prend une échelle, se saisit d’un marteau et l’air ému et triomphant pose les quatre lettres magiques. Il se recule et lit alors Panisse et fils. Ainsi va l’entrepreneur.
Serge Schweitzer - News of Marseille
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