D’une civilisation à une autre
La civilisation judéo-chrétienne était basée sur l’autorité, l’amour, le dédain de l’argent (au moins formellement) et une organisation patriarcale de la famille. Une transition vers une autre civilisation où ces valeurs disparaissent ou s’effacent est en cours, elle concernera toute la planète.

Pour un investisseur, un homme se résume à un bilan comptable, un rapport coût-bénéfice. Toute notion de sacré qui réunirait les humains au delà des différences est bannie : ils doivent devenir des semblables, des pareils, des êtres sans ces aspérités qui freinent les efforts de rassemblement autour du manager. Les sacrés peuvent réunir des différences (ou les faire au contraire s’affronter) : ils doivent disparaître pour ne laisser place qu’aux intérêts d’êtres identiques. Ceux qui se reconnaissent dans des valeurs doivent donc être neutralisés : les nations doivent s’effacer, les partis politiques doivent devenir de simples gestionnaires de l’immédiateté, les religions doivent se cantonner aux rituels sans portée pratique, les savants ne doivent plus être les maîtres de la connaissance.
Les identiques doivent se conformer au politiquement correct qui ne consiste pas à vouloir éliminer le racisme, le sexisme mais à ne plus les évoquer à moins d’utiliser les tournures de phrase recommandées. Personne ne peut (ou ne devrait) détester quelqu’un pour ses différences, mais la méthode employée permet plus de gommer les apparences qu’à accepter les dissemblances. Le formatage des masses populaires par l’immense majorité d’une minorité ne se fait pas par la Raison, l’explication, mais fait appel aux émotions, aux émois, à l’affectif, moyens jugés plus sûrs de pouvoir convaincre la multitude ignorante. C’est ainsi que la justice contraignante pour tous laisse la place à la compassion qui ne concerne que les plus sensibles. L’ensevelissement par les affects touche tous les secteurs même les domaines scientifiques ou technologiques. On doit par exemple choisir, parmi d’envahissantes publicités, entre envoyer des dons pour lutter contre le cancer ou la maladie de Charcot. On doit se décider à être pour ou contre le nucléaire, être pour ou contre l’utilisation du glyphosate, être en faveur du silicium poly-cristallin plutôt que monocristallin pour les cellules solaires… Les critères de choix pour les non spécialistes est de l’ordre de la lubie : il faut croire l’expert que l’on préfère, mais experts comme spécialistes appartiennent à un tissu d’intérêts. La faculté de raisonner est réservée à la seule élite préservée des tumultes, celle qui investit, les autres doivent se contenter d’images infantilisantes destinées principalement à leur donner l’impression qu’ils décident de quelque chose.
Le conditionnement du vulgum pecus se fait aussi par la vibrionisation des individus : plus le temps de réfléchir entre deux SMS, deux coups de téléphone, deux courriers électroniques : les pièges affectifs préparés pour conduire les foules aux endroits souhaités peuvent produire leur plein effet.
La possession des biens de production ou des moyens de distribution est le seul critère d’appartenance à l’élite du monde de demain. Toutefois, les combats pour la domination, inévitables dans toute société organisée, subsisteront même au sein du peuple. Les luttes doivent donc être canalisées pour être transversales par rapport à l’état de fortune pour ne pas retomber dans la pourtant inévitable lutte des classes. Le féminisme et ses combats actuels doivent se comprendre à cette aune. Si, par simplisme, on dote la femme de la parure de l’amour et l’homme celle de la domination, les luttes d’émancipation féministes semblent bien correspondre à un combat de libération vers un monde pacifié ou du moins plus pacifique, proche de l’idéal chrétien de fraternité. Abattre le besoin névrotique des mâles pour les jouissances immédiates semble bien un prérequis pour atteindre un monde où l’harmonie remplacerait, au moins partiellement, les rapports de force. C’est en tout cas un idéal qui en vaut bien d’autres. Il faudrait cependant peut-être évité de moderniser par trop le « Tuez-les tous (les hommes), l’Amour reconnaîtra les siens » maxime constante de toutes les révolutions.
Les Etats-Unis sont la première puissance militaire, économique, idéologique et culturelle du monde : le monde futur sera à l’évidence à son image. George W. Bush après le 11 septembre 2001 n’a fait que rappeler la stratégie constante de son pays : "Soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous", ce qui suppose que dans le doute vous serez éliminé. Les Etats-Unis sont très divers en leur sein, les habitants du Kentucky ont peu de choses en commun avec un New Yorkais, les communautés ethniques sont fortement installées, une grande variété d’églises coexistent. Le lien qui assure la cohésion et qui permet de faire une nation est le goût de tous pour l’argent et leur fierté d’être américain (toutes classes sociales confondues). Le mode de fonctionnement du capitalisme financier a fortement amoindri les capacités industrielles des USA, principalement au profit de la Chine. Pour préserver le leadership américain, il était impératif de proposer une nouvelle révolution industrielle, cette révolution sera celle des services technologiques.
La création, la fabrication, la production constituent le cœur de toute société, mais c’est la distribution qui maintenant corsette l’ensemble du monde économique. Google ne créée aucune information mais il domine son accès, Amazon ne produit rien mais il tend à monopoliser la distribution, Facebook n’offre aucune possibilité de rencontrer autrui mais il oblige à passer par son intermédiaire pour se faire des amis. Les GAFA permettent plus encore de ficher la quasi-totalité de la population mondiale dont, pour chaque individu, on va connaître avec une grande précision les goûts, les habitudes, les passions, les détestations, les pratiques sexuelles et, grâce à la géolocalisation présente dans les portables, les déplacements, les rencontres virtuelles, les rencontres réelles et le degré d’intimité manifesté à chacune de celles-ci. Il est ainsi collecté une somme de renseignements dont les régimes totalitaristes antérieurs n’osaient même pas rêver. De plus, les programmes informatiques actuels sont susceptibles de retrouver une information précise enfouie au sein d’une multitude d’autres. Les services technologiques donnent accès à un contrôle des individus comme des populations qui s’apparente de près à un totalitarisme néo-libéral.
Si l’on fournit à un ordinateur suffisamment de données précises et couvrant tout le champ utile, il est possible de prévoir d’une façon fiable le temps qu’il fera mais aussi ce qu’il adviendra lorsque des mesures économiques sont prises. La Banque Mondiale et une multitude d’autres organismes fournissent pour tous les pays du monde le PIB par habitant, les indices d’inégalités, le taux de pauvreté, la quantité d’émission de dioxyde de carbone, le taux de vaccination contre la rougeole, la proportion de femmes ayant achevé l’école primaire… Un modèle de fonctionnement du monde peut donc être construit et l’effet d’une mesure prise localement peut être anticipé. Le monde macroéconomique peut être dirigé rationnellement.
La nouvelle civilisation qui se met en place est donc facile à cerner : quelques uns, les plus fortunés, vont dominer la planète, les autres vont devenir des humanoïdes sensibles aux seules émotions et les quelques derniers, mêlant tous les gens de la pensée, tenteront vainement de rester libres. L’Amour, but jamais atteint de l’ancienne civilisation, sera remplacé par l’apparence de l’amour. Mais qu’un couple connaisse l’Amour est déjà tellement rare, était-il raisonnable d’espérer le voir émerger d’une collectivité ?
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