De l’Etat providence à l’Etat abstinence
L’économie politique vulgarisée des années 60 prenait soin de distinguer le mode de régulation économique et de production des richesses qui va, en gros, jusqu’à la crise de 1929 et qu’elle appelle Etat gendarme et celui qui va le suivre, qu’elle désigne sous le nom d’Etat providence ou parfois de fordisme.
L’Etat providence est mort avec la fin des trente glorieuses. S’y est substitué un mode de régulation que l’on appellera l’Etat abstinence.
Rappelons d’abord ce qu’est l’Etat providence. On ignore parfois que, comme l’aurait fait un prophète, il est fort bien décrit, dès le XVIIIe siècle dans La Fable des abeilles de Bernard de Mandeville. Les abeilles, constatant que les dépenses de la Cour sont trop ostentatoires et au-delà de leurs besoins décident de supprimer toutes les activités inutiles. Le résultat ne se fait pas attendre : c’est l’activité qui se rétracte et la pauvreté qui ne tarde pas à se répandre. Appliqué à notre économie, le message est clair : dans l’économie keynésienne qui devient la règle après la Seconde Guerre mondiale, c’est la dépense, fût-elle publique, qui tire la production et permet une augmentation du niveau de vie comme l’humanité n’en aura jamais connue. L’Etat régule l’activité en jouant sur les déficits publics. Les conditions du bon fonctionnement du système sont connues : des progrès technologiques débouchant sur la production de produits porteurs et d’une consommation de masse ainsi que de considérables gains de productivité permis par le passage d’un nombre conséquent de travailleurs de l’agriculture à l’industrie puis au tertiaire. Surtout, des économies encore peu ouvertes dans lesquels le fameux multiplicateur d’investissements fonctionne sans fuites, c’est-à-dire sans que la relance ne provoque un déficit extérieur exécrable selon la formule de Michel Jobert.
A partir de la fin des années
70, ce système s’enraye dans ce qui devient la crise : effet à
la fois inflationniste et déflationniste des chocs pétroliers
et apparition de déficits extérieurs et intérieurs
qui, dans un contexte de division par trois du taux de croissance
nourrissent la dette. Dans le même temps des pans croissants
de l’activité vont rejoindre d’abord les dragons asiatiques
puis la Chine, l’Inde et les autres pays dits émergents. Les
politiques de relance nourrissent autant de déficits qu’il
faut juguler en stoppant la maigre croissance. L’Etat, loin d’être
pourvoyeur de richesse devient une sorte de parasite inefficace
autant qu’obèse, la Sécurité sociale passe du
statut de protecteur à celui de minotaure financier.
C’est alors que se mettent progressivement en place, sous le vocable commode de rigueur, les mécanismes de l’Etat abstinence. Mai-68 est la fille naturelle des Trente Glorieuses : on peut cracher dans la soupe de la consommation car la soupe est abondante. Quarante ans plus tard, l’ordre sarkozien est le fils honteux de la crise : on vilipende l’individu coupable de n’avoir pas travaillé et pas assez dépensé quand tout a été fait pour l’en empêcher : au Père Noël succède le Père Fouettard.
C’est d’abord l’abstinence économique et sociale : disparition de nos industries avec la bénédiction des organisations internationales et de l’Union européenne, le tout au nom d’un Paradis promis qui abrite en fait l’ "Horreur économique", mise au pas des chômeurs sommés d’accepter enfin un travail qui corresponde à leur productivité, menace de délocalisation sur ceux qui trouveraient à redire sur les salaires que l’on réduit ou le temps de travail qui augmente.
Mais c’est aussi, parallèlement la mise en place de l’ordre moral : l’individu est vilipendé quand il n’est pas sanctionné et condamné s’il prétend préférer les délices de la vie à la haire et à la discipline. Raison majeure invoquée par les nouveaux Savonaroles de l’ordre moral - le Pr Got en tête - chacun a le devoir de protéger sa santé et celle des autres. Car, dans cette situation de crise et de concurrence, l’individu doit être productif et ne pas coûter à la collectivité (donc être en bonne santé). Le propos est évidemment grotesque (un fumeur mourant à 60 ans a coûté à la collectivité bien moins cher que Jeanne Calmant), mais il est interdit de contester au nom de la supériorité d’un code moral défini quelque part par Big Brother.
L’Etat providence apportait la richesse, garantissait contre le chômage, la maladie et la vieillesse et a fortement contribué à l’avancée des libertés individuelles. L’Etat abstinence est impotent et son impuissance va de pair avec une propension toujours plus grande à vampiriser le contribuable tandis que s’appauvrissent un nombre croissant de citoyens. L’Etat abstinence montre jour après jour son incapacité à agir là où on l’attendrait : le terrain économique et social. Alors faute de mieux et pour se désennuyer un peu, il pourrit la vie des citoyens.
On n’aura cependant pas compris cette étrange dégénérescence qui va finir par métastaser la démocratie elle-même si l’on ne veut pas voir que ce phénomène est d’abord européen. Pourquoi les Etats-Unis affichent-ils des taux de croissance au moins deux fois supérieurs aux nôtres et ont-ils aujourd’hui un revenu par tête supérieur de 30 % alors que nous les avions rattrapés au début des années 70 ? Les délocalisations touchent autant l’Amérique que nous !
L’impuissance de l’institution étatique avec l’ouverture des frontières est incontestable, mais elle est largement aggravée par un autre phénomène. La nature profonde de l’Etat abstinence est qu’il trouve son terreau dans une société régulée par la peur.
La peur comme mode de régulation sociale se présente sous trois formes :
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la peur écologique : après la mort de Dieu, nos sociétés ont inventé le péché contre la nature, une nature déifiée et vis-à-vis de laquelle l’expiation, sous forme de renoncement à tout progrès économique et social, n’est jamais assez forte. Si besoin est, on n’hésite pas à recourir à la manipulation : José Bové sait bien le grotesque de sa croisade anti-OGM et, si l’on en croit Allegre, le confesse. Un pseudo scientifique fait part de ses craintes au lendemain de la publication d’un rapport d’où il ressort qu’il n’y a pas de rapport entre développement des cancers et état de l’environnement : si cela se sait cela risque de mettre en péril le Grenelle de l’environnement ! ;
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la peur sanitaire : au nom de la conviction selon laquelle la mort est toujours évitable et l’immortalité possible, au nom de la santé vécue comme esthétique, le principe de précaution envahit les étals des supermarchés et les fermes les plus reculées. On ne recule devant aucun gâchis sous prétexte de protéger. Un chien mord un gamin qu’il faut tuer les chiens ! L’hystérie n’a plus de limites ;
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la peur sécuritaire : pour conjurer Ben Laden et ses sbires, on mettra bientôt un policier devant chaque salle de classe. L’automobiliste est devenu un délinquant potentiel tandis que le droit au risque zéro débouche tout naturellement sur une objectivation de la peine : puisqu’il y a une victime, il faut trouver un coupable afin qu’elle puisse faire son deuil. Là encore, l’irrationnel pourrit toute logique économique et si demain un quidam recevait une météorite sur la tête, il y a fort à parier que le monde ouvrirait ses colonnes au Pr Got afin que celui-ci préconise le port du casque !
On comprend aisément , dès lors pourquoi l’Etat providence meurt et, avec lui, toutes les avancées sociales qui lui étaient liées. L’Etat abstinence le dévore comme un trou noir dévore une galaxie. Dans le même temps où l’état piteux des finances publiques requiert que l’on taille dans les dépenses les plus utiles pour le présent et pour l’avenir, la régulation par la peur induit un flot de dépenses totalement incontrôlable et irrégulable car, face à cette peur, ni les politiques, ni les média n’osent dire non. Dans le même temps où l’on annonce des déremboursements de médicaments, on serine qu’il faut impérativement se prémunir contre tel risque de santé et donc consulter son médecin. Dans le même temps où l’on constate une baisse du pouvoir d’achat, on renforce les normes sanitaires au-delà du raisonnable et tant pis si les producteurs doivent en crever. L’environnement est évidemment la cerise sur le gâteau : rien n’est assez cher pour défendre la biodiversité ou pour purger l’air quand bien même les Parisiens ont la plus longue espérance de vie.
Saint-Exupéry peut dormir en paix : nous rendrons à nos petits-enfants une Terre enfin guérie de l’humanité !
Quand, dans cinquante ans, les historiens se demanderont pourquoi l’Europe est devenue un continent sous-développé, il ne restera que cette question : pourquoi subitement, sommes-nous devenus fous ?
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