De l’omniprésence du pouvoir
Ancien journaliste politique au Monde et au Nouvel Observateur, Daniel Carton est aujourd’hui écrivain et journaliste indépendant. Bien connu par les lecteurs d'AgoraVox, il est auteur d’essais et de documents dont " Bien entendu c’est off : ce que les journalistes politiques ne racontent jamais" (Albin Michel), " S’ils savaient à Paris… ce que la France d’en haut ne voit plus" (Albin Michel), " Une campagne off, chronique interdite de la course à l’Elysée" (Albin Michel) et un premier roman, "Mélanine" (Fayard). Il vient de publier " Le nègre du président" aux éditions Hugo&Cie. Compte-rendu de lecture.
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Sans jamais voir prononcé son nom, notre « buveur d’eau » national est pourtant au centre de ce roman. Il décide de tout, même des règles de ponctuation. Son Omniprésence rythme les pages, les vies et redessine les contours de l’identité politique et sociale française. Si, selon la formule de Julien Green " le romancier n'invente pas, [mais] devine", ici, dans le roman de Daniel Carton, Le nègre du président, le lecteur devine que les coulisses décrites lui sont tout à fait familière.
« J’ai tout appris de Lui. Que tout ne tenait qu’en cinq mots : je communique, je te nique ! Mon vrai mérite est d’avoir appris très vite. Car au tréfonds de moi non plus, Cro-Magnon n’avait pas disparu. Par delà l’héritage des préventions familiales, ne s’était pas effacé tout à fait de ma petite tête d’énarque la conviction que la politique pouvait servir utilement à l’élévation de la conscience citoyenne. Que ceux qui s’y consacraient faisaient montre, à bien des égards, d’un esprit chevaleresque appelant toutes les absolutions ! Bref, je pensais à l’époque comme une majorité de Français. La grande couillonnade !
J’ai été longtemps infoutu de savoir que Lui mettait toutes ces idées dans la tête. Les communicants ? C’est vrai qu’il en sort comme du chiendent, mais, je les voyais faire, ils m’ont toujours paru en retard d’une guerre sur Lui. Ce que je ne voyais pas, c’étaient ses relations avec les journalistes.
Lorsque le traitement des médias, selon le vocable du clan, n’est plus demeuré sa chasse gardée, j’ai découvert que se dissimulait là le réacteur. Il faut des années et des années pour comprendre comment ça fonctionne, débobiner le réseau des complicités, des allégeances, des dépendances et des promesses. Jeux obscurs et pervers. Un quart de siècle de savoir-faire.
Pour que le film marche, il fallait s’assurer la claque. La claque en politique, ceux qui sont dans les premiers rangs et peuvent vous retourner une salle, ce sont les journalistes. Il y a déployé toute son énergie. Il a annexé leur cervelle, comblé leurs attentes, décelé leurs faiblesses, cerné leurs frustrations, joué avec le Rubick’s Cube de leurs inextinguibles ambitions. Il a appris comment ils fonctionnaient. Il les a ensorcelés. Il les a mis sur un piédestal. Leur a fait croire qu’ils étaient les arbitres de toutes les élégances. Qu’ils étaient les dépositaires enviés de notre démocratie. Il les a gonflés à l’hélium.
Faudra encore du temps pour qu’ils redescendent. Je voyais bien que, du plus grand au plus petit, Il les recevait tous, qu’ils étaient prioritaires, que sa porte était toujours ouverte. Interdiction de Le déranger. Plus des heures au téléphone, ça Lui prenait un temps fou. L’invention du portable fut pour Lui une révolution.
Il en avait un spécial pour les journalistes, ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il faisait croire que c’était un numéro secret, ce qui était faux. Il le donnait à tous et tous s’en retournaient, convaincus d’être dépositaire d’une distinction rare. Devenu ministre, Il n’a pas lâché. Les plus grands Lui en savaient gré. Les plus petits se sentaient un peu moins petits.
Avec tous, Il était à tu et à toi. Ça m’a surpris au début, mais j’ai compris que l’entreprise de copinage du patron couvrait un vaste chantier. J’en ai sondé toutes fondations. Aux plus grands, le marché passé était simple : on joue ensemble et on grimpe ensemble. Ils jouaient à vendre en début de semaine une nouvelle histoire, une nouvelle « séquence » dans laquelle Lui revenait comme par hasard le premier rôle. Et le dimanche suivant, on en inventait une autre. Chaque semaine, un clip nouveau. Dès lors, ils pouvaient tout Lui demander. Logement à prix d’ami, emploi pour le petit, la bonne ville de Neuilly savait y pourvoir.
Avec les plus petits, il fallait du professionnalisme. Leur assurer l’info, le scoop, l’image qui leur permettraient de se faire une petite place au soleil de leur rédaction. Il importait que mon Maître garde toujours par-devers Lui une image à leur proposer, un écho à susurrer, une vacherie à distiller, un sondage vrai ou faux à servir.
Tous savaient pouvoir Lui faire confiance. Il était le monsieur bricolage, l’assureur de la Maaf, le dépanneur volant de chez Carglass, l’ami chicorée. On trouvait de tout dans son magasin, tout et tout de suite. Fournir un article clé en main, trouver un titre, raconter un conseil des ministres, balancer sur le voisin de palier, livrer un dossier prêt à dégoupiller, Il ne quittait pas son établi.
En toute amitié, Il sut se rendre indispensable et ainsi étouffer toutes les malsaines curiosités sur son propre compte. Comme il se passait toujours quelque chose avec Lui, comme Il était capable à tout moment de cracher sur tout et sur tout le monde, ils ont formé la meute sur ses traces, ne voulant rien rater de la partie de chasse.
Le scénario était écrit d’avance, de A jusqu’à Z, et il a fonctionné au-delà de nos espérances. Ces journalistes n’ont pas marché. Ils ont couru. Aujourd’hui à bout de souffle, ils ne sont même plus capables de se retourner et de regagner un tant soit peu de lucidité. »
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