De la culture avant toute chose
Je hais la culture, je hais le mot lui-même. A force d’être gavé de sens il a perdu toute saveur, le concept s’est vidé. Oublions un moment son acception, selon Valéry, de civilisation opposée à l’idée de Nature, pour ne nous attacher qu’à ce qui fait de l’Être animé un Homme, le savoir conceptuel, la connaissance qui permettent le jugement autonome, le sens critique, la pensée propre. A force de surévaluer la première, on a oublié la deuxième. Pourtant l’enjeu est ici : la culture, non comme savoir encyclopédique, stérile érudition ou plaisir qu’elle procure, mais comme pleinement constitutive de l’Être pensant.
Les idéologies extrémistes ont cela de commun avec l’extrémisme mercantile sans idéologie, que la pensée propre est leur pire ennemi. Le révolutionnaire, l’adepte, le consommateur doivent se conformer aux règles prescrites sans esprit critique, sans se poser aucune question, sans poser aucune question et sans risquer, pis que tout, de contaminer ses voisins par ses questionnements. C’est ainsi que la culture est proscrite et, lui étant intimement lié, l’enseignement. Les Lumières sont loin. La pensée a besoin du langage pour se formuler, s’organiser et in fine, s’exprimer. Un langage pauvre, reposant sur un nombre restreint de mots, sans capacité à conceptualiser est la garantie d’une pensée sans consistance, sans distanciation, d’une reproduction fidèle du vu et entendu et de la pensée unique. L’œuvre littéraire est autant un plaisir qu’une nécessité de se confronter à la vision du monde d’un autre Être pensant. Elle permet d’acquérir la richesse du verbe qui en donne l’amour, la passion puis l’absolue nécessité de continuer à l’enrichir encore. A enrichir encore et toujours la connaissance qui amène à la reconnaissance de ses propres faiblesses, de ses lacunes, de ses ignorances plus grandes encore. C’est, et heureusement, sans fin. Le mouvement aurait une fin si répondre au « Connais-toi toi-même » par « je me connais » n’était la pire preuve de l’ignorance.
L’art est pilier de la pensée et du savoir. Je tords le cou à cette idée inepte selon laquelle la musique serait un langage universel. L’art n’est pas une langue, un moyen, un véhicule. L’œuvre d’art est l’aboutissement du processus de la pensée, qui amène l’artiste à s’exprimer par le langage approprié qu’est le vocabulaire de son art (la couleur, la forme, la note), dans la syntaxe de son art (la composition, l’organisation, l’harmonie) qui, eux, sont techniques constitutives du langage, véhicules de la pensée artistique. L’œuvre est la merveilleuse ou tragique vision du monde que nous livre un homme, Homme dans le monde, nous amenant ainsi à être nous-mêmes pleinement Hommes dans le monde. La langue de Corneille n’est pas celle de Racine parce que leur vision du monde n’est pas la même ; Rubens ne peint pas comme Titien parce que leur vision du monde n’est pas la même ; Beethoven ne compose pas comme Bach parce que leur vision du monde n’est pas la même ; Michel-Ange ne sculpte pas comme Rodin parce que leur vision du monde n’est pas la même ; les vers d’Apollinaire ne sont pas ceux de Hugo parce que leur vision du monde n’est pas la même ! L’œuvre n’est pas narration, elle est le sublime accomplissement de la pensée humaine. Qu’on ne me parle ici ni de culture de vieux, ni de culture de bourges : à 20 ans le révulsé Rimbaud avait tout écrit !
Et le 16 mars, alors ? Vous me voyez venir ! Art, culture, enseignement... médiathèque, conservatoire, parkings, école des Beaux-Arts, musées, écoles, salles de spectacles, routes d’accès, orchestres, etc., pour tous, pour chacun, pour la Communauté sociale, pour la Cité. Du sommet de l’Etat au citoyen électeur en passant par le maire adjoint chargé de l’économie ou des infrastructures, l’idée même de démocratie tient ici ses fondements.
Tout commence par un décisif et redoutable choc, un terrible chamboulement, une phénoménale tempête sous un crâne, le thème initial de quatre notes du premier mouvement de la Symphonie en mi mineur de Brahms. Je ne savais pas ce que c’était. Entendues, réentendues, écoutées, réécoutées, ressassées pendant des semaines jusqu’à ce que le vinyle devînt dentelle, ces quelques notes ont définitivement bouleversé ma vie, je n’avais pas sept ans. L’art m’a enlevé : c’est ainsi que je suis devenu un Homme libre.
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