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De la nourriture

"Il est une question qui m'intéresse tout autrement et dont le salut de l'humanité dépend beaucoup plus que de n'importe quelle ancienne subtilité de théologien : c'est la question du régime alimentaire." Nietzsche, Ecce Home, 1908

Les aliments que nous ingérons, de même que le sommeil, sont un des éléments essentiels de notre vie. Sans eux nous ne pouvons exister. Nous l’oublions trop souvent. Se nourrir est juste devenu une tâche de notre vie à accomplir, comme les autres, alors que justement elle n’est pas comme les autres. Car manger et boire nous renvoient à notre condition d’être vivant, condition que parfois nous souhaitons oublier, perdus que nous sommes dans des mirages numériques et virtuels. La nourriture nous ramène invariablement à notre animalité. A notre existence en tant qu’être matériel interagissant avec le monde. Devant notre assiette, et au-delà du plaisir que peut procurer un bon repas, nous sommes confrontés à notre condition mortelle. Car se nourrir c’est éviter de mourir, les morts ne mangent plus et sont même dévorés. Et en mangeant nous donnons la mort à des animaux et à des végétaux. La vie se nourrit de la mort. Elle y trouve sa force et son énergie. 

 

Il faut être reconnaissant envers l’animal qui est mort pour que nous puissions vivre. Et il faut rejoindre le combat de ceux qui luttent contre la souffrance animale, notamment celle, atroce, qui transparaît régulièrement dans les abattoirs. Une auteur sud-américaine a récemment écrit un livre imaginant une dystopie ou suite à une catastrophe liée à un virus (ce livre a été écrit en 2019 donc antérieurement à la pandémie du Covid), les animaux devenaient nocifs et même mortels pour l’homme. Il n’y avait alors plus de viande comestible à manger et s’était alors mis en place, de manière progressive, des élevages d’êtres humains, tel du bétail, destiné à être mangé. Des êtres humains dont la langue était coupée à la naissance et élevés comme des boeufs et des cochons. Un avenir tout à fait radieux en somme où le cannibalisme serait devenu une norme acceptable. C’est drôle et épouvantable à la fois. Le titre du livre est “Cadavres Exquis” et le nom de l’écrivain est Agustina Bazterrica. Un futur classique je pense. Et la fin de l’histoire qui tout du long semble garder un semblant de morale au travers du personnage principal est encore plus épouvantable.

 

Finalement dans la religion chrétienne, on est dans une sorte de cannibalisme puisque l’hostie est censée représenter le corps du Christ. L’Eucharistie est une forme de dévoration sacrificielle. Se nourrir c’est absorber le monde, c’est une partie du monde, nous, qui en absorbe une autre partie. C’est une forme d’anthropophagie, une ingestion du monde par lui-même. Une transmutation énergétique. Comme un tour de magie. En apparence seulement comme l’est la magie car il n’y a au final rien de magique, juste de la chimie organique. Mais là aussi ce n’est qu’une apparence car que signifie ces processus chimiques ? Un accaparement d’un système par un autre. De l’énergie transformée pour produire une autre forme d’énergie. Se nourrir c’est prendre l’énergie d’un autre être vivant pour augmenter ou en tout cas maintenir la sienne propre. C’est la lutte contre l’entropie, cette dispersion de l’énergie qui nous annihile. Manger c’est absorber d’autres êtres, les intégrer à notre chair, fusionner avec eux, eux deviennent nous. C’est pour cette raison qu’il faut les respecter car en ne les respectant pas, c’est nous finalement que nous ne respectons pas et que nous méprisons. 

 

Absorber de la nourriture, c’est entrer en communion avec le monde, c’est ne faire qu’un avec lui car c’est absorber une partie du monde. Ne gardons-nous pas enfoui au fond de notre mémoire le goût du lait que nous tétions au sein de notre mère. Cet incroyable don d’une partie de son corps à son enfant. Etant enfant, ma grand-mère, une femme de la campagne élevait des lapins dans des clapiers en bois. Certains jours, elle allait en attraper un par les oreilles. Il se mettait à crier de manière horrible car il pressentait sans vraiment le savoir ce qui allait lui arriver. Près des cages, elle l’accrochait, par les pattes à un crochet fixé au mur, je ne sais plus trop comment, avec une corde je pense. La pauvre bête, la tête en bas, se tordait dans tous les sens en criant affreusement. Puis, avec un couteau dans les mains, elle lui attrapait à nouveau les oreilles, lui relevait la tête et lui tranchait la gorge. Le sang se mettait à gicler de sa gorge par saccade. La pauvre bête se débattait avec l’énergie du désespoir puis peu à peu de moins en moins jusqu’à l’immobilité finale. Elle lui ouvrait alors son ventre pour lui sortir les intestins et les organes puis procédait à quelques rapides incisions pour ensuite retirer la peau comme un gant de façon incroyablement rapide. J’étais sidéré et en même temps fasciné par ce spectacle. Je ne le trouvais pas barbare car il faut tuer pour manger mais quand même c’était un spectacle assez épouvantable. Je savais que nous allions manger ce lapin le jour même et cela m’apparaissait donc dans l’ordre naturel des choses. 

 

Qui aujourd’hui tue un animal pour le manger ? Nous nous sommes déconnectés de l’origine de nos aliments, de ce qu’ils sont, de leur vie. Nous ne voyons plus que des animaux morts, et plutôt même juste des morceaux non identifiables d’animaux morts, nettoyés, préparés et aseptisés sous cellophane. Ce ne sont plus des animaux mais des cuisses, des gigots, des côtelettes, des pilons, des émincés, …Nous ne mangeons plus des animaux mais de la viande sous barquette. Nous ne voulons plus côtoyer les animaux car nous ne voulons plus nous confronter à leur mort. Leur mort nous renvoie à notre propre mort et il faut à tout prix effacer cela. Cela nous donne aussi bonne conscience, ce n’est pas nous qui les tuons, nous nous sentons moins responsable. Nous laissons faire ce sale travail à des abattoirs. 

 

Qui pourrait tuer un agneau, le découper et le manger ? La manière dont nous produisons notre nourriture est devenue industrielle, suivant en cela l’évolution de nos modes de production. Et cette production est devenue de plus en plus intensive, réduisant le végétal et l’animal au même niveau qu’un boulon. La production intensive, au travers de ses élevages d’animaux enfermés et maltraités, a oublié qu’elle avait à faire avec des êtres vivants. Des animaux qui ne sont pas des animaux-machines comme l’a malencontreusement exprimé Descartes, dans un accès de toute puissance délirante de l’homme, et de l’idée de nature imaginée comme un simple mécanisme. A Chicago, une étude a montré que 50% des enfants des classes moyennes ne faisaient pas le lien entre un hamburger et un animal. L’acte de manger est devenu un acte qui ne pense pas. Pour beaucoup, l’alimentation est juste devenue une prise alimentaire, les aliments étant un carburant et aussi un ennemi s’il s’avère mauvais pour la santé. L’industriel Ford, dans ses mémoires, affirme s’être inspiré des abattoirs de Chicago pour créer ses chaînes de montage d’automobiles à Detroit. Tous les ans, 60 milliards d’animaux terrestres et 100 milliards d’animaux marins sont tués pour notre consommation.

 

La nourriture peut être un moment d’échange, de partage. C’est un lien social lorsque nous partageons un repas, plus encore au moment des fêtes et dans certains moments particuliers tels que les mariages, les baptêmes, …Partager un repas c’est se rapprocher des autres, c’est échanger un moment de vie particulier basé sur notre besoin primaire de nous alimenter, de découvrir de nouveaux goûts, de nouvelles manières de se nourrir, c’est retrouver la base primaire de notre vie. La nourriture peut également représenter un manque. Dans ce cas, la nourriture vient combler une absence. Nous nous nourrissons alors, souvent trop et mal, pour essayer de combler ce mal-être et ce malaise. La nourriture devient émotionnelle, elle est le reflet de nos états intérieurs. Quand tout se dérègle en nous, notre rapport à la nourriture se dérègle également. Elle vient combler un vide. Elle est le symptôme de nos angoisses. Nous essayons de nous en débarrasser en avalant et en mâchant. Ce plaisir simple et brut nous éloigne de nos désespérances. Ou inversement, la nourriture apparaît comme un ennemi, comme l’élément écoeurant de notre vie si organique. Nous l’éradiquons alors, pensant qu’en la faisant disparaître nous allons retrouver une pureté intérieure. Et peu à peu, notre corps s’habitue à ce manque, le réclame même. Nous disparaissons peu à peu physiquement. Se nourrir c’est finalement se confronter à sa propre fin. Mourir et nourrir sont des mots proches aussi bien structurellement que d’un point de vue sémantique. Et la faim que nous pouvons parfois ressentir nous rappelle soudain notre humaine condition d’être vivant, d’être mortel. La nourriture que nous ingurgitons n’est chaque jour qu’un sursis à notre anéantissement. Nous le sublimons parfois dans des plats recherchés, exotiques ou précieux. Mais l’illusion n’est que de courte durée. Nous en revenons toujours à l’aliment basique qui nous permet chaque jour de nous maintenir en vie, de reprendre une bouffée de vie. Nous avons gagné à nouveau quelques heures. Et nos repas alternent ainsi cette course que nous menons chaque jour vers un but indéterminé. Mais nous continuons ainsi vers d’autres bouchées, vers d’autres mastications, nous avançons sur le chemin tels des somnambules.


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5 réactions à cet article    


  • Clark Kent Kaa 24 février 2022 09:37

    « Partager un repas c’est se rapprocher des autres, c’est échanger un moment de vie particulier basé sur notre besoin primaire de nous alimenter, de découvrir de nouveaux goûts, de nouvelles manières de se nourrir, c’est retrouver la base primaire de notre vie. »

    Voui ! Communion et convivialité sont les deux mamelles de la civilisation chrétienne, môssieu !

    un copain est celui avec qui on partage le pain. Et une copine...


    • Mellipheme Mellipheme 24 février 2022 10:56

      Votre texte est sympa. Juste une remarque, là où je vis « à la campagne », il est encore banal de tuer une vieille poule qui ne pond presque plus pour la manger en famille.

      Par contre, il est vrai que l’abattage du porc à la ferme a disparu...


      • wagos wagos 24 février 2022 15:17

        J’ai vécu 25 années de ma vie à la campagne....on avait tous les volatiles de basse cour, des cabanes à lapin, un pigeonnier, et on tuait le cochon !

        Tout jeune on apprenait à tuer un lapin, le dépouiller, le vider ,,on revendait la peau du lapin...

        Le canard on le décapitait à la hache, les autres volailles, on les égorge pour récupérer le sang pour faire cuire en sanglette avec des échalottes ...

        Le cochon, c’était souvent un commis charcutier qui s’en occupait ...vu qu’il faut préparer la charcuterie pour l’année ...les jambons à saler ..etc.....Mais tout le monde se partageait les tâches ...

        On allait rarement chez le boucher sauf pour un bon rosbeef pour les grandes occasions ...

        Quand les poules ne pondent plus, on en fait un peu comme un pot au feu....et cuire longtemps vu que la viande est coriace ...


        • jjwaDal jjwaDal 25 février 2022 05:12

          J’ai vu minot l’abattage du lapin par mon père. Le soucis, c’est qu’ils étaient pour nous des camarades de jeu, avec lesquels des liens affectifs partagés (on leur donnait de la salade en cachette...) existaient. Du coup végétarien depuis 35 ans, puisque la viande est complètement inutile avc l’alimentation moderne, largement enrichie en protéines aisément disponibles.
          On tue quand même 60 milliards de gros animaux terrestres (1000 milliards d’animaux aquatiques, de la crevette à la baleine) chaque année pour une croyance issue de la dernière glaciation et de l’époque pré agriculture.
          Quand on sait que le registre de sensibilité de ces animaux est très voisin du nôtre, l’existence de camps de concentration où ils vivent une parodie de vie avant de crever pour rien me laisse toujours un goût amer, que la plupart de mes contemporains n’ont pas dans la bouche, manifestement.
          Nous sommes unn fléau absolu pour l’ensemble des autres espèces animales et cela ne semble pas nous effleurer, perdus que nous sommes dans cette notion d’exceptionnalité venue de la religion et qui nous classe à part, en négation de notre appartenance au règne animal.
          Tout indique pourtant que ce sont nos frères handicapés de l’intellect, mais (on le sait pour les chiens et les chats que nous acceptons de côtoyer) avec un coeur gros « comme ça ».
          Nous évoluerons car nous n’avons pas le choix.


          • Montagnais .. FRIDA Montagnais .. FRIDA 25 février 2022 12:34

            Bonjour Dmitri Prokofiévitch 

            ..

            Il faut être reconnaissant envers l’animal qui est mort pour que nous puissions vivre. .. ad minima .. mais le bipède moyen a pas du tout de vision métaphysique

            ..

            NB : Si Rodion Romanovitch avait eu assez à bouffer, il aurait peut-être pas tué les vieilles

            ..

            NB : « l’occident » ne comprend rien .. Vasyl Holoborodko et Vladimir Vladimirovitch sont fait pour s’entendre.


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razoumikhine

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