De la rhétorique politique à l’Éducation nationale
S’il est un art dont la puissance de l’impact affecte profondément l’attitude de son destinataire c’est bien celui de la rhétorique. Alors que d’autres formes d’art peuvent simplement susciter chez le destinataire un élan de contemplation, admiration ou dégustation, l’art de bien parler vise à générer, quant à lui, chez son destinataire une attitude d’adhésion. Et pour cause : la raison de ce particularisme semble se trouver dans le langage. N’est-ce pas par le pouvoir du verbe que s’opère cette magie entre un tribun rompu à l’art du discours et de la persuasion et un destinataire dont le rôle, qui lui est assigné par le premier, est moins l’admiration ou la contemplation que l’adhésion ? Rendons hommage à Cicéron qui avait bien formalisé cette réalité en précisant que :
« Certainement rien (…) ne me semble plus beau que de pouvoir, par la parole, retenir l’attention des hommes assemblés, séduire les intelligences, entraîner les volontés à son gré, en tous sens. C’est le fait de l’art par excellence, de celui qui, chez les peuples libres, surtout dans les cités pacifiées et tranquilles, a toujours été l’art florissant, l’art dominateur. »[1]
C’est pourquoi l’art de bien discourir trouve dans les pratiques politiques, où les qualités oratoires sont forcément prééminentes, le terrain le plus fertile pour son déploiement. Quoi de plus normal puisque la gestion de la cité[2] repose, dans sa dimension humaine, sur les potentialités discursives, tribunitiennes et dialectiques de l’homme politique. C’est d’ailleurs ce lien de consubstantialité entre rhétorique et politique qui a fait dire à Aristote « que la rhétorique prend le masque de la politique. [3] ». À cet égard, la rhétorique politique devient presque un pléonasme.
En parlant de « communication » pour désigner l’art de la rhétorique, le politique de nos jours n’en inscrit pas moins sa pratique de cet art dans la tradition gréco-latine. Et, dans ce cadre, la communication, en matière de politique éducative, offre un champ particulièrement fertile à la manifestation de l’art oratoire. Seulement voilà : doit-on oublier que la course compulsive à la volonté de persuasion conduit bien souvent le rhéteur à user de manipulations verbales et démagogiques ? Il s’ensuit alors que le substrat de cet art est pétri de sophisme.
Le mirage du changement.
Lorsque, courant 2017, le ministre de l’Éducation Nationale avait déclaré à la presse[4] qu’il avait l’intention d’en finir avec le pédagogisme[5], tous les initiés, qui sont au fait de l’univers conceptuel auquel renvoie ce vocable et des questions afférentes au monde de l’éducation, ont cru à une révolution de palais. Après une trentaine d’années d’entrisme et de règne presque sans partage des apôtres du progressisme pédagogique dans les rouages du » Mammouth « , on a pensé que le patron de la rue de Grenelle allait instituer un changement de paradigme. Derrière cette déclaration, on s’attendait donc à une série de mesures concrètes qui allaient sonner le glas de la pédagogie centrée sur l’élève, ou plutôt celle de « l’enseignement du vide », comme l’avait qualifiée naguère J.C. Michea dans son ouvrage éponyme, pour faire place à un enseignement « épistémo-centré »[6]. Enfin, comment ne pas accorder de crédit aux intentions ministérielles, lorsque, en outre, on assiste, à la rentrée 2017, à une démission, avec fracs, de l’un des chantres du pédagogisme, Michel Lussault, ancien président du Conseil Supérieur des Programmes ?
Qu’en est-il de la sincérité des intentions du ministre : veut-il vraiment en finir avec le pédagogisme ou s’agit-il d’un simple « coup de com », comme nous le rappelle telle une ritournelle le jargon journalistique ? Or, quand on s’intéresse aux actes et à la réalité du terrain, on s’aperçoit que non seulement le « putsch » paradigmatique annoncé est loin d’être à l’ordre du jour, mais que tout porte à croire que le pédagogisme a encore de beaux jours devant lui. Et pour cause…
Si l’on connaît le « Mouvement Contre la Constante Macabre » (MCLCM), association à but non lucratif créée et dirigée par un professeur de mathématiques à l’université Paul Sabatier de Toulouse, du nom de A. Antibi, l’on doit savoir que ce mouvement a tellement le vent en poupe auprès du cénacle des pédagogistes qu’il a pu bénéficier d’un soutien ostentatoire et constant du Ministère de l’Éducation nationale[7], quelle que soit la majorité au gouvernement. Autant dire que ce mouvement est un autre avatar du pédagogisme. À cet égard, et par souci de cohérence, toute velléité anti-pédagogiste ne saurait cohabiter avec le « Mouvement Contre la Constante Macabre ». Or, c’est pourtant ce qu’a fait J-M. Blanquer en apportant son soutien à ce mouvement, si l’on en croit le café pédagogique et le Monde.fr[8].
Plus qu’un hiatus, c’est surtout un insigne déficit de cohérence qui caractérise l’attitude du cacique de la sphère éducative. Et ceci est d’autant plus intriguant que le soutien de J-M. Blanquer n’est pas récent, puisqu’il correspond à une participation annuelle au colloque de l’association. Diantre ! la boussole « blanquérienne » ne semble plus indiquer le nord ! Quid de la révolution paradigmatique annoncée ?
Autre élément dans le sillage de cette traînée d’incohérences est cette constante prédication en faveur de la bienveillance. Et pour cause : J-M. Blanquer ne semble pas en envisager l’arrêt. Au contraire, sous son ère, l’on continue de réactiver son institutionnalisation. D’ailleurs, il faudrait qu’on nous dise, une bonne fois pour toutes et de manière formelle, en quoi consiste réellement cette notion. Car, dans l’esprit des enseignants, encouragés par certaines injonctions hiérarchiques informelles dans les acceptions qu’ils lui assignent, la bienveillance résonne comme une invitation à la complaisance, au laxisme, à une tromperie de l’élève sur son niveau réel, au nivellement par le bas, à la promotion du jeu et de l’agir, au nom de l’épanouissement de l’élève, au détriment du travail, de l’effort et de l’apprendre -notions auxquelles on ne reconnaît du reste plus de valeur émancipatrice- et, surtout, en tout cas aux yeux de l’élève, elle conduit -nolens volens- à une minoration de la noblesse du savoir et de la connaissance.
Vecteur de tout ce que le pédagogisme vénère, la bienveillance, telle qu’elle se décline, ne peut que mal cohabiter avec toute volonté d’éradiquer cette mouvance. Comment alors le ministre peut-il s’en accommoder ?
Mais la plus insigne des incohérences est celle qui se tapit derrière le rapport Mathiot. Commandé par le ministre dans la perspective d’une réforme du baccalauréat prévue pour 2021, laquelle entraînera nécessairement, selon les dires de son auteur[9] « une réorganisation du lycée », le rapport, dans certains de ses passages, tranche, sans ambages, avec les déclarations ministérielles, tant sa lecture ne laisse point de doute sur ses orientations pédagogistes. En voici un florilège, en guise d’illustration :
– un encouragement à la prépondérance de l’oral,[10]
– une proposition d’« abaissement à 45 minutes du temps d’un cours magistral [11] » (c’est dire la vision que l’on a de cette organisation pédagogique…),
– une incitation à la classe inversée, dans le cadre d’« un recours massif aux ressources numériques… comme moyen « véhiculaire » permettant aux élèves et aux enseignants de travailler autrement [12] »,
– un renforcement de l’interdisciplinarité[13],
-une invitation à fusionner certaines disciplines (par exemple : mathématiques physique-chimie…)[14],
– un appel expresse à la mise en place de la logique des compétences,[15]
Avec de tels éléments, peut-on encore douter de l’entrisme pédagogiste dans cette proposition de réforme ?
Or, comment peut-on prétendre lutter contre le pédagogisme tout en conservant, voire en encourageant, ses principales incarnations ? Quel sens donner à cette lutte quand on continue de soutenir le mouvement contre la constante macabre, quand on continue de faire l’apologie de la bienveillance, quand on ne dit mot sur l’impertinence de l’interdisciplinarité, telle qu’elle est définie dans les programmes scolaires, quand on envisage une réforme du Baccalauréat sous-tendue par des incarnations pédagogistes manifestes, telle la logique de l’enseignement par compétences ou la classe inversée… ?
L’art de maquiller la contradiction
Ces contradictions blanquériennes ne seraient-elles qu’apparentes ? Sommes-nous d’incorrigibles philistins pour qui il est difficile de saisir les subtilités et les nuances du raisonnement du ministre ? Sommes-nous tellement prisonniers d’une vision binaire des choses au point de ne pas avoir compris que ces positions paradoxales révèlent, in fine une subtile manière de transcender les stériles querelles idéologiques entre conservateurs et modernistes ?
Il est vrai que le clivage « gauche/droite » est une notion qui paraît désuète. Mais nous n’y croyons pas pour les mêmes raisons que les hérauts des cénacles politico-médiatiques. Alors que ces derniers ont tendance à attribuer cette transcendance à un élan de modernisme et au pragmatisme politique, la bipolarisation des politiques éducatives entre conservatisme et modernisme, en tout cas telle qu’elle prend forme dans l’esprit de ceux qui la déclarent dépassée, nous semble en réalité correspondre aux deux faces d’une même monnaie : celle de l’asservissement de l’École aux intérêts économiques. Le but est le même, seules la rhétorique et la littérature discursive diffèrent. En revanche, sur le plan purement théorique et intellectuel, la dichotomie « conservatisme/modernisme » en matière d’éducation est bien réelle ; et ses protagonistes ne devraient pas s’embarrasser de considérations politiques ou de marquage idéologique. En s’y mêlant, le politique ne proclame son dépassement que pour mieux brouiller les pistes et abuser ainsi l’opinion profane. Ne prend-il pas bien garde de révéler les vraies raisons de ce dépassement ?
Certes, à priori, la chose scolaire n’est ni de droite ni de gauche. En matière d’école, le conservatisme n’est pas nécessairement une valeur intrinsèquement libérale, ni le progressisme pédagogique foncièrement gauchiste. Sur quelles assises théoriques et intellectuelles sérieuses se fonderait du reste l’étiquetage ou le cantonnement idéologique des questions éducatives dans l’une ou l’autre des deux traditions politiques ? Il en ressort que la controverse relative aux questions pédagogiques gagnerait à s’affranchir de toute tentative de marquage politique.
En d’autres termes, c’est moins le débat entre intellectuels sur les questions pédagogiques qui est dépassé que le positionnement politique dans cette controverse, eu égard aux motivations communes aux courants politiques dominants, lesquelles (motivations) sont à l’œuvre à l’arrière-plan des politiques éducatives et qui s’incarnent dans la soumission à l’économisme, aux considérations comptables et financières, ainsi qu’aux stratégies mondialisantes de l’Union européenne. D’ailleurs, M. Blanquer devrait clarifier sa position, car dans le discours, il affiche bien sa volonté de s’opposer au pédagogisme, ce qui équivaut à une reconnaissance implicite de ladite controverse, mais dans les faits il se positionne sur une ligne politique qui entend transcender ce clivage.
Inutile de dire, à cet égard, que l’on a du mal à y voir plus clair dans le ciel blanquérien. Car, derrière l’apparente et médiatique croisade contre le pédagogisme, M. Blanquer semble poursuivre une politique éducative fidèle aux directives et aux orientations de l’Union européenne et, partant, bien conforme à l’esprit du traité de Lisbonne. À ce titre, il ne se démarque de ses prédécesseurs que par la forme ; et ses déclarations, tantôt anti-pédagogistes, tantôt traduisant une volonté affichée de transcender les vieux clivages supposés artificiels, s’apparentent davantage à une agitation médiatique d’une stratégie de communication.
Et pour abuser encore un peu plus les adeptes de la vision courte et de la pensée superficielle qui ont cru au dépassement tant médiatisé de la dichotomie « conservatisme/modernisme », tout en flattant les nostalgiques déclinistes par certains aspects de son projet d’apparence réactionnaire (méthode de lecture syllabique, dictée quotidienne, chorale…), J-M. Blanquer met en place une instance présentée comme scientifique (le fameux conseil scientifique présidé par l’un de ses fidèles proches Stanislas Dehaene, professeur au Collège de France), chantant ainsi la gloire des neurosciences et, par-là, du modernisme. Quoi de mieux pour marquer les esprits que de laisser croire que l’action ministérielle, en vertu du prétendu bon sens qui la caractériserait, transcende les querelles idéologiques ? Dans cette perspective, à ceux qui seraient tentés de cantonner le ministre dans la case du conservatisme, réponse est faite que sa vision des choses est également ce qu’il y a de plus moderne.
Mais le point d’orgue de la performance blanquérienne en matière de communication est cette déclaration, dès son entrée en action, consistant à dire qu’il ne signerait pas une énième réforme. On aurait tort de ne pas la prendre au sérieux. Car, en convainquant ainsi ceux qui sont lassés par la répétition des réformes, au gré des changements de majorité, par l’annonce qu’il n’y aura pas de réforme et en apportant satisfaction à ceux qui, déçus par l’ancienne majorité, attendent malgré tout un changement, en leur faisant miroiter un détricotage de l’ouvrage réalisé par son prédécesseur, J-M. Blanquer a marqué des points sur tous les tableaux. Offrant un sentiment de sérénité et de stabilité à ceux qui refusent une énième réforme et entretenant une illusion de changement, en guise de compensation des déceptions pour les autres, il a peut-être signé un chef d’œuvre communicationnel.
Conclusion
Si vous voyez des incohérences entre ce que je dis et ce que je fais c’est que le béotien que vous êtes n’avez pas bien saisi la profondeur de mon entreprise qui consiste à vouloir transcender les vieux clivages. Érigé en mode de communication, ce message subliminal, qui pourrait être distillé par J-M. Blanquer à l’endroit des observateurs, s’inscrirait pleinement dans l’art de la rhétorique politique. C’est donc en bon communicant, fidèle à la tradition politique, qu’il aurait mis en pratique ces enseignements de Cicéron :
« Quoi de plus agréable pour l’esprit et l’oreille qu’un discours, tout paré, embelli par la sagesse des pensées et la noblesse des expressions ? Quelle puissance que celle qui dompte les passions du peuple, triomphe des scrupules des juges, ébranle la fermeté du sénat, merveilleux effet de la voix d’un seul homme ?[16] »
Pour l’instant, force est de reconnaître que le ministre, grâce à une complicité médiatique à toute épreuve, a bien réussi dans cet exercice d’accaparement des regards et même d’adhésion des opinions. Le festival de satisfecits distribués lors de son passage à l’émission télévisuelle du 15 février 2018 n’en est qu’une parfaite illustration.
Mais qu’en est-il de la qualité de cette adhésion des opinions ? À y regarder en profondeur, on ne peut s’empêcher de constater qu’elle émane soit d’une classe politique complice dans la soumission de la chose scolaire à l’économisme et aux injonctions de l’Union européenne, soit d’une opinion publique profane, en général caractérisée par sa propension à suivre le tropisme politico-médiatique. Il s’ensuit alors que le parent pauvre, dans ce contexte, est le discours vrai. D’ailleurs, quelle valeur accorder à une adhésion rendue facile par un déficit de connaissance chez le destinataire d’une performance oratoire et fondée sur un discours fallacieux et des subterfuges langagiers mis en œuvre par un rhéteur visant plutôt le registre émotionnel, devant celle sous-tendue par un argumentaire au sein d’un raisonnement logique développé par un orateur qui vise la rationalité de son auditeur ? Que vaut le pathos devant le logos ?
Il en résulte que la quête du vrai n’étant pas ce qui préside à la rhétorique politique, une telle entreprise n’est donc rien d’autre qu’un sophisme. Qu’importe alors si la raison n’a pas la majorité ; cela ne veut pas dire que la majorité a raison.
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[1] Cicéron, De l’orateur, l, VIII, 30-31, Société d’Edition Les Belles Lettres », Paris, 1922, pp. 17-18.
[2] Du grec « polis », d’où le mot « politique ».
[3] Aristote, Rhétorique, I, 2, 1356 a, Société d’Edition « Les Belles Lettres », Paris, 1967, p.77.
[4] Le Point du 22 au 25 mars 2017. Le figaro Magazine du 15 septembre 2017.
[5] Courant pédagogique sous-tendu par une approche socio-constructiviste de l’apprentissage. L’un de ses avatars les plus insignes est la volonté de placer l’élève (l’apprenant diraient les zélateurs de ce courant) au centre du système éducatif et des préoccupations pédagogiques.
[6] Néologisme signifiant « centré sur la connaissance » dans tout ce qui la distingue de la doxa, au sens husserlien du terme.
[7] Une approche plus approfondie de ce mouvement se trouve dans un article de ma plume publié, entre autres, dans : https://antipedagog.wordpress.com/2017/10/31/linsoutenable-legerete-de-linnovationisme-1-ou-lincompatibilite-de-lalternative-a-la-constante-macabre-avec-lambition-de-leco/
[8]http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2017/10/12102017Article636433918171852429.aspx
[9] pp. 22 du rapport :
http://cache.media.education.gouv.fr/file/Janvier/44/3/bac_2021_rapport_Mathiot_884443.pdf
[10] Ibid., pp. 16.
[11] Ibid., pp. 23.
[12] Ibid.
[13] Ibid. pp. 25
[14] Ibid.
[15] Ibid., pp. 26
[16] Cicéron, De l’orateur, l, VIII, 30-31, Société d’Edition Les Belles Lettres », Paris, 1922, pp. 17-18.
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