De Reagan et Margaret Thatcher à Emmanuel Macron, la même politique qui détruit l’humanité
« There is no alternative », Margaret Thatcher. « L’autre politique est un mirage », Emmanuel Macron. Des économistes mondialement reconnus démontrent qu’ils ont tort. D'autres politiques sont non seulement possibles mais plus encore nécessaires.
La parole est monopolisée par ces chroniqueurs, journalistes soi-disant spécialisés, leaders politiques titulaires d’un diplôme de science infuse qui répandent la théorie économique officielle appliquée depuis 40 ans dans le monde avec pour résultat : des ultra-riches toujours plus riches au dépens de tous les autres qui pour la plupart s’appauvrissent, même si c’est à des rythmes et des niveaux différents.
Comme la plupart d’entre vous, je ne suis pas assez compétent pour analyser pertinemment l’état du monde, pourquoi en est-on là et comment l’améliorer. Comme la plupart d’entre vous, je sais lire, ce qui m’a permis de consulter les écrits d’éminents spécialistes pour m’instruire de ces questions :
CAPITAL ET IDÉOLOGIE de Thomas Piketty, Directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales, professeur à l'École d'économie de Paris ;
Le triomphe de l'injustice d’Emmanuel Saez, professeur d'économie à l'université de Californie à Berkeley, et lauréat en 2009 de la médaille John Bates Clark, la plus haute distinction américaine en économie et de Gabriel Zucman professeur d'économie à l'université de Californie à Berkeley. Il est l'auteur de La Richesse cachée des nations, Enquête sur les paradis fiscaux, traduit dans dix-sept langues ;
LES DÉLAISSÉS de Thomas Porcher, membre des Économistes atterrés, docteur en économie de l'université Paris 1, Panthéon-Sorbonne, professeur associé à la Paris School of Business ;
Cet article est un recueil d’extraits de leurs livres pour faciliter la tâche de ceux qui ont besoin d’en savoir plus, mais n’ont pas l’opportunité d’en lire l’intégralité.
Néanmoins sa lecture requiert un certain temps assez long. L’avantage, c’est qu’il peut être lu en plusieurs étapes selon les disponibilités de chacun, sans en perdre le sens puisqu’il ne s’agit pas d’un récit.
Le texte donne l’impression d’être décousu parce qu’il ne s’agit pas d’un résumé ordonné des écrits de ces auteurs, environ 1 700 pages à eux trois.
L’objectif est de présenter le plus possible des analyses et propositions exposées par ces économistes réputés et ce, de manière la plus succincte possible mais néanmoins suffisamment riche pour démontrer leurs grandes qualité, pertinence, validité et originalité.
Genèse des inégalités.
(Emmanuel Saez, Gabriel Zucman)
Les baisses d'impôt sur le capital alimentent par ailleurs un effet boule de neige : le patrimoine génère des revenus, qui sont d'autant plus facilement épargnés que le capital est faiblement taxé. Ce flux d'épargne vient grossir le stock de richesse qui génère donc davantage de revenus, et ainsi de suite.
Cet effet mécanique se trouve aujourd'hui au cœur du processus de concentration des fortunes aux États-Unis. La part du patrimoine total détenu par les 1 % les plus aisés a explosé, passant de 22 %à la fin des années 1970 à 37 % en 2018, tandis que celle des 90 % les moins riches tombait de près de 40 % à 27 %. Depuis 1980, les 1 % du haut et les 90 % du bas ont ainsi échangé leurs parts respectives du patrimoine total : ce que les plus pauvres ont perdu, les plus fortunés l'ont gagné.
Au cours de ces mêmes décennies, les classes populaires (la moitié de la population qui perçoit les revenus les plus bas) n'ont pratiquement bénéficié d'aucun gain de revenu réel. Leur revenu moyen avant impôts, qui se monte à 18 500 dollars en 2018, n'a presque pas progressé : si l'on tient compte de l'inflation, il était d'environ 17 500 dollars à la fin des années 1970. Cela correspond à un taux de croissance annuel de 0,1% sur quarante ans.
Ce n'est pas seulement que la part du revenu national captée par les plus aisés a augmenté depuis 1980 : le revenu absolu de ces catégories s'est envolé, tandis que celui de la moitié de la population dessinait un encéphalogramme plat.
Pour le dire autrement, quarante ans après le début de la révolution reaganienne, rien ne vient étayer l'hypothèse selon laquelle les revenus des plus riches auraient « ruisselé » vers les classes populaires. Celles-ci ont au contraire été exclues de la croissance.
La seule chose que l'on puisse dire, c'est que, quand on compare la dynamique des revenus dans les trois décennies d'après-guerre et celle de l'Amérique des décennies suivantes, le bien-fondé de la théorie du ruissellement ne saute guère aux yeux.
(Thomas Porcher)
En 2008, nous avons vécu l'une des plus graves crises financières, plongeant des millions de personnes dans la précarité et le chômage. Les responsables de cette crise, les banques et tous ceux qu'elles finançaient pour qu'ils défendent la déréglementation financière, ont été sauvés par le contribuable - c'est-à-dire par l'ensemble de la population - sans être inquiétés, ni juridiquement, ni financièrement.
Ce sauvetage des banques, s'ajoutant à la récession économique, a entraîné partout dans le monde une explosion des déficits et des dettes publiques.
La finance a une responsabilité majeure dans les dysfonctionnements de notre économie. Elle détourne les ressources de l'économie réelle, elle favorise l'austérité salariale et les délocalisations et organise l'évasion fiscale.
Son instabilité structurelle a engendré de nombreuses crises depuis les années 1990 (crise asiatique, crise des subprimes, crise de la zone euro...) et la globalisation favorise la transmission de ces crises d'une région du monde à l'autre (la crise des subprimes était à la base américaine, elle s'est très rapidement transformée en crise mondiale). Enfin, plus la taille de la finance est importante, plus la récession pour l'économie réelle sera forte.
En 2008, les États ont décidé de renflouer les banques avec l'argent du contribuable (ce qui était le meilleur choix) mais n'en ont pas profité pour réguler la finance.
II n'y a pas eu de remise en cause de l'efficience des marchés financiers et de l'impact de la finance sur les entreprises ou la croissance économique.
Avec le renflouement des banques, les dirigeants et hauts cadres des banques ont pu conserver leur emploi et toucher des bonus alors que les plus précaires étaient jetés dans la pauvreté.
(Thomas Piketty)
Le discours méritocratique et entrepreneurial apparaît bien souvent comme une façon commode pour les gagnants du système économique actuel de justifier n'importe quel niveau d'inégalité, sans même avoir à les examiner, et de stigmatiser les perdants pour leur manque de mérite, de vertu et de diligence.
Cette culpabilisation des plus pauvres n'existait pas, ou tout du moins pas avec la même ampleur, dans les régimes inégalitaires précédents, qui insistaient davantage sur la complémentarité entre les différents groupes sociaux.
La situation en France.
Les inégalités.
(Thomas Porcher)
Depuis trente ans, dans tous les pays développés, le projet de l'« establishment » - dirigeants, hauts fonctionnaires, représentants du grand patronat, élites intellectuelles et médiatiques - a été de mettre en place un modèle économique permettant à une minorité de récupérer une plus grande partie des richesses produites au détriment de la majorité d'entre nous.
Cerise sur le gâteau, le 1 % des ménages les plus riches, qui possède déjà 25 % du patrimoine français et qui a été le principal bénéficiaire de la croissance économique ces trente dernières années, a obtenu une diminution d'impôts de 4 milliards d'euros avec la réforme de l'impôt sur la fortune (ISF), tandis que symétriquement étaient annoncées une diminution des APL, augmentation de la CSG des retraités et des baisses de moyens pour le service public, notamment l'hôpital qui a dû faire 1,6 milliard d'économie en 2018.
(Thomas Piketty)
S'agissant de l'ISF, un autre argument a aussi été évoqué selon lequel les actifs financiers conduiraient par leur nature à davantage de créations d'emplois que les actifs immobiliers. Le problème est que cette justification n'a clairement aucun sens : un portefeuille financier investi aux quatre coins du monde ne crée aucun emploi en France, alors que la construction d'une maison ou d'un immeuble en crée immédiatement.
Les relations sociales.
(Thomas Porcher)
Ainsi va-t-on de la traditionnelle opposition entre les classes modestes françaises et les immigrés, pour les nationalistes, à celle entre les travailleurs et les chômeurs, pour les libéraux. À quoi il est possible d'ajouter d'autres oppositions, comme les fonctionnaires contre les salariés du privé, ou les habitants des territoires contre ceux des banlieues. Cet antagonisme entre pauvres est alimenté par l'idée que la dynamique libérale du partage des richesses et les règles économiques ne peuvent pas être remises en cause, et donc que le peu d'argent qui ruisselle vers le bas profitera plus à tel groupe si tel autre en est exclu.
C'est de cette opposition horizontale entre classes populaires que naît la méfiance envers les immigrés, les fonctionnaires, les retraités ou les chômeurs, et l'idée fausse que certains groupes sociaux financent les autres.
En résumé, les personnes les plus modestes sont insécurisées dans leur emploi (mise en concurrence avec d'autres pays, modifications du Code du travail permettant de les employer dans des conditions plus précaires mais également de les licencier plus rapidement), et l'État leur retire en même temps tous les filets de sécurité.
En juin 2018, Emmanuel Macron déclarait que la France dépensait « un pognon de dingue » dans les aides sociales. Notre président laissait entendre qu'il s'agissait d'argent gaspillé inutilement.
Ces aides sociales sont destinées aux personnes souffrant de handicap, aux personnes désocialisées, aux femmes élevant seules un ou plusieurs enfant(s), aux jeunes peinant à trouver un emploi, aux personnes âgées sans ressources, aux chômeurs de longue durée. Dans le détail, elles représentent environ 70 milliards, soit 3 % du PIB, dont 13 milliards pour les Prestations handicapés, 17 pour les minima sociaux, 18 pour les allocations logement, 9 pour les prestations familiales sous conditions de ressources, 8 d'aides locales et 5 pour la prime d'activité.
Ces aides, tout comme l'ensemble de notre modèle social, sont efficaces. Elles réduisent les inégalités (qui ont moins augmenté que dans d'autres pays), elles soutiennent les familles pauvres et leurs enfants ainsi que des personnes en situation de handicap. Rappelons qu'en 2016 les prestations sociales (au sens étroit, hors retraites et chômage) représentent 70,4 % du revenu des ménages du premier décile (les 10% des ménages les plus pauvres).
Tout projet de baisse des dépenses sociales cible donc volontairement une population : les plus pauvres.
L’agriculture.
(Thomas Porcher)
Honnêtement, qu'avait fait de mieux François Hollande que Nicolas Sarkozy pour les agriculteurs ? Vingt ans d'alternance droite-gauche qui avaient vu les exploitations fermer, les salaires diminuer et les suicides augmenter. Pourquoi ? Parce que s'occuper de nos agriculteurs suppose de remettre en cause des dogmes comme le productivisme, la mondialisation et la financiarisation de notre économie.
En résumé, ce n'est pas parce que des pommes coûtent deux fois moins cher que vous allez en manger deux fois plus.
Lorsqu'un agriculteur mécanise son exploitation, il abaisse considérablement le coût de production et donc le prix mais cette baisse n'engendre qu'une faible augmentation des quantités de biens vendues pour les raisons évoquées ci-dessus.
Au final plus les agriculteurs se mécanisent, plus ils produisent efficacement, et plus leur chiffre d'affaires baisse (puisque les quantités vendues n'augmentent pas ou très peu)... Sur un marché mondialisé, la mécanisation globale, combinée à la compétition sociale et fiscale que se mènent les États, fait baisser les prix plus fortement que les quantités n'augmentent. Pour tenir la concurrence, les agriculteurs sont obligés de se serrer la ceinture et les exploitations plus faibles finissent par disparaître.
On se demande, dans ces conditions, quel est l'intérêt de la Commission européenne d'ouvrir encore plus les marchés en faisant la promotion de traités de libre-échange de nouvelle génération (comme le CETA), vers des pays ayant une agriculture plus industrialisée que la nôtre, si ce n'est précipiter nos agriculteurs dans le gouffre.
Les conséquences de la mondialisation et de la finance.
(Thomas Porcher)
Le duo mondialisation-financiarisation a agi comme un rouleau compresseur pour les salariés des usines (en banlieue et en province) et pour les agriculteurs. La mise en concurrence avec des unités de production à l'étranger et la logique actionnariale ont exercé une pression sur les salariés afin qu'ils soient plus productifs que leurs voisins, sous peine de subir la délocalisation de leur usine.
L'État, plutôt que de se ranger du côté des travailleurs, a accompagné ce mouvement en flexibilisant de plus en plus le marché du travail (pas moins de dix-sept réformes sur la protection de l'emploi entre 2000 et 2013 ; cent soixante-cinq sur les champs relatifs au marché du travail - ( assurance chômage, minima sociaux, etc.), transformant le salarié en meuble que l'on peut déplacer ou jeter pour préserver la marge des actionnaires.
Les ouvriers ont été les premières victimes, puis rapidement les employés, et depuis quelques années les cadres les moins qualifiés.
En France, même si les inégalités ont moins vite augmenté que dans les pays anglo-américains, les gouvernements successifs de droite comme de gauche (tendance social-démocrate) ont imposé des réformes demandant à chacun de faire des efforts supplémentaires au moment même où beaucoup voyaient leur qualité de vie se dégrader.
Fermeture de services publics, affaiblissement de la protection sociale, réforme des retraites, loi « travail », manque d'investissement dans les transports en commun, tout cela a été justifié auprès des populations par le fait que l'État n'avait plus les moyens.
Dès lors comment ne pas comprendre dans ce contexte qu'une majorité s'oppose à l'immigration pour ces mêmes raisons ?
Pourtant, ce n'est pas l'immigration qui a entraîné la fermeture des usines et des services publics, ce n'est pas elle non plus qui explique qu'il y ait 1 million de chômeurs en plus depuis 2008.
La dette et la dépense publiques.
(Thomas Porcher)
La dette publique est agitée comme un épouvantail quand il s'agit de financer l'éducation, les hôpitaux, la petite enfance, mais disparaît quand il est question de baisser la fiscalité sur les plus riches ou les grandes entreprises.
Ce qui explique la hausse de la dépense publique, ce n'est donc pas, comme le laissent entendre les libéraux, le nombre de fonctionnaires, mais les prestations et les transferts versés aux ménages, passés de 22 % du PIB en 1978 à 33 % aujourd'hui.
Précision à laquelle il faut ajouter que ces prestations sont dépensées par ceux qui les perçoivent (on a rarement vu un chômeur toucher une prestation et ouvrir un compte en Suisse) et donc profitent directement aux entreprises via la consommation.
La fonction publique est également source de richesses, comme le rappelle l'économiste Christophe Ramaux : « Les fonctionnaires contribuent au PIB et la valeur ajoutée par les administrations s'élève à 375 milliards d'euros. » Et cette valeur produite a avant tout une valeur d'usage, c'est-à-dire une utilité (soigner, éduquer, protéger, etc.) ».
Partout dans le monde, une même idéologie.
Qui détient le pouvoir ?
(Emmanuel Saez, Gabriel Zucman)
La richesse, c'est le pouvoir ; l'extrême concentration des richesses, c'est l'extrême concentration des pouvoirs. Le pouvoir d'influencer les politiques publiques, d'étouffer la concurrence, de façonner les idéologies.
Tous ces pouvoirs qui, réunis, permettent de changer la distribution des revenus à son avantage - sur les marchés, dans les sphères politiques, dans les médias.
Aujourd'hui comme de tout temps, c'est pour cette raison élémentaire que l'extrême richesse détenue par quelques-uns est susceptible de réduire la fortune des autres, que les revenus des super-riches peuvent être acquis aux dépens du reste de la société.
(Thomas Porcher)
Outre le fait que les élites disposent de moyens financiers supérieurs au reste la population pour convaincre en s'achetant des organes de presse ou en finançant des think tanks, leur projet a réussi également à s'imposer en s'appuyant sur la division des classes populaires.
Enfumage.
(Thomas Porcher)
Les concepts de macroéconomie échappent à beaucoup de Français car ils n'ont aucune emprise directe dessus. C'est pour cette raison qu'il est très simple de remplacer les mauvais choix économiques de nos dirigeants par des contes de fées, comme celui de la réussite individuelle.
Ou celui de la théorie des destructions créatrices, qui fait passer pour naturelles les fermetures d'usines en prétendant qu'elles seront compensées par beaucoup de créations d'emplois (sauf que ceux qui perdent leurs emplois sont rarement ceux qui profitent des créations, et que les régions qui créent des emplois sont rarement les mêmes que celles qui en perdent) ; qui met en avant la nécessité de formation alors qu'aucune de ces entreprises n'a formé ses ouvriers à faire autre chose que leurs tâches productives ; et qui enfin soutient le mythe d'une mobilité qui ne concerne en réalité qu'une partie restreinte et souvent très diplômée de la population.
Il faut le dire : les politiques macroéconomiques affectent directement nos vies et les seuls responsables sont nos dirigeants politiques.
C'est pour cette raison que, au lieu de stigmatiser les immigrés ou tel comportement qui serait inadapté pour trouver un emploi, il faut demander des comptes à nos responsables politiques.
Faux : trop d’impôts ruine l’économie.
(Emmanuel Saez, Gabriel Zucman)
La politique fiscale suivie de part et d'autre de l'Atlantique pendant ces décennies reflétait l'idée qu'un niveau trop élevé d'inégalité est indésirable ; que l'économie fonctionne mieux quand on décourage la rente ; et que, laissés à eux-mêmes, les marchés conduisent à une concentration des richesses qui menace nos idéaux démocratiques et méritocratiques.
Cette idéologie est au moins aussi vieille que les États-Unis eux-mêmes, et elle n'est bien sûr pas l'apanage des progressistes. D'illustres conservateurs américains l'ont aussi partagée. Voici ce qu'écrivait James Madison, le père de la Constitution américaine et l'une des figures tutélaires des républicains d'aujourd'hui, à la fin du XVIIIe siècle : « Le grand objet [des partis politiques] devrait être de combattre le mal :
1. En établissant une égalité politique entre tous.
2. En ne permettant pas sans nécessité à quelques-uns d'accroître l'inégalité des biens par une accumulation de richesses immodérée, surtout si elle est imméritée. »
(Thomas Piketty)
Parmi les transformations légales, fiscales et sociales mises en place au cours du XXe siècle pour réduire les inégalités figure notamment le développement à grande échelle d'un système d'impôt progressif sur les revenus et sur les patrimoines hérités, c'est-à-dire d'un système d'imposition pesant à des taux beaucoup plus lourds sur les plus hauts revenus et les plus hauts patrimoines que sur les revenus et patrimoines moins élevés.
Cette invention de la progressivité fiscale moderne de grande ampleur fut notamment le fait des États-Unis, qui, à l'époque du Gilded Age* (1865-1900) et des grandes accumulations industrielles et financières du début du XXe siècle, s'inquiétaient beaucoup à l'idée de devenir un jour aussi inégalitaires que la vieille Europe, alors perçue comme oligarchique et contraire à l'esprit démocratique étatsunien.
*Gilded Age : « période dorée » ou « âge doré ».
Concernant l'impôt sur le revenu, on constate par exemple que le taux supérieur, c'est-à-dire le taux appliqué aux revenus les plus élevés, a atteint en moyenne 81 % aux États-Unis entre 1932 et 1980, c'est-à-dire pendant près d'un demi-siècle, et 89 % au Royaume-Uni, contre « seulement » 58 % en Allemagne et 60 % en France.
Précisons que ces taux n'incluent pas les autres impôts (par exemple sur la consommation), et dans le cas étatsunien n'incluent pas les impôts sur les revenus des États fédérés (qui en pratique sont de l'ordre de 5 % ou 10 %, et s'ajoutent aux taux de l'impôt fédéral). Manifestement, ces taux supérieurs à 80 %, appliqués pendant un demi-siècle, ne semblent pas avoir conduit à la destruction du capitalisme étatsunien, bien au contraire.
Nocivité des taxes régressives. (TVA, CSG, taxes foncière, carbone, etc.)
(Emmanuel Saez, Gabriel Zucman)
La TVA est régressive parce qu'elle taxe la consommation et non le revenu. La plupart des contribuables des classes populaires n'ont pas les moyens d'épargner : ils consomment tout leur revenu - et parfois même davantage. La TVA les frappe durement au portefeuille.
Cependant, plus on monte vers le haut de l'échelle des richesses, plus la consommation devient faible en proportion des revenus.
Difficile de consommer à hauteur de centaines de millions de dollars par an, même quand on est dispendieux.
Pourquoi la finance échappe-t-elle à la TVA ?
Parce qu'il n'y a aucun moyen facile de calculer la « valeur ajoutée » du secteur financier. Pour une entreprise lambda, la valeur ajoutée est égale aux ventes faites aux clients moins le coût des biens intermédiaires utilisés lors du processus productif.
Le secteur financier, quant à lui, gère des avoirs (comptes en banque, fonds communs de placement et fonds de pension) en prélevant une part de leur rendement et prête de l'argent (cartes de crédit, prêts étudiants, prêts immobiliers) à des taux plus élevés que ceux auxquels il l'emprunte.
Mais il ne facture pas ses services indépendamment et explicitement. Et on ne peut pas calculer la TVA sur quelque chose d’indéfini.
La fuite des riches à cause de L’ISF.
(Thomas Piketty)
Il reste que l'hypothèse d'une fuite massive entrainée par l'ISF ne résiste pas à l'analyse.
Ensuite et surtout, même en supposant que la fuite des actifs financiers hors de France soit avérée (ce qui n'est absolument pas le cas), la conséquence logique est que le gouvernement français devrait s'ingénier à mettre fin à de telles pratiques, sauf à supposer que rien ne peut être fait en ce sens.
Rappelons enfin que de multiples impôts lourdement progressifs sur les plus hauts patrimoines financiers ont été appliqués au XXe siècle, par exemple en Allemagne, au Japon et dans de nombreux autres pays à l'issue du second conflit mondial, ce qui permit d'alléger les dettes publiques et de reconstituer des marges de manœuvre pour investir dans l'avenir.
Tout cela se déroula à une époque où les administrations ne disposaient pas des technologies de l'information existant actuellement.
Expliquer aujourd'hui qu'il n'existe d'autre choix que d'exonérer les plus hauts patrimoines financiers car ces derniers refusent de payer l'impôt et qu'il est trop difficile de les contraindre d'accepter, au moment où la montée des inégalités et le changement climatique posent des défis planétaires redoutables, relève d'une forme d'inconscience (et sans doute aussi d'ignorance historique).
Les grands patrons.
(Thomas Porcher)
Désormais la priorité est de distribuer des dividendes aux actionnaires. Et les rémunérations des cadres surqualifiés sont indexées à celles des actionnaires via des stock-options, afin d'aligner les intérêts des premiers sur les deuxièmes.
Les actionnaires exigent des rendements beaucoup plus élevés - 5,10, 15 ou 25 % - que la croissance de l'activité réelle - autour de 1,5 %.
Les cadres qui sont au cœur de la gestion de l'entreprise doivent donc augmenter les cadences et répercuter sur leurs équipes les objectifs à tenir pour satisfaire les actionnaires.
La finance a pris trop de place dans notre économie ... dans l'entreprise, elle oppose salariés et actionnaires ... Elle enrichit quelques-uns, mais elle est néfaste pour la majorité d'entre nous.
La légende de la méritocratie.
(Thomas Piketty)
Aux États-Unis, en France et dans la plupart des pays, les discours à la gloire du modèle méritocratique national sont rarement fondés sur un examen attentif des faits.
Il s'agit le plus souvent de justifier les inégalités existantes, sans considération pour les échecs parfois patents du système en place, et la triste réalité de la situation des classes populaires et moyennes, qui n'ont pas accès aux mêmes moyens et aux mêmes filières que les classes supérieures.
Concluons en précisant que l'idéologie méritocratique actuelle va de pair avec un discours de glorification des entrepreneurs et des milliardaires.
Cette idéologie paraît parfois sans limites.
Certains semblent considérer que Bill Gates, Jeff Bezos et Mark Zuckerberg ont inventé à eux seuls les ordinateurs, les livres, les amis.
On a l'impression qu'ils ne seront jamais assez riches, et que le bas peuple de la planète ne pourra jamais les remercier suffisamment pour tous leurs bienfaits.
Les services publics.
(Thomas Porcher)
Il est important également de rappeler que les missions de service public portent sur des domaines particuliers que l'on ne peut laisser entièrement au secteur marchand, comme l'éducation ou la santé.
Ces services sont certes financés par l'impôt mais gratuits à la consommation. Ils permettent ainsi, en garantissant un accès à tous, d'assurer un socle d'égalité incompressible.
Que se passerait-il demain si les médicaments et les consultations n'étaient plus remboursés par la Sécurité sociale ?
Comme dans le cas des États-Unis, une large frange de la population ne pourrait plus se soigner (chaque année, 2 millions d'Américains font faillite à cause de factures médicales). Et rien n'assure que pour ceux qui pourront payer le service, il soit moins coûteux.
Par exemple aux États-Unis, où le système de santé est essentiellement privé, les dépenses de santé représentent 17 % du PIB contre 11,7 % en France. Le système est donc, en plus d'être inégalitaire, plus cher.
Ecologie, croissance et marché.
(Thomas Porcher)
Il va falloir pourtant s'y mettre concrètement, car pour le moment « croissance et écologie » semblent parfaitement incompatibles.
Notre modèle économique est encore trop basé sur des énergies polluantes, et l'évolution du PIB est étroitement corrélée à celle des d'émissions de CO2 depuis presque deux siècles.
Or pour tenir l'accord de Paris - c'est-à-dire ne pas dépasser les deux degrés d'ici à 2100 -, il va falloir que ces émissions diminuent à partir de 2020 !
Il faut donc soit changer radicalement nos modes de production et de consommation, soit décroître.
(Thomas Piketty)
Les défis inégalitaires et climatiques sont d'ailleurs étroitement liés, et ne pourront être résolus qu'ensemble. Il est clair en effet que la résolution du problème du réchauffement climatique, ou tout du moins son atténuation, va exiger des transformations substantielles des modes de vie.
Pour que celles-ci soient acceptables par le plus grand nombre, il est indispensable que les changements et efforts demandés soient répartis de la façon la plus juste possible. Cette exigence de justice est d'autant plus évidente que les plus riches, aussi entre pays qu'à l'intérieur des pays, sont responsables d'une part disproportionnée des émissions de gaz à effet de serre, et que les conséquences du réchauffement vont être autrement plus dures pour les plus pauvres.
Les solutions existent.
Les impôts.
(Emmanuel Saez, Gabriel Zucman)
Financer l'État social du XXIe siècle : l'impôt sur le revenu national* à la place de tous les impôts régressifs comme la TVA ou la CSG.
*Le revenu national est égal au PIB (produit intérieur brut, la somme de tous ce qui est produit par un pays, matériel, services, etc.) diminué de la dépréciation du capital (aussi appelée la consommation de capital fixe, c'est-à-dire l'usure des équipements, machines, bâtiments, etc.) et augmenté des revenus nets en provenance de l'étranger (ou diminué des revenus nets à destination de l'étranger, suivant la situation du pays), à partir duquel on calcule le revenu national par habitant correspondant au revenu moyen dont disposent réellement les habitants.
Le principe est simple : l'impôt sur le revenu national porte sur l'ensemble des revenus, qu'ils soient issus du travail ou du capital, qu'ils viennent de l'industrie manufacturière, de la finance, d'organisations à but non lucratif ou de tout autre secteur de l'économie.
Il frappe la consommation mais aussi l'épargne, qui est fortement concentrée dans les couches les plus aisées et plus efficacement encouragée par l'instauration de réglementations (comme l'encadrement de l'offre de crédits à la consommation, par exemple) que par la création d'exonérations fiscales.
Afin de faciliter sa mise en œuvre, l'impôt sur le revenu national a un taux unique et ne prévoit aucune déduction.
Soyons clairs : cet impôt sur le revenu national n'a absolument pas vocation à remplacer l'impôt progressif sur le revenu des personnes physiques, ni d'ailleurs aucun autre impôt progressif.
Il vise au contraire à s'y ajouter et à remplacer les impôts régressifs qui pèsent aujourd'hui à l'excès sur les classes moyennes et populaires - au premier rang desquels on trouve, dans le cas des États-Unis, les primes d'assurance santé privée, le prélèvement obligatoire le plus régressif possible et en France la TVA.
Aux États-Unis, un impôt de 6 % sur le revenu national, associé à une hausse des impôts pour les plus riches, générerait des recettes publiques à hauteur de dix points de revenu national.
Si six points allaient à la santé, un point à un système universel de garde d'enfant, un demi-point à l'enseignement supérieur, l'Amérique se doterait enfin d'un État social digne du XXIe siècle. Le reste pourrait servir à abolir les taxes sur les ventes (et les tarifs douaniers de Trump) qui matraquent les plus modestes.
Si cet impôt était utilisé pour financer les dépenses de santé, voici comment cela fonctionnerait.
Un taux de 4,5 % suffirait à remplacer l'assurance santé fournie par les employeurs par un système d'assurance publique couvrant tous les besoins médicaux standard, et à étendre à tous ceux qui s'assurent par eux-mêmes les crédits d'impôts introduits par l'Affordable Care Act. (Loi sur la Protection des Patients et les Soins Abordables, surnommée Obamacare.)
En portant le taux à 6 %, il deviendrait possible de couvrir les trente millions d'Américains sans assurance et de mettre ainsi en place une véritable assurance santé universelle.
La plupart des Américains sortiraient gagnants de cette réforme. Un impôt sur le revenu national de 6 % réduirait certes les revenus du travail de 6 %. Mais la plupart des salariés paient leur assurance santé plus cher que cela.
La finance.
(Thomas Porcher)
La première chose qu'il faudrait mettre en place le cloisonnement strict entre les activités acteurs financiers et celles des marchés financiers.
Les acteurs financiers doivent être exclusivement composés des banques de dépôts et de crédit. Ces établissements seront financés par les dépôts de leurs clients, ne seront pas autorisés à se livrer à des activités de marché et se concentreront sur le financement des entreprises productives sur le long terme. Ils pourront également bénéficier des privilèges du refinancement auprès de la banque centrale.
Ainsi, une politique monétaire expansionniste des banques centrales profiterait à l'économie réelle plutôt que d'aller gonfler les marchés financiers comme c'est le cas actuellement.
Il faut également renouveler les modalités d'évaluation des projets sollicitant un financement pour qu'ils ne se résument pas uniquement à la recherche d'une plus-value mais prennent en compte également des critères sociaux et écologiques.
Enfin, pour s'assurer que les banques fonctionnent bien, l'État, les salariés et des usagers siégeront aux conseils d'administration.
Les acteurs des marchés financiers - les banques d'investissement et de fonds - ne seront pas garantis par l'État et pourront ainsi faire défaut sans conséquences néfastes pour le citoyen. Comme le rappelle Steve Ohana, la faillite de la responsabilité de la finance a été favorisée par le système de garantie implicite offert par le contribuable. La manière la plus simple et la plus efficace de moraliser le système est donc de rendre crédible la possibilité de faillite des acteurs des marchés financiers.
Il faut également imposer un contrôle sur les mouvements des capitaux, surtout sur les capitaux à court terme spéculatif. Le capital peut actuellement librement circuler et jouer de la concurrence entre États pour s'installer.
De leur côté, les investisseurs exigent des placements de plus en plus liquides pour pouvoir acheter et revendre le plus rapidement possible. Il faut pénaliser les placements de court terme et mettre en place une vraie taxation sur les transactions financières pour décourager la spéculation.
Enfin pour que l'entreprise se mette au service d'autres intérêts que ceux des actionnaires, il faut intégrer au conseil d'administration les salariés mais aussi les clients, fournisseurs ou collectivités locales pour qu'ils puissent avoir leur mot à dire sur les décisions des entreprises.
Les services publics.
(Thomas Porcher)
La réalité est qu'il faudrait démocratiquement demander aux usagers - et pas aux hauts fonctionnaires - ce qu'ils attendent d'une entreprise publique.
Par exemple, dans le cas de l'électricité, au-delà du fait qu'il faille assurer la sécurité d'approvisionnement à tout le monde, on pourrait leur demander : veulent-ils un tarif réglementé ? Portent-ils importance à la source d'énergie utilisée, veulent-ils du nucléaire ou plus d'énergies renouvelables ? Acceptent-ils, compte tenu des enjeux climatiques, que leur opérateur public ne gère pas moins d'une quinzaine de centrales à charbon dans le monde ?
La question du secteur public ne doit plus rester entre les mains d'une technostructure acquise à l'économie de marché, il faut permettre aux utilisateurs de définir leurs besoins sociaux.
Des solutions pour l’économie de l’Europe.
(Thomas Piketty)
Fort naturellement, de nombreux citoyens se demandent pourquoi de telles sommes ont été créées (par la banque centrale européenne) pour venir en aide aux institutions financières, avec des effets peu probants sur le redémarrage de l'économie européenne, et pourquoi il serait impossible de mobiliser des ressources similaires pour venir en aide aux catégories populaires, développer les infrastructures publiques ou encore financer un plan massif d'investissements dans la transition énergétique.
De fait, cela n'aurait rien d'absurde que la puissance publique européenne utilise les bas taux d'intérêt actuels pour emprunter et financer des investissements utiles.
À deux conditions toutefois.
D'une part, cela doit se faire dans le cadre d'une architecture démocratique, parlementaire et contradictoire et non d'un Conseil de gouverneurs délibérant à huis clos.
D'autre part, il serait dangereux d'accréditer l'idée selon laquelle tout peut être réglé par la création monétaire et l'endettement.
L'instrument principal permettant à une collectivité de mobiliser des ressources en vue d'un projet politique commun reste et demeure l'impôt, collectivement débattu et établi, prélevé en fonction des richesses et de la capacité contributive de chacun, en toute transparence.
Une proposition qui a émergé récemment dans le débat européen retient comme hypothèse de travail la possibilité qu'une telle Assemblée européenne soit issue pour 80% de ses membres des parlements nationaux et pour 20 % de ses membres de l'actuel Parlement européen.
L'avantage de cette proposition, qui s'appuie sur un projet de traité de démocratisation de l'Europe, est qu'elle peut être adoptée par les pays qui le souhaitent sans changer les traités existants.
S'il est préférable qu'elle soit adoptée d'emblée par le plus grand nombre possible de pays, et en particulier par l'Allemagne, la France, l'Italie et l'Espagne (qui à elles quatre représentent plus de 70 % de la population et du PIB de la zone euro), rien n'interdit à un plus petit nombre de pays d'avancer et de former par exemple une Assemblée franco-allemande ou franco-italo-belge.
En tout état de cause, la proposition consiste à transférer à cette Assemblée européenne la compétence d'adopter quatre grands impôts communs : un impôt sur les bénéfices des sociétés, un impôt sur les hauts revenus, un sur les hauts patrimoines, et une taxe carbone commune.
Autrement dit, les classes populaires et moyennes de tous les pays (y compris bien sûr en Allemagne) ont beaucoup à gagner d'une plus grande justice fiscale, par exemple d'un système fiscal qui imposerait enfin à un taux plus élevé les plus grandes sociétés que les petites et moyennes entreprises, les plus hauts revenus et patrimoines que les plus faibles, et les plus fortes émissions carbone que les moins élevées.
Le simple fait de pouvoir mettre en place des impôts plus justes à l'intérieur de chaque pays et de se placer à l'abri du risque de concurrence fiscale (car ces nouveaux impôts seraient appliqués en même temps dans plusieurs pays) constitue en soi un progrès décisif y compris en l'absence de tout transfert.
L'internationalisme plutôt que la mondialisation.
(Thomas Piketty)
Le projet social-fédéraliste présenté ici repose avant tout sur une ambition de justice fiscale, sociale et climatique.
Il s'agit de permettre à une communauté d'États (en l'occurrence en Europe, mais cela pourrait s'appliquer dans d'autres contextes) de montrer que l'internationalisme peut être mis au service de politiques plus justes que la concurrence sans fin au profit des plus mobiles, habituellement associée à l'intégration européenne (et plus généralement à l'intégration économique internationale et à la mondialisation).
Autrement dit, l'Assemblée européenne pourrait décider de mettre en commun tout ou partie des dettes des États signataires dans un même fonds de refinancement et décider chaque année, à mesure que les dettes viennent à échéance, quelle partie doit être refinancée par l'émission de titres de dette commune. Le point important est que l'on garderait des comptes séparés de façon que chaque pays continue de rembourser sa propre dette mais à un taux d'intérêt identique pour tous.
Ce point peut sembler technique mais il est en réalité fondamental.
C'est en effet l'évolution chaotique sur les marchés financiers de l'écart de taux d'intérêt entre pays de la zone euro qui est à l'origine de la crise européenne de la dette ; dette qui, à la veille de la crise de 2008 n'était pourtant pas plus élevée en zone euro qu'aux États-Unis, au Japon ou au Royaume-Uni. C'est cette mauvaise organisation collective et cette incapacité des pays européens à créer un titre de dette commune qui expliquent pour une large part la piètre performance macroéconomique des pays de la zone euro depuis la crise de 2008.
Pour résumer, la zone euro a réussi par sa seule faute à transformer une crise financière venue initialement du secteur financier privé étatsunien en une crise européenne durable des dettes publiques.
Or ceci a eu des conséquences dramatiques pour les pays européens, en particulier avec la montée du chômage et des mouvements anti-immigrés, alors même que l'Union européenne se caractérisait avant la crise de 2008 par une capacité d'intégration importante : le chômage et l'extrême droite étaient en baisse, et les flux migratoires étaient plus élevés en Europe qu'aux États-Unis.
Qu'est-ce qu'une société juste ? Dotation en capital et revenu de base.
(Thomas Piketty)
Dans le cadre de ce livre, je propose la définition imparfaite suivante. La société juste est celle qui permet à l'ensemble de ses membres d'accéder aux biens fondamentaux les plus étendus possible. Parmi ces biens fondamentaux figurent notamment l'éducation, la santé, le droit de vote, et plus généralement la participation la plus complète de tous aux différentes formes de la vie sociale, culturelle, économique, civique et politique.
La société juste organise les relations socio-économiques, les rapports de propriété et la répartition des revenus et des patrimoines, afin de permettre aux membres les moins favorisés de bénéficier des conditions d'existence les plus élevées possible.
La société juste n'implique pas l'uniformité ou l'égalité absolue. Dans la mesure où elle résulte d'aspirations différentes et de choix de vie distincts, et où elle permet d'améliorer les conditions de vie et d'accroître l'étendue des opportunités ouvertes aux plus défavorisés, alors l'inégalité des revenus et de propriété peut être juste. Mais ceci doit être démontré et non supposé, et cet argument ne doit pas être utilisé pour justifier n'importe quel niveau d'inégalité, comme cela est trop souvent fait.
En particulier, l'égalité d'accès aux biens fondamentaux doit être absolue : on ne peut pas offrir une participation politique, une éducation ou un revenu plus étendus à certains groupes en privant d'autres groupes de l'accès au droit de vote, à l'école ou à la santé.
Si l'on souhaite véritablement diffuser la propriété, et permettre ainsi aux 50 % les plus pauvres de détenir une part significative des actifs et de participer pleinement à la vie économique et sociale … La façon la plus logique de procéder serait de mettre en place un système de dotation en capital versée à chaque jeune adulte (par exemple à l'âge de 25 ans) et financée par un impôt progressif sur la propriété privée. Par construction, ce système permet de diffuser la propriété à la base tout en limitant sa concentration au sommet.
Par exemple, une version relativement ambitieuse du revenu de base pourrait consister à mettre en place un revenu minimum équivalant à 60 % du revenu moyen après impôt pour les personnes sans autres ressources, et dont le montant versé déclinerait avec le revenu et concernerait environ 30 % de la population, pour un coût total d'environ 5 % du revenu national.
(Pour réaliser tout cela) Le système fiscal proposé comprend un impôt progressif sur la propriété (impôt annuel et impôt successoral) finançant une dotation en capital à chaque jeune adulte et un impôt progressif sur le revenu (y compris cotisations sociales et taxe progressive sur les émissions carbone) finançant le revenu de base et l'État social et écologique (santé, éducation, retraites, chômage, énergie, etc.).
Ce système de circulation de la propriété est l'un des éléments constitutifs du socialisme participatif, avec le partage des droits de vote à 50-50 entre représentant des salariés et actionnaires dans les entreprises.
Dans l'exemple donné ici, l'impôt progressif sur la propriété prélève environ 5 % du revenu national* et permet de financer une dotation en capital équivalant à 60 % du patrimoine moyen versée à 25 ans, et l'impôt progressif sur le revenu prélève environ 45 % du revenu national et permet de financer un revenu de base annuel équivalant à 60 % du revenu moyen après impôt, à hauteur de 5 % du revenu national, et l'État social et écologique à hauteur de 40 % du revenu national.
*Rappel : le revenu national est égal au PIB (produit intérieur brut, la somme de tous ce qui est produit par un pays, matériel, services, etc.) diminué de la dépréciation du capital (aussi appelée la consommation de capital fixe, c'est-à-dire l'usure des équipements, machines, bâtiments, etc.) et augmenté des revenus nets en provenance de l'étranger (ou diminué des revenus nets à destination de l'étranger, suivant la situation du pays), à partir duquel on calcule le revenu national par habitant correspondant au revenu moyen dont disposent réellement les habitants.
Idéalement, le retour de la progressivité fiscale et le développement de l’impôt progressif sur la propriété devraient se faire dans le cadre de la plus grande coopération internationale possible. La meilleure solution serait la constitution d'un cadastre financier public permettant aux États et aux administrations fiscales d'échanger toutes les informations nécessaires sur les détenteurs ultimes des actifs financiers émis dans les différents pays.
La France, même seule, peut agir.
(Thomas Piketty)
De façon plus générale, rien n'interdit à un État de taille moyenne (comme la France) de mettre en place une beaucoup plus grande transparence patrimoniale, y compris en l'absence de toute coopération internationale.
Cela est évident pour tous les actifs immobiliers basés sur un territoire national donné, qu'il s'agisse d'ailleurs de logements résidentiels ou d'actifs professionnels (bureaux, usines, entrepôts, boutiques, restaurants, etc.), et plus généralement pour toutes les entreprises ayant une activité ou un intérêt économique sur le territoire en question.
Prenons le cas de la taxe foncière en France. De même que la property tax aux Etats-Unis ou les impôts similaires dans les autres pays, cette taxe est due par les détenteurs de biens immobiliers (résidentiels ou professionnels) situés sur le territoire français.
Cette transparence patrimoniale permettrait de mettre en place un impôt progressif et unifié sur la propriété, issu de l'ancienne taxe foncière et de l'ancien impôt sur la fortune, avec à la clé une forte diminution d'impôt pour tous ceux qui détiennent des patrimoines modestes et moyens ou sont en voie d'accession à la propriété, et une augmentation pour qui détiennent déjà des patrimoines importants.
Par exemple une personne détenant une maison ou un bien professionnel d'une valeur de 300 000 euros, mais avec une dette de 250 000 euros, serait imposée sur la base d'un patrimoine net de seulement 50 000 euros, ce qui avec un barème progressif du type de celui indiqué sur le tableau 17.1 (p1130) conduirait à un impôt sur la propriété quasi nul, et donc à une forte baisse d'impôt par rapport à la taxe foncière.
À l'inverse, une autre personne détenant un bien d'une même valeur de 300 000 euros ainsi qu'un portefeuille financier de 2 millions d'euros, et qui actuellement paie la même taxe foncière que la première (ce qui en dit long sur l'absurdité, l'injustice et l'archaïsme du système fiscal en vigueur, directement issu du début du XIXe siècle), ferait face à une augmentation d'impôt sur la propriété.
Avec un tel système, la seule stratégie d'évitement possible pour les détenteurs de biens résidentiels ou professionnels basés en France serait de quitter le territoire et de vendre les actifs correspondants.
Face à cela, des mesures de type exit tax pourraient être appliquées.
En tout état de cause, il faut souligner que cette stratégie d'évitement impliquerait de vendre les biens (logements et entreprises), de sorte que les prix de ces derniers baisseraient et pourraient ainsi être achetés par tous ceux qui resteraient dans le pays (qui a priori seraient les plus nombreux, et parmi eux des millions de personnes fort compétentes).
L'exit tax se justifie par le fait qu'il n'existe aucun droit naturel à s'enrichir en profitant du système collectif, légal, éducatif, etc., d'un pays donné puis à en extraire la richesse sans en reverser la moindre part.
Ne pas se résigner.
(Thomas Piketty)
Ceci est important, en particulier car cela va à l'encontre du discours fataliste tenu par de nombreux acteurs au cours des dernières décennies pour imposer l'idée que la mondialisation obligerait à une politique unique (celle qu'ils préconisent), discours qui a largement contribué à l'abandon de toute perspective de réforme ambitieuse du système économique et au mouvement de repli nationaliste et nativiste.
(Thomas Porcher)
Une société plus sobre et égalitaire est possible.
Elle suppose dans un premier temps que les différentes catégories que forment les délaissés se constituent en une classe à même de soutenir une lutte commune : celle d'en finir avec le modèle économique actuel qui ne sert qu'une minorité pour proposer un autre projet.
Emmanuel Saez et Gabriel Zucman dans « Le triomphe de l’injustice » décrivent toutes les techniques d’optimisation et d’évasion fiscale qu’utilisent les riches et les grands groupes pour ne pas payer d’impôts. Ils démontrent que c’est ce qui provoque le dumping fiscal et social entre les pays, donc la baisse de leurs recettes budgétaires, donc le déficit public, donc l’augmentation de la dette des états, donc les politiques d’austérité qui détruisent le modèle social, les services publics, d’où l’accroissement des inégalités et la généralisation de la pauvreté jusqu’aux classes moyennes. Ils décrivent aussi les mesures efficaces pour neutraliser cette spoliation. La démonstration ne peut pas être illustrée par quelques extraits seulement et dès lors ne pouvait pas être incluse dans cet article.
Le livre est facile à lire et n’est pas très épais, aussi il vaut mieux s’y référer.
Je recommande aussi de lire les deux autres ouvrages même celui de Thomas Piketty, 1 200 pages, avec un peu de courage. Il a dit lui-même que les chapitres auxquels on n’accrochait pas, pouvaient être sautés.
A lire aussi « économie utile pour des temps difficiles » d’Esther Duflo et Abhijit V. Banerjee, prix Nobel d’économie 2019. Extrait du bandeau de présentation du livre : « Mais l’ouvrage ne fait pas que renverser les idées reçues. Il répond à l’urgence de temps troublés en offrant un panel d’alternatives aux politiques actuelles. »
À l’origine je voulais compléter l’aspect économique et social traité ici par les questions de dérèglement climatique, de pollution, de réduction de la biodiversité et de destruction de l’écosystème en incluant les livres révélateurs de deux autres auteurs incontestables sur le sujet. L’article aurait été encore plus long.
Ce sera l’objet d’un prochain article si le présent suscite suffisamment votre intérêt pour me donner le courage de le rédiger.
En tout cas, bravo et merci si vous avez lu cet article jusqu’ici.
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