Décroissance et démographie
Nombreux sont les partisans de la décroissance qui négligent ou sous-estiment les obstacles qui la rendent impraticable, sauf remise en cause allant bien au-delà de ses aspects industriels et marchands, comme des options socio-politiques et environnementales des uns et des autres. D’autant plus difficiles à lever qu’ils s’enracinent profondément dans la nature humaine, les principaux de ces obstacles, peuvent s’analyser comme suit, sachant que :« Tout être humain est avant toute autre activité ou toute autre opinion un consommateur » (Gaston Bouthoul in Traité de sociologie, tome II, p. 180 - Payot 1968).
Tirant parti de l’incontestable supériorité de ses facultés, par rapport à celles des représentants des autres espèces peuplant la planète, et selon une éthique taillée à la mesure de ses prétentions, l’homme a largement transgressé les lois de la sélection naturelle en usant et abusant du progrès scientifique et technique dont il est porteur. Mais c’était sans compter avec le piège qu’il se tendait ainsi à lui-même : en s’accordant le droit de proliférer sans limites en même temps que s’accroissait sa durée de vie, il amplifiait ses besoins au-delà de ce que pouvaient satisfaire ses ressources. Et comme si cela était insuffisant, l’homme s’invente des besoins accessoires, souvent d’une utilité discutable mais toujours plus nombreux, accentuant d’autant sa prédation.
En outre, incité à améliorer sa condition matérielle par son atavique égocentrisme, chaque individu sait la comparer à celle de ses semblables, ce qui conduit à une surenchère générale et permanente de la demande ; la référence de chacun étant généralement le sort de mieux nanti plutôt que de plus pauvre que soi.
Comment, dans ces conditions, faire admettre aux consommateurs, à commencer par ceux qui doivent se satisfaire du nécessaire et parfois moins, et dont le sentiment de frustration a été entretenu, voire exacerbé, pendant des siècles, qu’ils doivent renoncer ne serait-ce qu’à une partie de leurs “avantages acquis”, et perdre l’espoir d’accéder un jour à de meilleures conditions d’existence jusque-là réservées à d’autres ?
Quant aux riches – une fois classé l’argument consistant à leur imputer tous les maux de l’espèce humaines par la pollution et le pillage de la planète au détriment des pauvres, ce qui revient à occulter le fait que les activités humaines polluantes et surconsommatrices de ressources résultent de la production par les pays en mesure de le faire, de ce qui est consommé par l’ensemble des êtres humains, y compris les pauvres qui sans cela seraient encore plus démunies qu’ils le sont – ils seront contraints par la force de la nature, comme tout un chacun, d’adapter leur demande à ce qui restera des ressources propres à les satisfaire. Ces riches semblent d’ailleurs l’avoir d’ores et déjà compris, à en juger par le financement, public comme privé, de démarches ayant pour but de limiter la prolifération humaine, ainsi que par les investissements dans la recherche de nouvelles technologies et sources d’approvisionnement. « Tandis que nous voyons les supermarchés sans caissiers, les véhicules autonomes et les robots faire le travail pour nous – les super-riches voient des moyens de protection contre les foules en colère et les pannes systémiques dans un avenir pas trop lointain. En effet, [probablement parce qu’ils y trouvent un intérêt supérieur] les riches et les puissants ont une vision beaucoup plus large du risque global, que la plupart de la société humaine. »*
Si une telle situation est l’expression du caractère incontournablement pyramidal de la société humaine, elle est aussi de dimension planétaire, rappelant que le sort de chacun dépend de celui de tous. Dans cet esprit, une décroissance par la suppression des biens et services satisfaisant les besoins non vitaux de l’espèce humaine est un objectif apparemment logique. Mais est-il pertinent, en l’absence d’autres mesures, dont notamment une réduction et un ajustement proportionnels du nombre de consommateurs de toutes catégories sociales, aux possibilités d’en assurer autant la gouvernance que la subsistance ? Sur une population d’environ 8 milliards d’êtres humains, 6,5 – dont 1,5 à 2 milliards de pauvres profonds – accèdent peu ou pas du tout à des produits et services d’une utilité discutable. Nombre d’entre eux souhaitent y accéder, mais quelles que soient les difficultés de les amener à modérer cette aspiration, dont la légitimité le dispute à l’intérêt commun – tel qu’il doit en être pour les plus riches –, à quelle logique répondrait une réduction de la consommation par tête, aussi drastique soit-elle, si le nombre total de consommateurs continuait d’augmenter, de même que leur durée de vie ? Ne s’agit-il pas d’un équilibre impossible entre économie et démographie ? Cette relation est pourtant omise par les inconditionnels de la décroissance, fidèles aux pouvoirs, notamment religieux et politiques, plus soucieux du nombre que de la dignité des conditions d’existence de ceux qu’ils ont toujours prétendu protéger. « Dire que personne ne peut se désintéresser de l’avenir de son pays ne signifie pas que toute famille ait le devoir de procréer. Cela veut dire que l’évolution de la population mérite considération. Par évolution nous n’entendons pas nécessairement accroissement a priori ni même maintien, mais seulement que la question existe, et que les gouvernements et les personnes soucieuses d’intérêt public ne peuvent s’en désintéresser » Alfred Sauvy in Planning familial, septembre 1960, cité par Virginie Barrusse in “Population 2018/1 Le complexe de la dénatalité. L’argument démographique dans le débat sur la prévention des naissances en France (1956-1967)”.**
Qu’il soit voulu ou subi, qu’il résulte d’une volonté tardive des hommes de réduire leur prédation ou qu’il soit imposé par la raréfaction des ressources, le ralentissement de l’activité économique aura des répercussions considérables sur la société, en aggravant une situation de l’emploi plus difficile qu’elle a jamais été et un déséquilibre social d’autant plus précaire qu’il est dorénavant planétaire, en dépit des barrières, barbelés et murs dressant chaque jour plus nombreux leur dérisoire rempart contre la montée inexorable de ceux que leur misère pousse vers ce qu’ils croient être un monde meilleur. En l’absence d’une parfaite conscience de cette situation et de ses conséquences prévisibles, et faute de mesures préalables et d’accompagnement propres à réduire puis à stabiliser le nombre de consommateurs, la décroissance ne peut donc que perpétuer et amplifier un antagonisme primaire relevant d’une lutte des classes aussi archaïque que vaine ainsi qu’aux pires désordres dont les premières victimes seraient les plus défavorisés. N’est-il pas
préférable que des êtres humains moins nombreux, s’inventent et ajoutent à une frugalité imposée à tous par l’épuisement de bien des ressources vitales, de nouveaux moyens de continuer à satisfaire leur premier besoin qu’est le progrès ? Sans sous-estimer l’importance de tout geste allant dans le sens d’une réduction de sa prédation, l’homme a encore, pour peu de temps, la possibilité d’accélérer la mise en œuvre de mesures salutaires – largement engagées pour certaines – portant sur sa démographie et tout ce qui en découle en termes d’économie, donc de consommation et de ressources, mais aussi – et peut-être surtout – socialement.
La prise de conscience des maux engendrés par la surpopulation humaine est encore loin d’être générale, entravée par des tabous et des dogmes que des pouvoirs empêtrés dans leurs contradictions tardent à lever. Ils doivent pourtant comprendre que si le nombre de ses victimes qualifie la faute, chaque jour alourdit la leur, quand le fragile équilibre entre l’humanité et son habitat est sur le point de se rompre. Dans la relativité de la pauvreté et de la richesse de chacun, sur 100 êtres humains qui naissent – et il en naît entre 230 et 280 000 supplémentaires quotidiennement, soit près de 100 millions chaque année – 14 vont grossir les rangs des riches quand 86 rejoignent ceux des pauvres.
Pour toutes précisions concernant la méthodologie conduisant au constat ainsi représenté, voir https://docs.google.com/document/d/1WCRZX7-OdrML4HmbN6lE2Oz_-L_Xa4GAJ5dVuSX2xCI/edit
*https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/la-survie-des-plus-riches-depend-d-206568
**https://www.ined.fr/fichier/rte/General/Publications/Population/2018/2018-1/POPF_1801_DeLuca.pdf
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