Demain, quel monde ?
Le pessimiste sur notre capacité à faire de la crise sanitaire actuelle le point de départ de la construction d’un monde nouveau, meilleur que le monde d’avant, est réel et prégnant. Il ne faut pas douter de nos capacités à changer le cours de l’histoire. Ces capacités seront d’autant plus grandes et efficaces que nous accepterons de nous placer en rupture totale avec les modes de pensée dominants. Un retour sur l’essence même de ce que nous sommes et de ce qu’est le vivant est sans doute la garantie de donner un avenir heureux à cette planète.
L’avenir sous l’angle du pessimisme
Pour Michel Houellebecq « Nous ne nous réveillerons pas, après le confinement, dans un nouveau monde ; ce sera le même, en un peu pire ». Un écrivain n’est pas devin, un diseur de bonnes ou mauvaises aventures. Il est un observateur qui, au-delà des apparences et des lumières éclatantes, perçoit les mouvements, parfois sombres et profonds, qui influencent les hommes et les sociétés. Michel Houellebecq ne dit pas l’avenir mais il nous dit ce qu’il ressent au contact du monde et comme beaucoup d’écrivains, il nous met en garde contre les dangers d’un futur possible voire fortement probable. Il nous met en garde sur le risque de vivre dans un monde qui n’aurait pas appris du chaos, un monde identique à celui d’avant la crise mais un peu pire, c’est-à-dire un peu plus inhumain, violent, et encore plus sourd aux souffrances. L’avenir est-il sombre ?
Marcel Gauchet, pour sa part, se pose une question fondamentale : « Comment avons-nous pu laisser s'installer un tel délabrement de l'Etat, une telle impéritie publique ? ». Son questionnement se double d’un constat pessimiste car pour lui, le pire est l’absence de remèdes à l'horizon. Marcel Gauchet ne voit pas le monde d’après comme la surface d’une flaque d’eau qui, après la chute d’un caillou et l’évacuation de l’onde de choc, retrouve spontanément son aspect lisse. Selon lui, le monde d’après ne pourra pas faire l’économie d’un affrontement entre « les forces très majoritaires qui vont pousser dans le sens du retour au « monde d'avant » et les forces minoritaires, qui vont essayer de capitaliser sur les leçons de la crise pour amener une inflexion dans la marche de nos sociétés ». Marcel Gauchet envisage le retour du politique lequel serait la revalorisation des nations et des Etats comme cadres protecteurs, stratégiques et bases de la vie démocratique. Marcel Gauchet est pessimiste car selon lui, la pauvreté servira encore de cadre à la justification d’un système économique fondé sur la croissance présentée noblement comme l’outil de réduction des pauvretés.
Michel Houellebecq et Marcel Gauchet affichent une forme de pessimisme pour l’avenir. Il est vrai, les forces responsables de notre chaos actuel, lequel est bien antérieur à la crise sanitaire, sont redoutables. Ces forces se mesurent en milliards de milliards de dollars. La dématérialisation de la monnaie et d’une part appréciable des richesses rend ces forces presque sans limites. Il suffit de jeux d’écriture pour détruire un acteur économique, un Etat… L’argent, érigé en dieu tutélaire de l’humanité, a façonné les pensées, les discours, les logiques, le rapport au réel et à soi-même. Des milliers de gens instruits, d’intellectuels répètent partout sur la planète les mêmes phrases, les mêmes règles, et adoptent les mêmes logiques et les mêmes inflexions : croissance, maîtrise des dépenses, réduction de l’intervention publique, ouverture des frontières, bannissement des règles anticoncurrentielles, sanctification de l’actionnariat, adoration des agrégats économiques, des ratios prudentiels, vénération des marchés et fébrilité dans l’observation de ce point magique, cet instant d’entente parfaite, ce croisement sur le graphique de la courbe de l’offre et de la demande.
Un système qui a failli
Indéniablement, le capitalisme sous ses formes diverses (marchand, industriel, financier) a produit des richesses nombreuses et a réduit les niveaux de pauvreté dans le monde. Mais cette action a eu, a encore et aura demain, si rien ne change, un coût élevé, si élevé qu’il est évacué des référents permettant de vendre le système actuel comme non seulement le meilleur système économique de l’histoire, mais le seul et indépassable. La pauvreté est réduite mais en moyenne mondiale et cette réduction ne peut être réellement appréciée à sa juste valeur si on ne prend pas en compte les écarts gigantesques de richesses entre les pauvres et les ultra riches. Le système a créé des richesses innombrables. Il est possible de ce satisfaire de ce constat à la seule condition de ne pas regarder les innombrables destructions réalisées en contrepartie de la création de richesses. Nous avons de beaux téléphones portables, nous avons de l’énergie pour alimenter tous nos gadgets électroniques, nous avons, en certains points du monde, de la nourriture en abondance, nous construisons des villes gigantesques, tout ceci est beau mais cette beauté n’est durable que si nous fermons les yeux sur les pollutions engendrées par ces objets connectés, sur les désastres écologiques causés par les productions d’énergies, sur les innombrables gaspillages, sur les atteintes au vivant résultant de ces villes immenses et des process de l’industrie agro-alimentaire. Il faut détruire pour créer. La destruction créatrice, si chère à Schumpeter, détruit plus qu’elle ne créé sur le long terme mais les indicateurs économiques ne rendent pas compte de ce déséquilibre. Le long terme est une notion abstraite à la plupart des heureux du monde dont l’horizon est celui de leur vie et même de leur reste à vivre. La facture des effets destructeurs des créations incessantes de richesse ne sera présentée qu’aux générations futures, à des inconnus dont on se fiche éperdument.
Le nouvel ordre mondial, vanté par tant de politiques et de décideurs économiques, se veut un ordre sans l’entrave des Etats, sans frontières et sans réelles remises en cause de ses fondements idéologiques. Une dictature nouvelle se met en place : celle du système unique et indépassable, celle de la seule façon de voir et de penser. Les forces qui nous ont conduits à la situation mise en lumière par la crise sanitaire sont terriblement puissantes car elles sont économiques mais aussi mentales. Penser le monde autrement que dans une course permanente à la croissance et au respect d’agrégats financiers est interdit ou le signe d’une tête cabossée. Tout opposant est moqué et vite affublé du qualificatif de populiste. Tout contestataire qui met en lumière des incohérences est un complotiste qui s’ignore. Tout manifestant qui réclame de quoi vivre est traité à coup de tirs de flash-ball. Les médias ont ceci de remarquables qu’ils nous dévoilent spontanément l’uniformisation de la pensée : mêmes unes, mêmes informations, mêmes photographies, même présentation des faits, mêmes critiques, mêmes perspectives. La création de richesses semble avoir appauvri l’espace critique et l’imagination des hommes. Rappelons-nous cette déclaration du Premier ministre au terme de laquelle il n’accepterait pas que soient remises en cause et contestées les mesures prises contre le Covid-19. Affirmer haut et fort que ce qui est fait ne peut pas être contesté est un symptôme de la dictature contemporaine : horizon unique, pensée unique, modèle économique unique, critères d’appréciation de la performance uniques, mode d’organisation des sociétés unique, modalité de mesure de l’efficacité d’un traitement médical unique… Le nouvel ordre mondial se veut un nouvel ordre déserté par le politique et la politique. Plus rien ne se discute s’il s’agit de critiquer ce qui est en place. Ne plus discuter, ne plus débattre, ne plus envisager d’alternatives, ne plus transformer des utopies en réalité, c’est la mort de la politique et de l’homme.
Repenser l’avenir avec espoir
Le libéralisme a produit ses fruits mais ces derniers sont très mal répartis. Marcel Gauchet se trompe en déclarant que le monde changera si un changement radical d'aspirations chez les pauvres se faisait jour. Il faudrait que les pauvres désirent autre chose que l'accès à la consommation des riches. Curieux raisonnement car les pauvres pourraient se rapprocher de la consommation des riches avec une meilleure répartition des richesses déjà produites. Surtout, le monde de demain pourrait être un monde où les riches pourraient aspirer à consommer autrement et sans doute aspirer à une consommation moins basée sur le matériel et l’outrance permanente au toujours plus de ci et de ça. Les aspirations consuméristes des pauvres ne sont donc pas un frein au changement du monde, ce qui est un frein au changement, c’est le maintien des aspirations consuméristes des riches basées sur des choses inutiles répondant à des besoins fabriqués et sans réelle utilité pour le bonheur.
Michel Houellebecq a raison de nous avertir que le monde de demain sera peut-être le monde d’avant mais un peu pire. Il sera en peu pire si la course à la croissance continue, si les destructions des écosystèmes s’accélèrent et si les formatages de la pensée sont accentués par l’incessante répétition des mêmes mots, des mêmes litanies sur nos écrans toujours plus nombreux et encerclants. Le monde de demain sera le monde d’hier mais un peu pire si la dictature libérale et mondialiste qui est déjà en place renforce ses assises et ses moyens de pressions mentales et de répressions physiques.
Le capitalisme forge-t-il de manière mécanique et imparable des milliardaires cyniques dont le seul horizon est celui du terme de leur existence ? Le croire serait avoir une vision de l’homme bien manichéenne. Dans toutes les strates de la population, il y a des hommes bons et lucides mais aussi des hommes mauvais et aveugles ou pervers. Le monde de demain changera si tous les hommes et toutes les femmes de bonne volonté se rassemblent nonobstant leur origine sociale. Il faut abandonner la plupart si ce n’est toutes les idéologies qui nous ont conduits à la situation actuelle. Le premier défi pour préparer le monde de demain est de tout remettre à plat, et surtout, de cesser de voir l’autre comme un ennemi au motif qu’il n’est pas comme nous, y compris du point de vue de sa fortune. La circonstance que même chez les bénéficiaires du système se trouvent des personnes susceptibles de le remettre en cause est une aubaine.
Passer d’un monde à l’autre peut se faire par l’étape préalable du bilan et du recensement des dysfonctionnements. Ce travail est long, source de conflits, de débats interminables et de chausse-trappes dangereuses. Peut-être sera-t-il plus utile de se mettre d’accord sur l’avenir que l’on veut donner à la planète, à l’humanité et à toutes les espèces vivantes. Quels sont les buts et quelle est l’utilité de nos existences ? Quelles sont les choses qui ont de la valeur et de l’importance ? Comment considérer notre planète et ses ressources ? Quel mode de relation nous voulons entretenir avec notre environnement ? Quel avenir pour l’humanité ? Quelle projection l’humanité peut-elle envisager dans l’immensité qui nous entoure ? Toutes ces questions sont les briques essentielles, utiles et nécessaires pour fonder et bâtir le monde de demain, un monde meilleur que le monde d’avant. Plus ces questions paraîtront naïves, futiles et décalées par rapport à ce que l’on considère comme des urgences ou des fondamentaux actuels, plus une certitude se renforcera, la certitude que ces questions sont justement celles dont les réponses permettront une rupture avec le monde d’hier et d’aujourd’hui.
Cette mise à plat des objectifs de notre civilisation sera insupportable à ceux qui ne veulent pas changer leur mode de vie et de pensée. Elle sera d’autant plus insupportable si ces derniers ont l’impression qu’ils vont perdre leur situation et leurs avantages. Redonner du sens à ses actions, à sa vie ce n’est pas voir sa situation de dégrader. Seuls les individus, qui ne voient comme sens à l’existence que la suraccumulation de richesses et de capital, s’opposeront durablement et peut-être violemment à ce travail de refondation de nos sociétés. L’affrontement envisagé par Marcel Gauchet entre ceux qui veulent le maintien du monde d’avant et ceux qui souhaitent infléchir la marche de nos sociétés sera peut-être inévitable. Toutefois, l’exemple du chaos créé par une pandémie mondiale, la prise de conscience de la fragilité de nos sociétés soumises aux aléas de la nature et à la folie de quelques hommes peuvent créer un doute dans l’esprit des forces conservatrices. Un doute sur le caractère inexorable et indépassable du système actuel. Ce doute sera d’autant plus fort si une fraction de l’humanité décide que cela ne peut plus durer. Les changements ont souvent été le fait de l’action initiale d’une minorité. Qui aurait pensé, sous le règne d’Auguste, que quelques individus entourant un marginal en Palestine allaient faire s’écrouler l’empire romain et influencer l’humanité pendant des millénaires ? Ceux qui prendront au sérieux ces quelques questions utiles et nécessaires pour fonder et bâtir le monde de demain seront sans doute ceux qui sauveront l’humanité.
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