Dépression : maladie ou « malaise dans la civilisation » de l’homme moderne ?
340 millions de personnes dans le monde, dont 3 millions de Français, souffriraient de dépression. Au-delà de la réalité du mal, voilà bien un mot fourre-tout, un mot en promo pour le panier psy de la ménagère de moins de 50 balais – la plus touchée. Exit les vieilles névroses freudiennes, le blues de papa et la neurasthénie du XIXe : la dépression s’impose comme l’un des « maux/mots » les plus à la mode du moment… Attention à l’intox sémantique !
« L’invention de la dépression » : épidémie du mal... ou du mot ?
Le psychanalyste Joël Bernat fait remarquer à juste titre que « le succès foudroyant de la dépression devrait faire terriblement question : car à peine la notion inventée, l’épidémie (diagnostique) est foudroyante. Mais épidémie du mal - ou du mot ? », s’interroge-t-il.
Car le mal, lui, n’a rien de nouveau. Si le terme de « dépression » naît bien en 1970, ses signes, eux, sont vieux comme le monde. Il est évident qu’avant 1970, la « dépression » était un état décelable chez tout individu et dans toute pathologie sans être l’apanage d’aucune en particulier, ni en elle-même une pathologie bien définie.
Alors pourquoi cette date ?
Pour Joël Bernat, elle marque « une lente évolution qui, aux États-Unis entre 1960 et 1980, fut marquée par une sorte de retournement : le passage d’un temps où des signes cliniques étaient relevés et rassemblés en entités, suivi d’une quête de traitements adaptés… à une approche inverse, où c’est le médicament (la molécule) existant et ses effets qui créent une nouvelle clinique, et qui défait ainsi obligatoirement les entités précédemment construites (…) Un mauvais esprit dirait ainsi que les humeurs ou les affects deviennent peu à peu des maladies mentales... en fonction des progrès de la pharmacopée ? »
Hippocrate l’a dit en son temps : « c’est en définitive le traitement qui révèle la nature des maladies ».
La nature des maladies… et la mutation des valeurs où l’homme sain n’est plus un homme qui jouit seulement du « silence de ses organes », mais un surhomme débarrassé, grâce à la toute-puissance de la chimie, de l’entrave improductive de ses affects et humeurs.
« Nous assistons à une curieuse distribution : si le progrès est accordé au monde (surtout technologique), le déclin semble s’adresser de plus en plus à l’humain. Ainsi, l’on passe d’une vision de l’être comme fragile et vulnérable face au monde ou face aux dieux à une vision idéale de l’être comme surhomme, toujours performant, et donc menacé de faillite, celle-ci étant désormais considérée comme maladie... »
Le déprimé, symptôme du mal de sa société
Mais n’est-ce pas plutôt notre modèle de société qui est malade, avec pour signes cliniques patents une éruption massive de dépressifs, comme autant de trous noirs sur le visage vérolé d’un capitalisme qui voudrait faire bonne figure, sinon peau neuve ?
« Ce signifiant majeur du malaise contemporain – "dépression" – est le paradigme de la capture de la santé mentale des individus par l’économie dite libérale. On le sait, c’est l’industrie pharmaceutique qui en soutient la "pertinence" (…) La découverte de la chimie antidépressive a créé de toute pièce une entité clinique dans un but strictement mercantile : vous êtes dépressif ! Consommez ! L’ordonnance médicale devient un ordre ! » ( Roland Chemama : Dépression, la grande névrose contemporaine, Editions Erès).
L’inflation, l’épidémie de dépression permet de faire passer par chacun la pilule amère d’un monde qui lui n’est pas près d’aller se faire soigner. Et c’est bien connu : plus on est de fous et de dépressifs, plus on rit, plus on est brossés dans le sens prozacien du poil à gratter. Car il est évident que plus le diagnostic de dépression sera posé et accepté, que plus seront pointés comme « problème majeur de santé publique » et « mal du siècle » ce qui est avant tout un symptôme endémique de désabonnement aux agapes de notre société moderne de consommation, plus il y aura de gens pour se dire « dépressifs », soulagés, à défaut de pouvoir être guéris, de mettre enfin un mot providentiel, promu au noble rang de pathologie occidentale sur leur mal-être singulier... dans une civilisation qui exclut tout sujet qui ne se plie pas au jeu de ses valeurs de réussite, de forme, de bien-être, de plaisir et de jouissance en kit.
Le déprimé menace ainsi l’idéal consumériste et social. Une sorte de krach personnel à la bourse de tous les paris, de descente en flèche des actions. Liquidation totale du Moi. Je néant vide rien. Le dépressif ne travaille plus, ne consomme plus, ne désire plus... Il dit « pouce » quand on voudrait le pousser : à travailler plus, à gagner plus, à consommer plus… Il ne joue plus le jeu des mises à l’épreuve et évaluations incessantes, et refuse d’attraper le pompon d’hypothétiques gratifications : il se dé-prime littéralement.
« Les pratiques managériales banalisent la multiplication d’exigences contradictoires et de messages paradoxaux dans le monde du travail. Par exemple, faire toujours plus et mieux avec toujours moins. Dans ce contexte, le sens de l’action se perd dans l’hyper activisme, l’énergie psychique dans la dépression, le temps de la vie dans l’urgence, les solidarités collectives dans l’individualisme exacerbé, la quête de l’excellence dans la production de l’exclusion. Au nom de la flexibilité, de la performance, de la modernisation, on voit se généraliser le "harcèlement social" qui met l’ensemble des travailleurs, cadres et non-cadres, sous pression. Emergent alors des pathologies diverses liées au stress comme la dépression… » (Vincent de Gaulejac, conférence « violences innocentes et souffrance au travail »)
Comment notre société pourrait-elle aimer ses déprimés ? Comment pourrait-elle les valoriser ? Comment ne pourrait-elle pas avoir pour intention de stigmatiser comme « vrais malades » de tels peine-à-jouir ? Et ce, même si en ces temps de crise, il est devenu de bon ton de s’émouvoir du fameux « moral des ménages ». On nous fait ainsi croire, dans un joli tour de passe-passe capitalo-capituliste, que la dépression est la conséquence d’un manque d’objet, quand à y regarder de plus près elle apparaît davantage comme un manque de manque. La « crise » nous sera bientôt vendue comme n’importe quel bien, avec valorisation du radin, retour en force du système D, des produits super-économiques, car la crise a son marché, le dit « bon marché », et nous verrons bientôt plus que jamais dans les publicités des couples déprimés et criblés de dettes sur fond gris se réjouir de telle bonne affaire ou s’enthousiasmer d’un départ ivre vers l’amer. La survie sociale deviendra divertissement et les déprimés débrouillards nos grands zéros modernes. Marchandisation parfaite d’un état d’âme négatif, qui devient alors complice de ce qu’il se tue littéralement à refuser : l’avatar, le voile de l’objet sur l’inassouvissable du désir.
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