Depuis Reagan, le « néoradicalisme » de Washington
À l’issue d’une campagne particulièrement virulente, et sauf coup de théâtre, un démagogue milliardaire à l’équilibre psychologique incertain va devenir le 45ème Président des États-Unis. Depuis cet échec historique de la candidate démocrate, ses partisans nous mettent en garde sur les dangers de la future présidence Trump, ce qui n’est pas dénué de fondements vu les dérapages, la personnalité et l’entourage du « populiste » républicain. Ils semblent néanmoins oublier que la « progressiste » Hillary Clinton est réputée tant pour son militarisme excessif que pour son étroite proximité avec les milieux bancaires à l’origine d’une crise systémique sans précédent – après un quart de siècle de déréglementation financière initiée sous Ronald Reagan et aggravée par ses successeurs. Fatalement, les connivences d’Hillary Clinton avec Wall Street ne pouvaient que mettre en doute sa volonté de réguler le secteur de la finance, ce qui l’a grandement desservie durant cette campagne.
En politique étrangère, comme l’a souligné un chercheur américain basé à Moscou, les dirigeants russes étaient persuadés que les États-Unis tenteraient de déclencher une guerre contre la Russie en cas de victoire d’Hillary Clinton. Au lendemain des élections, un proche conseiller de Vladimir Poutine confirma cette préoccupation majeure du Kremlin, qui avait notamment conduit les autorités russes à alerter leur population sur les risques de Troisième Guerre mondiale – une démarche extrême visant probablement à intimider l’Occident, mais dans un contexte tendu au point d’inquiéter le ministre des Affaires étrangères allemand ou l’ancien Président russe Mikhaïl Gorbatchev. Selon le chef d’états-majors interarmées du Pentagone, la mise en place d’une zone d’exclusion aérienne en Syrie aurait conduit la Maison-Blanche à déclarer la guerre à la Russie et ses alliés locaux. Malgré cette mise en garde, Hillary Clinton entendait imposer cette « solution » dans la guerre en Syrie, comme s’en étaient alarmés différents experts auprès du Guardian en octobre dernier. Chantre d’une « responsabilité de protéger » ayant abouti au chaos libyen, elle souhaitait intensifier le soutien déjà conséquent des États-Unis en faveur de rebelles pas aussi « modérés » qu’on nous les a décrits jusqu’à présent. Et selon de nombreux spécialistes, dont l’ancien directeur de cabinet de Leon Panetta à la CIA et au Pentagone, Hillary Clinton aurait ambitionné de renverser l’État syrien – malgré l’appui militaro-diplomatique du Kremlin en faveur du gouvernement el-Assad.
Dans un contexte aussi périlleux – et quoi que l’on pense de Donald Trump –, le fait qu’il veuille mettre un terme à cette escalade et adopter une ligne politique moins hostile envers la Russie ne peut qu’être rassurant, comme l’avait souligné le grand reporter Régis Le Sommier. Reste à savoir si le futur Président y parviendra, ce qui est loin d’être garanti au vu des antagonismes structurels entre Washington et Moscou. D’ailleurs, le Congrès vient d’interdire à nouveau la coopération militaire entre les États-Unis et la Russie, tout en autorisant pour la première fois le Pentagone à fournir des missiles anti-aériens aux rebelles en Syrie. Qu’elle soit concrétisable ou pas, cette volonté d’apaisement de Donald Trump a été saluée par la représentante démocrate Tulsi Gabbard – l’ex-conseillère du candidat Bernie Sanders dans le domaine des affaires étrangères, et l’une des parlementaires les plus pacifistes du Congrès. Une telle ouverture d’esprit est rare chez les Démocrates, et plus généralement chez les partisans d’Hillary Clinton. En effet, vanté par une écrasante majorité de la presse américaine, le « progressisme » de l’ancienne rivale de Trump les empêche de percevoir son radicalisme, qui aurait pu aboutir à une guerre entre les États-Unis et la Russie. Inquiets de la victoire du « populiste » républicain, ils ne semblent pas non plus avoir conscience des dérives préoccupantes du gouvernement américain, en particulier depuis les attentats du 11-Septembre.
En effet, lorsqu’ils décrivent le futur Président comme une menace à la paix et à la démocratie, ils oublient le fait que George W. Bush et son successeur ont mené des politiques particulièrement agressives à l’étranger (interventions, exécutions, détentions illégales) et autoritaires sur leur territoire (surveillance, expulsions, incarcération de masse). Dans la majorité des cas, ils ont pu imposer ces décisions en vertu de pouvoirs exorbitants et incontrôlés, que Barack Obama vient d’élargir unilatéralement, et dont le futur locataire de la Maison-Blanche héritera légalement. Depuis les attentats du 11-Septembre, les prérogatives présidentielles se sont démesurément renforcées, et l’on peut considérer que l’appareil de sécurité nationale est devenu si gigantesque et puissant qu’il constitue désormais une « quatrième branche du gouvernement », mais qui n’est pas soumise aux contre-pouvoirs démocratiques. Ce contexte menaçant pour l’état de droit américain et pour la paix mondiale semble échapper à la majorité des citoyens qui s’alarment, à juste titre, de la future présidence Trump.
La radicalisation néolibérale de Washington depuis Reagan
En réalité, depuis l’ère Reagan, les prédécesseurs de Donald Trump n’ont pas véritablement fait preuve de modération, non seulement dans leurs politiques militaro-sécuritaires, mais également dans leurs réformes socio-économiques. En effet, l’imposition progressive du néolibéralisme inégalitaire depuis les années 1980, puis la brusque instauration du néoconservatisme guerrier à partir du 11-Septembre ont été accompagnées d’un durcissement sécuritaire permanent – malgré les alternances entre Présidents démocrates et républicains. D’ailleurs, les politiques de surveillance extrajudiciaire et d’incarcération de masse ont été respectivement lancées et aggravées par le « progressiste » Bill Clinton, dont le bilan économique positif fut ensuite éclipsé par sa responsabilité centrale dans la dérèglementation bancaire et la crise financière qui s’ensuivit.
Ce phénomène, que nous pourrions appeler le « néoradicalisme » de Washington, date en fait de Ronald Reagan. En effet, la dérégulation néolibérale amorcée par ce Président a été aggravée par ses successeurs, ce qui a fini par déstabiliser l’ensemble du système financier global. Selon l’économiste colombien Daniel Munevar, « cette tendance (…) a ensuite été poursuivie par l’administration de George Bush senior, approfondie par le gouvernement du démocrate [Bill] Clinton et portée à ses extrêmes par George W. Bush. La dérégulation du système financier a créé les conditions d’une expansion sans précédent du crédit privé, semant par là-même les germes de la crise financière actuelle et, par suite, de la récente explosion de la dette publique. » Comme l’a souligné le commissaire et spécialiste de la criminalité financière Jean-François Gayraud, « les lois de dérégulation ont mis en place une nouvelle architecture du monde autour [du triptyque] (...) “privatisations, rigueur budgétaire, libre-échange” ». Et d’après l’économiste Jean-Michel Quatrepoint, ce processus néolibéral a eu des conséquences particulièrement néfastes en Occident (chômage de masse, désindustrialisation, explosion des inégalités...), ce que les classes moyennes et défavorisées ont subi jusqu’à présent, et qui expliquerait en grande partie la victoire du rival d’Hillary Clinton.
Depuis les années 1980, le néoradicalisme de Washington est donc un phénomène structurel et bipartisan, qui a encouragé l’explosion des inégalités aux États-Unis et dans le monde, et l’instabilité géopolitique globale depuis la présidence de George W. Bush. En conséquence, ce processus a attisé un mécontentement populaire dont la victoire de Donald Trump pourrait être le paroxysme aggravant, contrairement aux attentes de ses électeurs. Dans tous les cas, le résultat de ce scrutin semble moins constituer l’avènement soudain du « fascisme » aux États-Unis que la conséquence logique d’une radicalisation constante des élites américaines depuis la présidence Reagan. Consacrant la primauté des intérêts privés, cette administration et les suivantes ont imposé un néolibéralisme insidieusement autoritaire, récemment désigné dans le Guardian comme « la source de tous nos problèmes », et de plus en plus massivement rejeté par les populations occidentales depuis le krach boursier de septembre 2008 (référendum grec, Brexit, élection de Trump, risques d’Italexit...).
La radicalisation néoconservatrice de Washington depuis Bush Jr.
À la suite des attentats du 11-Septembre, ce néoradicalisme de Washington fut exacerbé par les errances guerrières et les lois liberticides de l’administration Bush. Sur la scène internationale, ces excès militaristes résultèrent essentiellement du projet méconnu d’hégémonie mondiale des néoconservateurs, dont « Richard Perle, Douglas Feithet Elliott Abrams – ainsi que leurs compagnons de route tels que Paul Wolfowitz ». Au début des années 1980, ces derniers quittèrent le Parti Démocrate « et prêtèrent allégeance au Républicain de droite Ronald Reagan. Au sein de l’équipe de politique étrangère du nouveau Président, ils formèrent un important noyau dur pro-israélien, défendant le concept de “paix armée”. À la fin de l’ère Reagan, » ils se distinguèrent par « leur engagement en faveur des politiques de changement de régime au Proche-Orient, de confrontation avec la Russie, et d’opposition à des institutions multilatérales telles que les Nations-Unies. »
Une décennie plus tard, après avoir été nommés aux postes clés de la sécurité nationale par le Vice-président-élu Dick Cheney, ces mêmes individus concrétisèrent leurs projets militaristes en les justifiant par le 11-Septembre, avec des résultats calamiteux : guerre perpétuelle contre une mouvance jihadiste pourtant soutenue par les alliés sunnites des États-Unis ; destabilisation durable de l’Irak ; au moins 1,3 million de morts engendrés par la « guerre globale contre la terreur » ; près de 5 000 milliards de dollars de dépenses militaro-sécuritaires ayant précipité la crise financière de 2008 et le réarmement mondial ; unilatéralisme et affaiblissement du Droit international onusien ; guerres secrète et économique inefficaces pour contrer le programme nucléaire ambigu et l’influence croissante de l’Iran ; bouleversement de l’équilibre stratégique mondial suite au retrait des États-Unis du traité ABM en 2002 et à la relance du « bouclier antimissile » ; rejet explicite de l’unilatéralisme américain par la Russie à partir de l’année 2007... À l’exception notable de leur ancien chef de file Dick Cheney, qui a soutenu Donald Trump, les néoconservateurs à l’origine de ces politiques désastreuses ont majoritairement appuyé la candidature d’Hillary Clinton – des soutiens qui ne l’ont pas aidée à rétablir sa popularité vacillante.
Et si les élites occidentales n’avaient pas conscience de leur radicalité ?
Perpétué par un Président Obama plus subtilement belliciste que son prédécesseur, ce néoradicalisme de Washington est aujourd’hui symbolisé tant par le militarisme débridé d’Hillary Clinton que par l’autoritarisme excessif de Donald Trump, dans un contexte de néolibéralisme hégémonique depuis l’ère Reagan. Or, si le vainqueur de ce dernier scrutin semble conscient de sa radicalité – qu’il a probablement exagérée pour séduire les électeurs les plus extrémistes –, son ex-rivale incarne, selon un chroniqueur du New York Times, les « dangers de la pensée unique élitiste, de la vénération du pouvoir de la Beltway, du culte d’une action présidentielle au service d’idéaux douteux. [Hillary Clinton symbolise] les périls d’une imprudence et d’un radicalisme qui ne sont pas perçus comme tels par les intéressés, puisqu’ils sont convaincus que si une idée est dominante et banalisée chez les grands et vertueux [dirigeants], elle ne peut être une folie ».
Comme exemples d’idées radicales et majoritaires à Washington, ce chroniqueur cite le soutien bipartisan à la guerre d’Irak de George W. Bush, qui avait été votée par Hillary Clinton lorsqu’elle était sénatrice. Il fait également référence à la dérégulation financière amorcée par Reagan et aggravée par ses successeurs, dont nous avons rappelé les conséquences néfastes pour les travailleurs occidentaux, notamment dans les États post-industriels de la Rustbelt. En réponse à leur déclassement, un certain nombre d’électeurs américains ont choisi un candidat outrancièrement « populiste ». Or, ce dernier a finalement recruté plusieurs milliardaires aux postes clés de son cabinet, et sa victoire a engendré depuis un mois des hausses record à Wall Street – renforçant les multinationales qu’il a continuellement fustigées durant sa campagne. Depuis son élection, Donald Trump est tout de même revenu sur des promesses trop extrêmes. En parallèle, il a poursuivi sa dénonciation des impacts négatifs du libre-échange, critiquant les délocalisations des entreprises américaines. Et il a de nouveau blâmé les interventions militaires dans le Grand Moyen-Orient, qui ont causé plus d’un million de morts et mobilisé des trillions de dollars pour des objectifs moins antiterroristes (Irak, Afghanistan) ou humanitaires (Libye, Syrie) que géostratégiques.
Priorisant l’abandon de cet interventionnisme et le redressement économique des États-Unis – des principes soutenus par les progressistes Tulsi Gabbard et Bernie Sanders –, cette remise en cause du consensus néolibéral et néoconservateur de Washington par le futur Président est loin d’être garantie. Néanmoins, ses arguments de rupture sont critiqués par de nombreux observateurs, dont ceux qui considèrent que les orientations militaristes et libre-échangistes de ses prédécesseurs ne peuvent être contestées. Ainsi, bien que poussées à leurs extrêmes depuis la présidence Reagan, ces politiques sont rarement désignées par les médias comme la principale cause des séismes électoraux qui secouent l’Occident. En effet, lorsque l’on analyse les raisons de la victoire de Trump, les ingérences non prouvées de la Russie, les fuites compromettantes de Wikileaks, les « fausses informations » sur les réseaux sociaux et le revirement surprise du FBI à quelques jours du scrutin constituent des explications nettement plus commodes pour l’establishment pro-Clinton – qui refuse d’admettre sa grande part de responsabilité dans cette débâcle électorale.
Dans ce contexte de déni collectif, la future présidence Trump est souvent perçue comme une catastrophe imminente, ce qui est hélas probable. Néanmoins, comme nous l’avons souligné, le néolibéralisme sans limite a grandement appauvri les classes moyennes, l’appareil militaro-sécuritaire américain s’est dangereusement renforcé, et la perspective d’une victoire d’Hillary Clinton suscitait des craintes fondées de guerre mondiale et d’impunité de Wall Street. Ignorant cette réalité, et puisqu’elles ont massivement rejeté la candidature d’un extrémiste notoire au profit d’une concurrente pourtant loin d’être modérée, les élites occidentales ne semblent pas prendre la mesure de leur radicalisme – dont nous avons fait remonter les origines à l’ère Reagan, et qui s’est aggravé à partir du 11-Septembre.
En effet, lorsque nos dirigeants fondent leurs décisions sur ce qu’ils pensent être l’efficacité économique, la lutte contre le terrorisme, la protection des peuples opprimés ou l’exportation de la démocratie, ils sont susceptibles d’être aveuglés par la conviction d’agir au nom du « Bien » – ce qui justifie tous les abus (dérégulation forcenée, dumping social et fiscal, lois liberticides, guerres chaotiques...). Chez nos élus, cette perception trompeuse de ce qu’est l’intérêt général est renforcée par le conformisme médiatique, qui s’est récemment manifesté par l’unanimisme de la presse en faveur d’une candidate pourtant réputée militariste, antirusse et trop favorable aux intérêts de Wall Street. Or, nous savons désormais que de telles dérives politiques peuvent avoir des conséquences inattendues, indésirables, et parfois même dévastatrices. Ainsi, sans une prise de conscience de ce néoradicalisme en Occident, des catastrophes comparables au krach de 2008, à l’austérité nocive ou aux guerres d’Irak, d’Afghanistan et de Libye ont vocation à se répéter, au nom du « Bien » mais au détriment de l’humanité.
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