Derrière le défilé patriotique : la Dedovchtchina ou le sévice militaire du soldat russe
« Ici tout le monde bat tout le monde. Les quillards, les officiers , les adjudants. Ils se bourrent la gueule à mort et tabassent leurs subalternes (...) Ici, personne ne parle un langage humain, tout le monde s'exprime avec les poings. Parce que c'est plus simple, parce que c'est plus rapide et plus clair. Parce que de toute façon vous crèverez tous les uns après les autres, sales chiens. »
Dans son livre « Alkan-Iourt » (Bizarrement traduit dans la version française par « La couleur de la guerre ») Arkadi Babtchenko résume parfaitement en quelques mots la brutalité régnant dans les régiments du contingent russe.
L'Armée Russe est l'école de la violence. La fuite et le suicide accompagnent les pensées du petit soldat, la faim, la fatigue et la douleur deviennent son pain noir quotidien. S'il ne nourrit pas son corps, il nourrit son âme de fiel et d'amertume, le garçon engrange de la colère, assez pour toute une vie. C'est la dedovtchtchina qui régne en maître absolu. Mais qu'entend-on derrière ce mot difficile à prononcer pour une langue française ? Je reprend la définition de Babtchenko : La dedovtchtchina / дедовщина est un ensemble de règles, un recueil particulier de lois, dont l'infraction est passible de châtiments corporels.
Ce recueil officieux, ayant toujours plus ou moins existé dans l'Armée Rouge, c'est durant la guerre d'Afghanistan (1979-89) qu'il est devenu une constante établie au sein des régiments.
Durant son service militaire, le jeune appelé russe va connaître trois paliers. Il est d'abord un « esprit », puis il deviendra un « crâne » et enfin un « quillard », un « grand-père » (ded/дед) ou un « ancien ». Sa majesté l'ancien a tout les droits, l'esprit n'en a aucun. Tout ancien digne de ce nom se doit de posséder un esprit, autant dire un esclave personnel. Lui et lui seul pourra le battre à sa guise, mais le protègera également contre un autre ancien, ou un crâne qui s'aviserait de racketter ou cogner son « esprit ».
C'est dans son intérêt que l'esprit doit accepter de devenir l'esclave d'un ancien. Ainsi il ne sera battu que par un seul homme, et ce dernier, à qui il pourra se plaindre des brimades commises à son encontre par d'autres anciens se chargera de rétablir la justice. Avec un peu de chance, il tombera sur un ancien ni vicieux, ni revanchard, qui se contentera, pour sauver la face et la tradition, de lui flanquer une baffe de temps à autre, ou de lui faire cirer ses bottes. L'esprit n'est tenu d'obéir qu'à son ancien et peut envoyer se faire foutre tous les autres sans craindre de représailles... Du moins en théorie.
Entre ces deux paliers, le crâne navigue, cognant et se faisant cogner tour à tour. Car seuls les anciens ont théoriquement le droit de battre et racketter les esprits.
Je vous épargne la liste des devoirs et obligations de l'esprit car au final, il n'est besoin d'aucune raison valable pour que les anciens décident de vous battre, ou vous imposer des tâches absurdes, humiliantes, ou encore de vous racketter le moindre kopeck qu'il soupçonnera être dans votre poche. Ou encore d'exiger une somme que vous serez dans l'obligation de lui apporter à une date précise sous peine de raclée mémorable.
A la nuit tombée, quand les officiers désertent la caserne, l'angoisse prend à la gorge les jeunes soldats. C'est l'heure de la dedovtchtchina, ce qu'on appelle pudiquement un bizutage excessif.
Ce terme pourrait prêter à rire si derrière lui il n'y avait le drame de garçons que le service militaire laissera traumatisé physiquement et moralement, parfois handicapé à vie, parfois décédé. Vous voyez partir votre fils, un homme jeune, fort et en pleine santé, et vous voyez revenir le même, non, plus vraiment le même, il revient amaigri, dépressif, traumatisé, nerveux, agressif, névrosé, ayant perdu appétit et sommeil, la santé totalement ravagée, les poumons et les reins abîmés, les dents cassées branlantes à force de se prendre coups de poing, de pieds, de coude. Ou c'est un cercueil plombé que l'on vous ramène... Voilà... Votre fils a fait son devoir patriotique. Soyez fier de lui.
Brimades et humiliations sont un lot quotidien qui poussent fatalement au suicide les plus fragiles. Si le corps finit par devenir plus ou moins insensible aux coups, l'angoisse et l'humiliation qui rongent l'âme vous mènent au bord du précipice. La faim et le manque de sommeil abrutissent. L'injustice imprègne votre âme d'une violence qui sera difficile à extraire. Ceux qui ont subi feront subir, par vengeance, par tradition... Plus tard, de retour dans le civil, cette violence explosera d'une façon ou d'une autre. Contre les autres ou contre soi-même.
Profondément ancré dans l'esprit militaire russe, le mal est connu, dénoncé, cependant personne ne s'attache à le déraciner. Quelques officiers tentent d'enrayer cette fatalité, s'attelle à faire de la prévention, à raisonner les soldats mais la « tradition » est plus forte que quelques bonnes volontés. Trop flagrant, alors il est puni, quand par exemple une vidéo court sur internet et les réseaux sociaux. On prononce une peine de prison ferme aux bourreaux car on ne peut pas faire autrement, mais voilà tout. Pourquoi cette indifférence, cette mauvaise volonté ?
Peut-être parce qu'un homme en colère devient un soldat impitoyable et ça peut toujours servir sur un théâtre d'opération. La haine accumulée deviendra une arme de destruction massive. C'est en frappant un chien qu'on le rend mordant et agressif. Pour les hommes, la méthode fonctionne aussi.
Alors pourquoi aller contre une tradition bien implantée qui peut au final se révéler utile ? Les faiblards, les déserteurs, les handicapés, les suicidés ne sont qu'un pourcentage de perte acceptable. La vie d'un soldat n'a jamais eu grande valeur en Russie, soviétique ou non.
Arkadi Babtchenko, dans son livre, raconte, non sans humour, le discours d'un officier sur la place d'armes, face aux soldats. A ses côtés, deux « esprits » la face gonflée et les yeux disparaissant derrière de monstrueux cocards se tiennent tels deux voleurs pris en faute, profil ravagé et bas. Ils savent bien qu'une fois l'officier parti, ils prendront une raclée pour leur apprendre à afficher leurs gueules défoncées. La première technique que doit apprendre un jeune appelé, c'est camoufler ses cocards et ses hématomes, la deuxième c'est apprendre à cogner sans laisser de marques...
L'officier gronde, raisonne, explique, condamne, usant tour à tour d'un ton menaçant ou paternaliste et finit par annoncer qu'il ne tolèrera plus ce genre de comportement vis à vis des p'tits jeunes et que dorénavant les punitions vont tomber. Au moment, où il termine son discours, on entend un bruit de verre brisé et des gueulement féroces « Sale chien, j'aurai ta peau !!! » tandis qu'un jeune soldat s'écrase sur le pavé de la place d'armes après avoir traversé une fenêtre. C'est un esprit de la caserne voisine qu'un ancien vient de jeter par la fenêtre fermée après lui avoir collé une rouste... L'officier a regardé, puis il a ordonné de rompre les rangs et s'en est retourné au mess sans broncher.
L'épidémie ayant atteint quasiment toutes les casernes du vaste pays, les activités nocturnes des bourreaux perdurent et les victimes subissent en silence, car balancer ses collègues n'est pas digne d'un esprit de corps, c'est faire acte de trahison. Réduire le temps de service militaire des appelés, passé de 3 à 2 ans, n'a pas amélioré la situation. En 2002, près de 8000 appelés sont morts durant leurs deux années de leur service, en 2003 ce sont 9000 garçons qui ont trépassé. De quoi terroriser les parents et les fils. Alors on paye pour l'exemption. Quand on peut. Il y a quelques années, il fallait compter entre 1000 et 5000 €, une somme considérable pour une famille russe. Sur 350 000 appelés par an, 40 000 parviennent à se faire exempter. Les plus pauvres, les plus fatalistes et ceux qui voient dans l'accomplissement du service le devoir patriotique qu'ils doivent à leur pays, tous ceux là affrontent, résistent, s'en sortent, ou pas. Tous garderont des séquelles...
Reste la désertion, plusieurs dizaines de milliers par an malgré la prison ferme qui attendent les fuyards. Le Comité des Mères de Soldats ainsi que Mémorial tentent d'aider les déserteurs et leurs familles. Ils soutiennent, alertent, se battent à coups de déclarations publiques pour les vivants et aussi les morts...
Car les morts au combat sont également maltraités. Durant la première guerre de Tchétchénie, les corps n'étaient pas souvent ramassés. Les appelés du contingent, mal formés, ayant 6 mois de classe derrière eux durant lesquels ils avaient passé le temps à être cognés, sans aucune autre instruction solide, étaient envoyés à une mort certaine, et ils sont tombés, tombés par milliers. Corps abandonnés, carbonisés sur lesquels passaient les chars et les véhicules blindés, les soldats étaient considérés comme disparus. Grâce au Comité des Mères de Soldats, un effort a été fait, et on a créé un laboratoire médico-légal à Rostov-sur-le-Don, avec des équipements sophistiqués et d'immenses frigos pour conserver les corps. Une équipe tente de redonner une identité aux cadavres. Les pères et les mères défilent afin de reconnaître un fils avec parfois pour tout support un pied resté miraculeusement indemne dans sa botte alors que le reste du corps a totalement été carbonisé ou mis en miettes dans l'explosion du BTR. Surréaliste... Les tests ADN ? Trop coûteux.
Inutile de compter sur le genre de médaillon double d'identification que portent en général les soldats. En Russie, ils étaient inexistants ou bien en aluminium, et fondaient dans les flammes. De peur de disparaître et de reposer ailleurs que dans leur propre terre, les soldats achetaient alors à leurs frais des médaillons en acier inoxydables et les faisaient graver. Il y a quelques années, quand je m'y suis rendue moi-même, il restait encore au labo de Rostov plus d 'une centaine de corps non identifiés de la première guerre de Tchétchénie (1995) !
Depuis des années, le Comité des Mères de Soldats bataille pour la survie de ce laboratoire, réunissant clichés radios, photos, et tous les signes distinctifs permettant d'identifier le corps des soldats afin de les rendre à leur famille et de donner à ces jeunes hommes tombés pour leur patrie les honneurs qu'elle leur doit ainsi qu'une tombe décente.
Janvier 2000. Lettre de Roman à sa mère : « Je suis maintenant à l'hôpital militaire. Maman, viens vite ici, si tu peux, tant que je ne suis pas mort. Huit camarades se sont déjà enfuis, certains se sont mis une balle dans la tête. Maintenant on ne nous donne plus d'armes. D'autres se pendent, s'ouvrent les veines. On gèle dans les casernes, il n'y a pas de chauffage, c'est comme si on dormait dehors. »
Des appelés morts d'hypothermie ne sont pas une rareté et ce genre de missive n'est pas une exception. Le Comité des Mères de Soldats en a lu des milliers, apportées par des mères en pleurs et rongées par l'angoisse.
Leurs gosses brutalisés les appellent au secours. Même à l'hôpital, on les bat et on les attache parfois à leur lit, on les prive de nourriture. Les garçons attrapent la furonculose, la tuberculose, parfois le SIDA car même si, pudeur russe oblige, très peu en parle, il n'est pas rare qu'ils soient violés. Arkadi Babtchenko aussi y a échappé de peu. Les abus et humiliations sexuelles sont monnaie courante envers les plus jeunes.
L'année dernière, alors que je fêtais Camerone dans un régiment de la Légion Etrangère, j'ai longuement conversé avec un russe, légionnaire depuis quelques années. Il avait effectué son service militaire en Russie, et quand nous avons comparé entre servir dans un régiment russe et servir à la Légion Etrangère pourtant réputée comme difficile et exigeante, il a éclaté de rire et m'a carrément affirmé que la Légion c'était « comme le club Med »... Sans commentaires... Etant un peu au fait des us et coutumes de l'armée russe, je n'ai pas été étonnée de cette affirmation. L'alcool aidant, il m'a alors raconté avec une certaine pudeur ses années de service en tant qu'appelé russe et son regard bleu clair peu à peu est devenu noir tant ses pupilles se dilataient, à mesure que les souvenirs remontaient. Malgré sa solidité de légionnaire, on sentait encore le traumatisme émerger de la mémoire.
Le Russe a la capacité physique et morale d'endurer ce qu'un occidental serait incapable de supporter. C'est ce qui a toujours fait la force du soldat russe. Il est rustique, se contente de peu, et son fatalisme lui a donné une patience incroyable. Mais il souffre comme n'importe quel autre homme.
En 2012, les autorités russes songeaient à supprimer la conscription. En cause, la démographie en chute libre. Trop peu d'hommes en âge d'être appelés, et une corruption généralisée autour des exemptions. « Le service militaire obligatoire russe fait l’objet d’un grand nombre de critiques. On peut citer entre autres la question de son coût économique, de la corruption du gouvernement entraînée par les demandes d’exemption, les dynamiques de la situation démographique russe qui affectent la capacité de l’armée à satisfaire les quotas, ainsi que la pratique du dedovshchina (du mot russe “dédouchka” qui signifie “grand-père”), une forme violente de bizutage des jeunes conscrits »
Bref... Rien n'a changé. Ce sontt les classes les plus pauvres et les moins instruites qui n'ont pas les moyens de payer l'exemption qui iront grossir les rang du contingent, dressé à coups de bottes et de poings.
Certes, ces dernière années, quelques progrès ont été faits. Outre la réduction du temps de service, passé à 12 mois, de l'argent a été investi, on tenté d'améliorer les conditions de vie en caserne. Mais ce n'est pas un coup de peinture dans une chambrée ou une cuillère de kacha supplémentaire dans une gamelle qui fera changer les mentalités. Violence et corruption sont toujours les deux mamelles de l'Armée Russe. Derrière le brillant défilé collectif, persiste le malheur individuel du soldat.
« Nitchévo »... Ce n'est rien... Aujourd'hui toi tu meurs, demain ce sera moi.
Le sévice militaire russe a encore de beaux jours devant lui.
Et je rends hommage à Mémorial et au Comité des Mères de Soldats pour tout le travail accompli au service des droits humains, et pour l'aide qu'ils m'ont apportée dans mon histoire personnelle.
Sources :
La couleur de la guerre d'Arkadi Babtchenko
Les petits soldats – Le combat des mères russes de Valentina Melnikova & Anna Lebedev
Mes sources personnelles.
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