Des philosophes pas immunisés (contre la sottise)
Plusieurs philosophes censés être de gauche nous gratifient de leurs analyses, dés les premiers jours de la pandémie : ainsi d'Agamben, Fusaro, Lordon, Nancy, Zizek... Certains d'entre eux se réjouissent que le monde néo-libéral vacille sur ses bases, d'autres réactivent une conceptualité nazie, celle de Schmitt ou Heidegger, pour critiquer les mesures prises par les gouvernements. Rien n'indique que les concernés n'auraient pas été en mesure de s'abstenir d'analyses à la fois éculées, commodes, indignes, les ridiculisant quelque peu.
Le problème avec l’évènement, c’est que contrairement à l’”insurrection qui vient” contre le néo-libéralisme, c’est que lui, a bien fini par advenir. Et les prétendus philosophes dès lors de se hâter d’asséner sans aucune circonspection ou pondération leurs grilles interprétatives habituelles, et pour tout dire, redondantes : ainsi le veut le petit marché fébrile de la spéculation intellectuelle. Ceux qui se réclament de Foucault et de son analyse du biopouvoir n’hésitent pas à se répandre de façon virale, sans aucune retenue, ni port d’aucun masque. Celui de la vergogne -pour ne rien dire de la prudence- ne serait pourtant pas de trop. Les philosophes qui se sont mis à l’école du soupçon lorgnent sans aucune retenue vers une autre école, plus funeste : celle du conspirationnisme : tous ceux qui puisent dans les fonds conceptuels délirants d’extrême-droite, alimentés par les projections racistes de Carl Schmitt et de Martin Heidegger, sont (déjà) en roue-libre. "En quarantaine avec leurs obsessions", comme le titre un journal italien, Giorgio Agamben et Diego Fusaro peuvent alors à loisir pérorer sur le "dispositif" déployé contre le Coronavirus de façon, ce terme revêtant, c’est entendu, une dimension forcément péjorative ; le virus serait rien de moins qu’ une façade pour mener une manipulation planétaire afin, je cite, que "les universités et les écoles ferment une fois pour toute et pour que les cours soient uniquement en ligne", ou bien que "cessent les rencontres pour des raisons politiques ou culturelles". Agamben n’hésite pas à considérer que le Coronavirus serait du pain bénit pour ceux dont le seul but serait d’imposer l’état d’exception, concept forgé par le nazi Carl Schmitt qui en a fasciné d’autres, comme Walter Benjamin ou Jakob Taubes. Entre deux bouffées délirantes, Fusaro, admirateur de Heidegger lui aussi, lâche : "En paraphrasant Hölderlin, nous pourrions affirmer que là où le danger augmente, la misère du néolibéralisme grandit également". Mais les choses se gâtent aussi dans l’héxagone. De même obédience, Jean-Luc Nancy ne peut s’empêcher de tenir de grandes considérations générales comminatoires sur l’Occident : "Il y a une sorte d’exception virale – biologique, informatique, culturelle – qui nous pandémise. Les gouvernements n’en sont que de tristes exécutants” ; quiconque a lu les Cahiers noirs nazis de Heidegger reconnaîtra exactement les schèmes conceptuels de celui qui mélangeait nazis, communistes, et dirigeants démocrates comme “simple exécutants” et “esclaves” d’une machination...juive. Dire que nous ne sommes qu’au début de l’épidémie ! Il n’aura fallu que quelques jours pour que les supposés “philosophes” se référant sans recul à un nazi décrétant que “la science ne pense pas” -alors que nous avons désormais tant besoin des médecins- se ridiculisent publiquement.
Giorgio Agamben persiste et signe
« La première chose que la vague de panique qui a paralysé le pays montre clairement, c'est que notre société ne croit plus qu'à la vie nue. » (...) « Les hommes sont devenus tellement habitués à vivre dans des conditions de crise et d'urgence pérennes qu'ils ne semblent pas remarquer que leur vie a été réduite à une condition purement biologique » ( ...) « Mais une guerre avec un ennemi invisible qui peut se cacher l'un dans l'autre est la plus absurde des guerres »- Giorgio Agamben en a remis une couche heideggero-arendtienne quelques jours après, le 17 mars 2020. Le premier extrait renvoie à l’habituelle obsession pour Auschwitz comme paradigme, qui ferait que chaque citoyen, en démocratie, serait sans s’en rendre compte un « musulman » des camps en puissance, absolument mis en garde par l’état d’exception schmittien. Le second extrait continue de ridiculiser ces foules comme « animaux rationnels » pas à la hauteur de ce que serait, par exemple, un Dasein digne de ce nom, ne se laissant pas réduire à « la vie », même par gros temps virologiques. Le discours sur la crise aurait pu aussi bien être tenu sous Weimar. Enfin, le troisième extrait semble tout droit sorti de L’histoire de l’être ou d’un des volumes des Cahiers noirs, tant, comme l’a montré Sidonie Kellerer, l’obsession pour quelque « guerre invisible » est un topos antisémite éculé, celui même qui excite Heidegger contre le Geist, cet ennemi fuyant autant qu’intérieur à désincruster de la racine du peuple, et qui avait à juste titre attiré l’attention de Jacques Derrida. Le paradigme paranoïaque heideggerien n’en finit pas, plus ou moins couplé (surtout comme justificatif) à celui de Foucault, de procurer à ceux follement amoureux de leurs biais des moyens de dénigrer coûte que coûte les démocraties libérales. Notre propos n’est pas de décréter que cela serait scandaleux dans l’absolu, seulement qu’il ne faudrait jamais oublier l’origine douteuse des moyens déployés. Une démocratie en crise, voire désespérée pourrait en effet se laisser séduire par une grammaire brunâtre, faute de savoir trouver des ressources en elle-même – ou surtout, faute de savoir raison garder quant à ces ressources, bien réelles, mais beaucoup moins « sensationnelles ».
Les intégristes de tous bords sont littéralement en roues libres depuis quelques jours, et ce n’est que le début de la crise. C’est ce crash-test-là également que nos démocraties rationnelles doivent affronter, internet et des journaux complaisants relayant toutes les élucubrations de « philosophes » obsédés par l’évènement et par les hypothèses auxquels ils sont agrippés depuis des décennies, en en faisant des vérités indiscutables leur permettant d’asséner leurs oukases à tous ceux qui auraient le heur d’accorder quelque confiance que ce soit à leur république, passant forcément pour des « naïfs » . Ou des complices.
Les lecteurs sont-ils en mesure de saisir que ces "penseurs autorisés de la pensée non-autorisée" abreuvent les abreuvent de grilles interprétatives qui ne sont désormais que trop connues, redondantes, infalsibiables et mesquines pour permettre une compréhension sage de la situation politique actuelle ?
Stéphane Domeracki, auteur de "Heidegger et sa solution finale" aux éditions Connaissances & savoirs
1(Ce texte a été écrit mi-mars 2020, après qu’Agamben, Fusaro, Lordon ou Zizek nous aient gratifiés de leurs analyses semi-délirantes lors du tout début de la crise du Coronavirus)
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