Des riches
Difficile de parler des riches sans flirter avec la politique. A fortiori en France où sévit un égalitarisme endémique. Si l’expression « Salauds de pauvres » nous est familière depuis Céline et Gabin (La traversée de Paris), beaucoup de Français voient avant tout les riches comme des salauds et la qualification de « gros richard » porte une haine féroce de la personne ainsi qualifiée. Touche-t-on là, comme le pense Emmanuel Macron, aux passions tristes de la France ? A vous d’en juger surtout si, comme je l’espère, la lecture de cet article vous aide à mieux cerner le problème qu’il tente d’éclairer.
IMITER LES DESIRS DES AUTRES
Un ami m’a reproché d’avoir dénigré le Concorde dans mon dernier article (1). Hélas, je ne puis me rétracter. Je tente de m’en expliquer dans ce qui suit.
René Girard (Anthropologue, philosophe, professeur à Stanford, académicien français, 1923-2015) a passé la majeure partie de sa vie à disséquer le désir mimétique selon lequel l’être humain cherche à imiter les désirs des autres. Il en a fait la base d’une anthropologie. Ainsi, je vais désirer la même voiture que celle de mon voisin voire, si possible, une voiture renommée pour lui être supérieure. Si cela m’est impossible, mon désir inapaisé va dégénérer en mépris (2) ou en jalousie conduisant à la violence mimétique.
En France, pays enfiévré d’un égalitarisme maladif, on dispose d’un remède apte à calmer le peuple prompt à jalouser les autres nations. Ce remède anti-mimétique se présente sur la forme d’un gris-gris verbal appelé « Que le monde nous envie ».
LE CONCORDE DANS LA BROUSSE
Pour ce qui est de l’application de la thèse girardienne au Concorde, l’exemple de Mobutu Sese Seko, président du Congo (le Zaïre d’aujourd’hui) est très révélateur. Dans un pays à bout de souffle, il se fit construire un « Versailles de la jungle » à Gbadolite, au sein d’une forêt tropicale vierge de toute infrastructure. Cherchant sans doute à imiter Louis XIV, il fit ériger trois palais et, parmi les multiples commodités annexes, il fit construire un aéroport dont le cahier des charges imposait une piste adaptée au Concorde (3). En 2018, la forêt a repris des droits et recouvre les ruines de l’ensemble. Image de ce qui pourrait arriver à notre planète si nous la forcions à nous procurer un hédonisme consumériste excédant ses ressources. Selon le journal l’Humanité du 18 janvier 2016, un pour cent des plus riches laissent une empreinte carbone 175 fois supérieure à celle des dix pour cent les plus pauvres (4).
S’ENVOYER EN L’AIR LE PLUS HAUT POSSIBLE
Examinons un exemple plus actuel. Le développement en cours de fusées destinées à envoyer des Terriens dans la mésosphère, pour la seule satisfaction de leur ego, nous fournit un bel exemple de la genèse d’un virus de désir mimétique. A partir de 200000 dollars, des privilégiés pourront ainsi atteindre une altitude d’une centaine de kilomètres, prendre quelques photos avant de redescendre pour se vanter de leur exploit dans les cocktails mondains. A n’en pas douter, ce loisir écologiquement coûteux et vain créera des émules parmi les irresponsables dans lesquels le désir mimétique aura planté un nouveau dard. Il n’est guère besoin d’une grande imagination ou d’une vaste connaissance de notre espèce pour présager que seront bientôt proposées des options telles que celles de baiser (dans des conditions, espérons-le, plus confortables que celles offertes par les toilettes troposphériques étriquées des Boeing) ou de se faire euthanasier dans l’espace. Eros et Thanatos au septième ciel, en quelque sorte.
ENERGIE OMNIPRESENTE
Dans le monde physique, tout requiert de l’énergie, qu’il s’agisse d’allumer un feu de Bengale ou de procéder à la toilette virtuelle d’un bébé tamagotchi. La conception de circuits électroniques performants se heurte à ce que les ingénieurs appellent la « barrière de la chaleur ». Le physicien allemand Rolf Landauer a jeté un pont entre la thermodynamique et la théorie de l’information en formulant la quantité, de l’ordre du zeptojoules (10-21) , nécessaire pour manipuler un seul bit d’information.
LA TENTATION DES RICHES DE FAIRE BANDE A PART
Nous atteignons une époque charnière où les nantis les plus responsables devront montrer assez de force de caractère pour repousser les tentations, de plus en plus sophistiquées et flatteuses mais, en même temps, de plus en plus dommageables à la Nature, qui leur seront proposées. N’est-ce qu’un vœu pieux ? Ou, a contrario, nous orientons-nous vers un schéma conforme à celui du Bal des importants (5) où les riches s’achètent un pays afin de vivre entre eux, sans vergogne et selon leurs canons. Cela n’est pas sans rappeler le Richistan un bouquin de Robert Frank, reporter au Wall Street journal. Le Richistan désigne le microcosme des millionnaires américains. Frank ne manque pas de remarquer que ce petit monde se structure en différentes strates entre lesquelles naît une lutte, comparable à la lutte des classes marxiste, répondant à la violence mimétique girardienne (6).
LA GAUCHE, BERNARD ARNAUD ET LES RICHES DU MONDE
Il y a 4 mois, Forbes nous a fait part du classement des fortunes des milliardaires français. Bernard Arnault vient en tête avec 62 milliards d’euros. De nombreux bien-pensants de gauche trouvent cela immoral. Se donnent-ils même le temps de penser qu’ils doivent une partie de leur pouvoir d’achat à des ventes d’armes, de produits de luxe et d’alcool sans oublier l’apport des sociétés du CAC 40 qu’ils conspuent avec constance ? Parallèlement, ce pouvoir d’achat se voit rogné par des organismes pondeurs et vérificateurs de formulaires intrusifs dont la gauche a le secret pour distribuer à sa clientèle une partie des profits générés par un néolibéralisme qu’elle n’a d’autre choix que de tolérer pour pouvoir le traire et survivre. Dans leur indignation à la Hessel, ils n’ont même pas idée de diviser ce chiffre par le nombre de Français. Guillotinons donc Arnault et distribuons sa fortune au bon peuple soit 64 millions d’individus (Chiffre obtenu en retranchant des 66 millions de la population totale, celle des membres des familles assujetties à l’ISF en 2016). Cela fait moins de 970 euros par personne. Oui, et après qu’est-ce qu’on fait ? Question pour tête d’œuf de Bercy : combien de temps faut-il à la SNCF et à quelques autres pompes publiques à acquisition d’avantages pour claquer 62 milliards d’euros ? L’exemplaire de l’Huma mentionné plus haut nous apprend aussi que la richesse, 1760 milliards de dollars, des 62 personnes les plus riches du monde équivaut à celle des 50% les plus pauvres soit 3,5 milliards de personnes. Une distribution du pactole des plus riches à ces dernières reviendrait à leur offrir 503 dollars par individu ce qui doublerait pendant quelques semaines le contenu de leurs maigres tirelires. Et puis « La peste soit de l’avarice et les avaricieux » : les riches spoliés conserveraient 62372 dollars (503x2x62) afin de pouvoir rebondir sur un pied d’égalité avec les autres. Après cela, on a envie de demander What else ? (Quoi d’autre ? ) comme George Clooney aime à dire chez Nespresso.
N’oublions jamais que la France reste le foyer d’une gôôche égalitariste et morale tourmentée, depuis la Révolution, par une tentation collectiviste inassouvie et fantasmée. Le Grand Soir, quoi ! Cela permet de lancer des crétineries telles que « Je n’aime pas les riches » et de se faire élire président de la république dans la foulée. Cela autorise Giscard d’Estaing à déclarer impunément une ânerie comme « Mao, un phare de la pensée humaine » le 9 septembre 1976, jour de la mort du responsable de dizaines de millions de victimes. Cela a permis à Ségolène Royal « de tenir un discours délirant lorsqu’elle s’est rendue aux obsèques de Fidel Castro » (9).
ALLER PLUS LOIN AVEC THORSTEIN VEBLEN
Si ce qui précède vous passionne ou vous laisse sur votre faim, permettez-moi de vous conseiller de lire l’économiste américain Thorstein Veblen (7), inventeur de concepts tels que consommation ostentatoire ou rivalité pécuniaire. Raymond Aron demande « Avez-vous lu Veblen ? » dans sa généreuse préface de Théorie de la classe de loisir (8). Selon Aron « ce livre, encore aujourd’hui, nous découvre un aspect de la société que nous préférons tous ne pas voir ». A une époque où ni Roland Garros ni le Tour de France ni la Coupe du Monde de foot n’existaient, Veblen écrivait, pages 178 et 179 « Dans la vie du barbare, la prouesse a deux moyens d’expression : la force et la fraude. De même ces deux moyens se rencontrent à des degrés divers dans la guerre moderne, dans les professions pécuniaires et dans les sports et jeux. La vie sportive, tout comme les formes plus sérieuses de la rivalité, cultive et corrobore ces deux genres d’aptitude. La stratégie ou fourberie est immanquablement présente dans les jeux, comme dans les entreprises militaires et dans la chasse ».
MAUVAIS RICHES ET BONS PAUVRES ?
N’allez surtout pas croire que l’objectif de cet article est de taper sur les riches ou sur ceux qui le sont moins. Nombre de pauvres feraient de bien mauvais riches et vice versa. Il est de bons riches comme de mauvais pauvres. En passant, remarquez qu’il semble plus facile de définir un mauvais riche qu’un mauvais pauvre : tout n’est pas simple symétrie ici-bas.
EXISTE-T-IL DES RAISONS DE SE MEFIER DES RICHES ?
Le moment et venu de quitter la polémique teintée de politique pour une réflexion plus générale. Posons-nous donc la question « Pourquoi pourrait-on ne pas aimer les riches ?
On peut comprendre qu’un pauvre ne les apprécie guère. On peut même imaginer que certains riches masochistes détestent ceux de leur milieu. Mais tout cela reste par trop subjectif : existe-t-il des motifs tangibles de ne priser les riches qu’avec circonspection ? Nous en proposons trois.
Le premier touche à l’écologie. La majorité de l’humanité chargera les riches d’opprobre dans les années à venir pour cause d’empreinte écologique morbide. Cela marquera le premier signe sévère de la décadence des Temps modernes et du Progrès auquel on les avait toujours associés. La Terre n’offrira alors plus assez d’air, de terre, de feu et d’eau pour satisfaire aux besoins de certains jouisseurs fortunés. Ils en viendront à s’isoler dans des îles privées pour célébrer entre eux des fêtes de plus en plus fastueuses et déjantées sous la protection de milices dotées d’armes dernier cri. Des miasmes s’échapperont des chaudrons de leurs orgies et vicieront l’atmosphère de la planète. A cette époque, l’Homme ne connaîtra plus rien d’autre que l’Homme et ne pourra espérer qu’en lui-même. Subjuguée par les médias et la télé-réalité, une jeunesse hébétée se précipitera dans les pièges des riches.
Le second est d’ordre culturel. Enivrés de la vanité de leur nouveau monde, les riches n’accepteront plus l’idée de devoir disparaître un jour. La mort leur deviendra intolérable comme elle ne l’aura jamais été auparavant. Les promesses basées sur des technologies lointaines et incertaines ne leur suffiront plus : ils exigeront la garantie d’une immortalité hic et nunc, au milieu de leurs biens, au sein de leurs plaisirs, une immortalité délivrée des incertitudes d’une Foi transcendante. Ils s’abandonneront aux gourous de sectes sataniques élaborées patiemment à leur convenance depuis plusieurs dizaines de siècles. Dans la « déligion » du chacun pour soi, le luxe tiendra lieu de vertu suprême alors que la pauvreté deviendra le péché mortel. L’hédonisme débridera brutalement un eugénisme trop longtemps contenu. Des pauvres penseront se sauver en offrant leurs organes pour remédier aux viscères déficients des riches. Au paroxysme de son égarement, l’humanité offrira solennellement les richesses du monde à ses nouveaux dieux contre un signe sensible d’une promesse d’immortalité. Les dieux resteront muets mais ceux qui voudront les entendre croiront les entendre tant l’espérance demeure inextinguible jusqu’au tréfonds de la finitude humaine. Il faudra alors craindre qu’un dernier Néron, doté du fléau de l’ultime destruction, ne tolère pas que l’humanité lui survive.
Le troisième concerne la biologie ou, plus exactement, l’éthologie On ne peut en effet exclure que certains vivants, pressentant le danger et obéissant machinalement à un instinct collectif, tendent à éliminer l’Homme. Ce dernier, entaché d’individualisme, perdra la partie contre les insectes sociaux aidés de céphalopodes énigmatiques et de certains végétaux terrestres et aquatiques en quête d’informations. Dans la panique, les hommes s’intoxiqueront eux-mêmes en tentant désespérément d’empoisonner ce qu’ils penseront n’être qu’une vermine classique. Virus et bactéries parferont paisiblement le travail en remettant à zéro le compteur de la vie consciente.
La Vie sera encore mais l’Homme ne sera plus.
Ce qui précède devrait effectivement nous inciter à nous méfier de certains riches, de quelques puissants et d’une partie des people aux allures pourtant si avenantes.
POSSIBILITE D’UNE CONCLUSION ?
Comment conclure ? D’ailleurs, une conclusion est-elle applicable à un tel domaine ? Rien de moins sûr.
Alors, dans le désarroi, ne craignons pas d’appeler un texte tiré du fonds judéo-chrétien trop souvent ignoré avec suffisance par les uns et les autres.
Citation
... Jésus se mettait en route quand un homme accourut et, tombant à ses genoux, lui demanda : « Bon Maître, que dois-je faire pour avoir la vie éternelle en héritage ? » Jésus lui dit : « Pourquoi dire que je suis bon ? Personne n’est bon, sinon Dieu seul. Tu connais les commandements : ne commets pas de meurtre, ne commets pas d’adultère, ne commets pas de vol, ne porte pas de faux témoignage, ne fais de tort à personne, honore ton père et ta mère. » . L’homme répondit : « Maître, tout cela, je l’ai observé depuis ma jeunesse. ». Jésus posa son regard sur lui, et il l’aima. Il lui dit : « Une seule chose te manque : va, vends ce que tu as et donne-le aux pauvres ; alors tu auras un trésor au ciel. Puis viens, suis-moi. ». Mais lui, à ces mots, devint sombre et s’en alla tout triste, car il avait de grands biens...
(Marc 10.17-22)
Fin de citation
Duraille à l’Homme de se détacher des biens de la Terre, fût-ce l’exigence du salut de son âme.
Est-il besoin d’en rajouter ?
(1) Faces cachées des polémiques autour de la limitation de vitesse à 80 km/h, Agoravox, 22 juin 2018 :
La vitesse nous fait gagner du temps. Le temps, c’est de l’argent. C’est de l’investissement, de la production, moins de chômage. Mais le côté le plus secret de l’argent, n’est-il pas plus de consommation superflue, plus de loisirs énergivores ? C’est, au bout du compte, demander toujours plus à une planète quasi exsangue. Rappelez-vous l’empreinte énergétique du Concorde : de nombreux carriéristes, des people, des VIP et autres personnages de même acabit le vénéraient comme un instrument indispensable à leur emploi du temps extrêmement serré. L’était-pas belle cette vie de snob où l’on pouvait s’offrir, le temps d’un éclair, un shopping capricieux à New York ? Aujourd’hui, combien de personnes admettraient, avec le recul, qu’il s’agissait de pure vanité ? Ou, au contraire, combien d’inconscients retardés regretteraient que le manque de supersonique commercial pour bipèdes de leur qualité nuit grandement à l’expression optimum de leur rendement exceptionnel ?
(2) Pensez à Le renard et les raisins de Jean de la fontaine.
(3)Voir Latitude zéro, Mike Horn, Pocket , pages 323 et 324.
(4)Le quotidien communiste tire ses chiffres d’une étude d’OXFAM. On connaît les scandales sexuels attachés à cette ONG, grassement subventionnée et grande dispensatrice de leçons de morale à toute la planète...
(5) Thierry Galineau, XO éditions, 2011.
(6) Richistan : A Journey Through the 21st Century Wealth Boom and the Lives of the New Rich, Crown Publishers, New York, 2007. Voir aussi Le Monde Diplomatique de juin-juillet 2008.
(7)A l’instar de René Girard, il fut professeur à Stanford,1857/1929.
(8) Gallimard, 1970, traduit de The Theory of the Leisure Class, Thorstein Veblen, The Macmillan Company, 1899.
(9) Extrait de Je m’évade, je m’explique, Charles Consigny, Robert Laffond, 2017.
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