Dieu et Descartes sont-ils responsables de la crise écologique ?
« Remplissez la terre et soumettez-la », dit Dieu aux hommes dans la Bible. Et Descartes les voit comme « maîtres et possesseurs de la nature. » La tradition judéo-chrétienne et la révolution moderne, piliers de la culture occidentale, dont ces deux phrases résument le rapport à la nature, seraient-elles responsables des dégâts que l’homme inflige aujourd’hui à la planète ?
« Mais se touchant le crâne, en criant “J’ai trouvé”,
La bande au professeur Nimbus est arrivée,
Qui s’est mise à frapper les cieux d’alignement,
Chasser les Dieux du Firmament. »
Georges Brassens
Le Grand Pan
Dans une conférence donnée à l’Université de Californie à Berkeley, le 26 février 1970, intitulée « Le Génie du lieu » , l’agronome René Dubos fait la critique de la vision qui considère l’homme « comme un intrus dont les inventions désagrègent l’ordre écologique et conduisent à la destruction de la nature », en l’absence duquel « une sorte de main invisible guide celle-ci sur le parfait et unique chemin de l’harmonie écologique. » Cette forme de pessimisme a eu selon Dubos « pour conséquence curieuse, auprès des traditionalistes de la préservation de la nature, de rendre l’enseignement biblique responsable de l’influence destructrice que l’homme a pu avoir sur la nature. »
La crise écologique, la Bible et la modernité
Au-delà de tel ou tel auteur incriminés (Aldo Leopold, dont Dubos ne prétend certes pas réduire la pensée à ces raccourcis), cette position est d’autant plus intéressante qu’elle est, semble-t-il, l’une des premières critiques d’une théorie qui commençait à peine à s’exprimer à l’époque, il y a plus de 40 ans : en même temps qu’on prenait conscience que le mode de développement en cours conduisait à une crise écologique sans précédent, cette théorie voyait l’origine de la crise dans le sentiment de domination de la nature qui caractérise l’homme occidental. Elle faisait remonter ce sentiment au premier chapitre de la Genèse, « Remplissez la terre et soumettez-la », voire au monothéisme en général, dont on trouve des prémisses en dehors du monde judéo-chrétien, dans d’autres civilisations du Proche-Orient antique (Égypte, Perse). En aval, cette théorie incriminait aussi toute l’évolution des idées, de l’économie, des modes de vie, connue sous le nom de modernité, qui passe notamment par l’humanisme de la Renaissance, l’éclosion de la pensée scientifique au XVIIe et la philosophie des Lumières au siècle suivant – le grand accusé après la Genèse étant Descartes, qui proclame l’homme « comme maître et possesseur de la nature. » Dubos ne mentionne pas ici ce second accusé qu’est la modernité, mais son acte d’accusation est aussi lourd que celui de la Bible.
La continuité du judéo-christianisme à la modernité n’est d’ailleurs pas en question pour ceux que Dubos appelle les « traditionalistes de la préservation de la nature. » Ce postulat peut surprendre un certain nombre de nos contemporains, habitués à regarder la modernité comme opposée à l’héritage judéo-chrétien, ayant en tête les condamnations de Galilée ou de Darwin par l’institution religieuse sans voir que ces derniers ont émergé au sein d’un monde judéo-chrétien. Position développée de façon explicite, voire agressive, par des scientifiques (Dawkins) ou des philosophes (Onfray, Peña-Ruiz…), qui voient la modernité comme une victoire sur l’obscurantisme chrétien et voudraient achever le remplacement de celui-ci par celle-là. Pour reconnaître cette rupture, ils sont d’accord avec leurs adversaires, les anti-modernistes catholiques, nombreux au XIXe siècle et encore présents parmi les intégristes, qui voient une lutte acharnée entre le christianisme qu’ils croient défendre et la modernité qu’ils exècrent. Mais ce débat, connu, sur la continuité ou la rupture entre le judéo-christianisme et la modernité porte en fait sur l’histoire des rapports des hommes entre eux – sur l’origine des droits de l’homme, de l’état de droit, des idéaux de liberté et d’égalité. Du point de vue du rapport à la nature, la continuité historique est moins contestée.
Ce mouvement continu qui a amené l’homme à dominer de plus en plus la nature et à en être de moins en moins dominé lui-même s’inscrit dans le processus que Max Weber avait appelé le désenchantement du monde, et que Marcel Gauchet a décrit en détail dans son livre du même nom. Le désenchantement, c’est la sortie du monde de la magie, d’un monde peuplé de forces imprévisibles, pour en faire un monde matériel. Les savants ont chassé les Dieux du firmament, mais auparavant, le monothéisme les avait chassés du monde sensible.
Nature désenchantée, nature saccagée ?
Si l’on compare la civilisation occidentale, dans son continuum du judéo-christianisme à la modernité, avec les autres cultures, est-elle pire que les autres dans son rapport à la nature ? René Dubos rappelle que « de nombreux peuples, hors de la tradition judéo-chrétienne, ont eux-mêmes été impitoyables vis-à-vis de la nature, en de multiples occasions (…). L’érosion, conséquence de l’activité humaine, s’est manifestée dans la Chine ancienne et a certainement causé la fin de la civilisation de Teotihuacan dans l’ancien Mexique. Platon a explicitement exprimé, dans son dialogue Critias, sa croyance que l’érodement de la Grèce (…) avait pour cause la déforestation et un sur-pâturage. Les (…) cèdres au Liban ont été massivement exploités non seulement par Salomon mais également par les rois assyriens et les empereurs romains. »
Jared Diamond quant à lui, indique dans Guns, Germs, and Steel (De l’Inégalité parmi les sociétés) que toutes les extinctions de grands animaux (ongulés, oiseaux aptères) dans des îles (Madagascar, Nouvelle Zélande…) sont liées à la première entrée dans ces espaces confinés de l’espèce humaine, en l’occurrence de chasseurs-cueilleurs, et que ces herbivores de grande taille n’ont survécu que dans les grandes masses continentales d’Afrique et d’Asie. Pour les bisons d’Amérique du Nord, on sait à présent qu’avant Buffalo Bill, les Amérindiens ont très fortement réduit leur population à partir du moment où ils ont pu les chasser avec des chevaux. Dans Collapse (Effondrement), Diamond analyse un certain nombre de désastres écologiques causés par des civilisations de niveaux technologiques et de contextes culturels très variables, dont celui de l’île de Pâques est l’un des plus emblématiques.
D’après ces auteurs, le rôle de la modernité, née de la culture judéo-chrétienne, dans l’aggravation de la crise écologique est donc essentiellement matériel, et non idéologique. La modernité n’a fait que donner des moyens supplémentaires de prédation à une humanité qui n’était pas plus avisée avant. Chacun sait qu’un propriétaire a à cœur de conserver son bien, et que celui qui le dilapide n’est pas moins possesseur, mais seulement moins avisé. C’est ce qui permet au philosophe Alain Roger de paraphraser Descartes en parlant de « maîtres et protecteurs de la nature ».
On peut trouver cette explication réductrice, relevant d’un matérialisme historique dépassé, négligeant le poids des idées. Certes, les idées ne sont pas sans influence, mais s’il est évident qu’elles en ont eu sur l’évolution technologique – influence d’ailleurs réciproque, qui fait qu’il serait plus juste de dire que l’évolution des idées a depuis le Néolithique accompagné celle des techniques, plutôt que l’a déterminée – il est plus difficile de prouver leur influence directe sur l’environnement, sans considération de la puissance technique.
Le désenchantement du monde, une libération de l’homme
Mais il y a plus. Les auteurs qui mettent en avant cette continuité entre le judéo-christianisme et la modernité, notamment Marcel Gauchet, montrent que si cette vision du monde n’a pas mis la nature dans une position plus critique, elle a mis l’homme dans une position plus confortable.
Nous avons peut-être perdu en poésie, en charme, en hédonisme, comme le déplore Brassens dans la chanson citée plus haut (« Du temps que régnait le Grand Pan… la plus humble piquette… la plus humble amourette… étaient alors bénies »), mais nous avons gagné en liberté et en tranquillité. L’homme d’avant les religions monothéistes vit certes en symbiose avec la nature, mais une nature peuplée de forces supérieures à lui, obscures, inquiétantes et volontiers malfaisantes si elles ne sont pas amadouées par des rites. L’homme moderne a le choix entre une absence de Dieu qui lui laisse toute latitude et un Dieu qui ne lui veut que du bien et qui n’intervient pas de façon arbitraire ; dans les deux cas, il vit au milieu d’un univers sensible qui est matériel, prévisible et maîtrisable.
À l’heure où certains voudraient « réenchanter le monde », il est important de rappeler à quel point ce désenchantement a été une libération. L’homme moderne est libéré de la peur de ce monde. À lui de le gérer en bon père de famille, en intendant avisé.
***
On trouvera le texte de la conférence de René Dubos sur http://agora.qc.ca/documents/rene_dubos—le_genie_du_lieu_par_rene_dubos
(avec une erreur de transcription : « Saint Benoît de Nubie », au lieu de « Nursie »)
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