Droits des femmes : Hubertine Auclert, la pionnière oubliée

Le 21 avril 1944, la France était – 51 ans après la Nouvelle-Zélande ! – l’un des derniers pays de culture occidentale à accorder le droit de vote aux femmes. Dès le 19e siècle, des militantes s’étaient pourtant battues pour obtenir ce droit dans notre pays. Parmi elles, Hubertine Auclert, la « French suffragette ». Un nom hélas ! très largement et très injustement oublié…
Marie Anne Hubertine Auclert naît le 10 avril 1848 dans l’Allier à Saint-Priest-en-Murat (canton de Montmarault) dans le foyer d’un paysan riche, maire de sa commune. Placée dans un couvent à l’âge de 13 ans à la suite du décès de son père, pourtant républicain convaincu, le destin de la jeune fille semble scellé : elle sera religieuse. C’est compter sans l’ouverture d’esprit d’Hubertine et son goût pour l’indépendance. À 21 ans, en rupture avec les nonnes, elle quitte définitivement la vie religieuse. Peu après, Napoléon III déclare la guerre à la Prusse, en provoquant de ce fait le conflit franco-allemand de 1870. Une guerre qu’Hubertine traverse en s’engageant comme bénévole dans les rangs de la Croix-Rouge, notamment au contact des malades de la variole. La guerre finie, et la Commune de Paris réprimée dans le sang par Adolphe Thiers, la 3e République s’inscrit dans le conservatisme, en ruinant l’espoir de changer la société, au grand dam de la jeune femme.
Hubertine Auclert découvre le féminisme en juin 1872 au cours d’une conférence organisée par le libre-penseur Léon Richer sur le thème de l’émancipation de femmes. Impressionnée par les débats et par une lettre de Victor Hugo qui compare la condition des femmes à celle des esclaves, Hubertine décide de monter à Paris et de s’engager dans la lutte, convaincue par la justesse des mots de l’écrivain : « Dans notre législation, la femme est sans droits politiques ; elle ne vote pas, elle ne compte pas, elle n’est pas. Il y a des citoyens, il n’y a pas de citoyennes. C’est là un état violent : il faut qu’il cesse. »
Deux ans avant, Maria Deraisme a jeté les bases d’un féminisme structuré en France en créant l’Association pour les droits des femmes avec Louise Michel, Paule Minck et Léon Richer. Ce combat inspire Hubertine, mais il ne va pas assez loin à ses yeux elle car il se limite à des revendications de reconnaissance de la condition féminine, mais refuse d’aborder la question électorale, jugée trop sensible pour l’époque.
Malgré un contexte social défavorable et l’hostilité des élus, Hubertine veut pourtant obtenir le droit de vote pour les femmes. En 1875, elle fonde l’association Le droit des femmes pour soutenir cette revendication. Une association qui deviendra de manière plus explicite Le suffrage des femmes en 1883. Avec son collectif d’amies « suffragettes », Hubertine reste toutefois isolée dans cette lutte comme le montre le Congrès International pour le droit des femmes : réuni à Paris en 1878 en présence de la plupart de celles et ceux qui défendent les revendications féministes, il n’aborde même pas le sujet du vote des femmes !
Faute d’avoir pu prononcer le discours qu’elle avait préparé, Hubertine le publie en interpellant sans détour les hommes de pouvoir : « Trouvez-vous juste, messieurs, que les femmes subissent les lois sans les faire ; qu’elles soient mineures devant les droits, majeures devant les lois répressives ; qu’elles n’aient pas le droit de s’occuper de politique, et que, pour un écrit politique, elles soient condamnées à la prison et à l’amende ?... Trouvez-vous juste, messieurs, que les femmes n’aient pas le droit d’affirmer leur opinion par un vote, quand, pour avoir prêché les principes républicains, beaucoup ont été emprisonnées, exilées, déportées ? »
Pour un boycott des impôts !
À la même période, Hubertine multiplie les courriers aux élus, aux ministres, aux généraux – elle écrit même au pape ! – pour faire avancer la cause qui lui tient à cœur. À ces courriers s’ajoutent de nombreuses pétitions. Grâce à l’une d’elles, la militante obtient une avancée loin d’être anecdotique : le droit pour les vendeuses des grands magasins, exténuées par des journées de travail en station debout, de s’asseoir en l’absence de clients, ce qui leur était formellement interdit jusque-là.
Soutenue par l’avocat Antonin Lévrier, Hubertine tente d’organiser en 1880 une révolte des contribuables pour faire avancer sa cause après qu’il lui ait été refusé de s’inscrire sur les listes électorales au motif que, dans la loi de 1848 en vigueur, « Français ne signifie pas Française » ! Puisque les femmes n’ont pas le droit de vote, elles devraient également être dispensées d’impôt, clame Hubertine : « Si Français ne signifie pas Française devant le droit, Français ne peut signifier Française devant l'impôt. »
La République condamne évidemment ce boycott, mais l’affaire a fait grand bruit dans la presse, au point d’entraîner une saisine du Conseil d’État. Nullement découragée par ce prévisible échec, Hubertine fonde en février 1881 le journal La Citoyenne afin de donner une plus large tribune médiatique à ses revendications. Elle reçoit le soutien de la journaliste libertaire Séverine, pseudo de Caroline Rémy, et de la grande artiste – hélas disparue à 26 ans – Marie Bashkirtseff qui publient des articles dans ses colonnes.
Considérant que la loi sur le divorce de juillet 1884, initiée par Alfred Naquet, avantage outrageusement les hommes malgré de réelles avancées, Hubertine milite pour la création d’un contrat de mariage instaurant la séparation des biens entre les époux en s’appuyant notamment sur cet argument : « Le mariage ne peut être éternellement, pour la femme, la domestication gratuite ! ». Une idée, une fois de plus, trop avancée pour l’époque.
Suit, entre 1888 et 1892, une parenthèse de quatre ans durant laquelle Hubertine suit Antonin Lévrier – elle l’a épousé en 1887 – en Algérie où il a été nommé juge de paix dans l’Oranais. C’est pendant ce séjour que La Citoyenne, minée par des difficultés financières, cesse de paraître en 1891. Une disparition qui affecte la militante sans toutefois l’abattre.
De retour en France après le décès de son époux, Hubertine Auclert reprend sa lutte pour défendre les droits des femmes. Outre de nombreux articles plaidant la cause de ses consœurs, l’infatigable militante publie en 1901 un livre, Les femmes arabes, qui dénonce la double oppression subie par les Algériennes, placées tout à la fois sous le joug de la tradition et celui du colonialisme. La même année, Hubertine fait partie des fondatrices du Conseil national des femmes françaises qui fédère la majeure partie des groupes féministes du territoire. Leur combat majeur : le vote des femmes.
L’urne brisée
La cause est juste, mais le combat est d’autant plus rude que cette société, que les hommes nommeront plus tard la Belle Époque, reste très patriarcale, et par conséquent pas si belle pour les filles et les épouses. Les militantes féministes n’en obtiennent pas moins des avancées réelles, et notamment celle de 1907 qui voit enfin le législateur reconnaître aux femmes le droit de gérer leur propre salaire ! Cette même année, les femmes sont admises dans les entreprises à voter pour désigner les représentants aux Conseils de prud’hommes ; elles seront même déclarées éligibles dès l’année suivante.
Ce n’est toutefois pas suffisant pour Hubertine qui continue inlassablement de se battre pour le droit de vote des femmes aux élections qui rythment la vie politique de notre pays. Durant les premières années du siècle, elle fait imprimer des timbres militant en faveur du vote des femmes. Certes, ces vignettes ne sont pas homologuées par l’administration, mais, fait surprenant pour l’époque, le sous-secrétaire d’État aux Postes autorise en 1903 qu’elles soient accolées au timbre officiel sur les courriers. La plus célèbre de ces vignettes « suffrage universel » – un objet philatélique très recherché de nos jours – date de 1906 ; elle montre côte à côte un homme et une femme, tous deux en toge, qui s’apprêtent à glisser chacun son bulletin dans l’« urne électorale ».
En 1908, Hubertine change de mode d’action : entourée de quelques militantes, elle pénètre dans un bureau de vote de la mairie du 4e arrondissement de Paris et brise symboliquement une urne pour protester contre la « ségrégation électorale ». En avril 1910, elle fait scandale en se présentant à l’élection municipale du 9e arrondissement en compagnie d’une autre figure de proue du féminisme : Marguerite Durand. Ces candidatures provocatrices sont aussitôt rejetées par le préfet Justin de Selves, mais elles n’en marquent pas moins les esprits.
Hubertine Auclert décède le 4 août 1914, trente ans avant que le combat de sa vie soit enfin couronné de succès. Elle est enterrée au cimetière du Père-Lachaise, où sa tombe est surmontée d’une sculpture symbolique de Suzanne Bizard sur laquelle sont inscrits ces mots : « Suffrage des femmes ». Un hommage insuffisant pour l’universitaire américain Steven C. Hause, auteur de « Hubertine Auclert, the French Suffragette » (Yale, 1987). Il écrit en effet ceci dans son commentaire liminaire : « C’est au Panthéon, si les pionniers et les défenseurs des droits humains y ont leur place, que sa dépouille devrait reposer. »
On est malheureusement bien loin d’une telle reconnaissance. De nos jours, le patronyme d’Hubertine Auclert n’est en effet honoré que d’une manière très marginale : quelques plaques de voirie, notamment dans les villes de Brest, Désertines, Paris, Rennes et Toulouse, ainsi que quelques rares lieux de culture baptisés du nom de la « suffragette française ». S’ajoute à ces hommages une modeste plaque commémorative apposée sur la façade du 151 rue de la Roquette (11e arrondissement), où Hubertine Auclert a vécu de son retour d’Algérie à son décès. C’est bien peu, et Bruno Roger-Petit, le « conseiller mémoire » d’Emmanuel Macron serait bien inspiré de glisser ce nom dans l’oreille de son patron !
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