Du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes
Retour sur les référendums au sujet de l’Europe
A l’école de la République, la classe de ma fille élit cette semaine ses délégués : la maîtresse a enregistré les candidatures, organisé les présentations des candidats et le déroulement du scrutin anonyme. Imaginons qu’à l’issue du dépouillement, elle s’exclame que c’est vrai, les élèves ont élu untel mais elle préfère vraiment que le délégué soit plutôt untel. On imagine les cris, les protestations ! On ne voit vraiment pas pourquoi ce qui serait à la fois ridicule et révoltant au niveau d’une classe deviendrait normal et acceptable au niveau de la République.
Une belle vieille formule que j’eusse aimé entendre ces dernières semaines au sujet de l’Irlande et ces dernières années au sujet du rejet par la France du projet de constitution européenne en 2005 : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Formule aux accents d’autrefois, trempée dans l’imaginaire républicain, qu’on apprend à l’école sans bien la comprendre, comme on apprend la devise de la France et les couleurs du drapeau tricolore. Formule peut-être démodée si l’on en juge par son occurrence dans le bruit de fond médiatique, formule cependant indémodable car partie intégrante du socle fondateur de la République, dont il convient aujourd’hui de ressaisir la portée.
Affirmer le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, c’est d’abord reconnaître l’existence de plusieurs peuples distincts aux destinées potentiellement divergentes. A un instant donné, les peuples existent indépendamment les uns des autres et ne se confondent pas. Ils poursuivent chacun leur trajectoire propre, une trajectoire dont le passé aussi bien que la visée contribuent à les définir chacun en tant que peuple.
Le sens commun convient indéniablement aujourd’hui de l’existence d’un peuple français. Existe-t-il un peuple européen ? Sans trancher la question, remarquons toutefois que l’évidence d’un peuple européen est ô combien moins manifeste que celle des peuples français, allemand, anglais, etc.
Affirmer le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, c’est ensuite accepter que chaque peuple se détermine et assume son avenir selon les lois et coutumes qui lui sont propres. En France, le peuple français est souverain, les élus n’en sont que ses représentants. C’est bien le peuple français qui en dernier ressort est le seul légitime à prendre les décisions qui le concernent. La légitimité des élus qui prennent les décisions courantes procède de cette légitimité du peuple, elle ne demeure que tant qu’elle reste fidèle à cette légitimité unique dont elle dépend. La légitimité des élus est donc en quelque sorte une légitimité « dégradée » qui a toujours besoin de puiser de nouvelles forces à la source de la légitimité du peuple, qui demeure toujours et en toute circonstance l’unique souverain. La légitimité du peuple français pour s’auto-déterminer est première, elle n’est pas une faveur consentie par on ne saurait quel prince, elle fonde l’ensemble du droit qui permet de vivre ensemble.
Que s’est-il donc passé jusqu’en mai 2005 ? Des dirigeants français et européens ont proposé aux peuples européens une évolution des institutions européennes. On aurait pu imaginer un référendum européen et une décision sur la base d’une majorité des suffrages au niveau européen : les dirigeants européens ont pris acte du fait que la notion de peuple européen est encore par trop incertaine et ont préféré une addition de décisions nationales.
Chaque peuple s’est donc prononcé, selon les modalités qui lui sont propres. Le peuple français a refusé ces évolutions. Demander au corps électoral de se prononcer n’était ni une faveur ni un privilège, c’était faire au contraire de cette décision une décision suprêmement légitime, lui donner un caractère de légitimité inopposable. On a vu alors réagir la technostructure : d’abord par inertie, puis de façon explicite. Décomplexés, les dirigeants français se sont vigoureusement essuyés les pieds sur le vote du peuple français.
Entendons-nous bien : que tel dirigeant européen critique le vote français, c’est son droit d’expression, mais cela n’a en droit aucune importance. Que les dirigeants français de presque tous les bords s’allient en revanche pour opposer au peuple leur propre légitimité, ce qui s’est passé le 4 février 2008 à Versailles, est d’une gravité exceptionnelle dans l’histoire de la république. On assiste à l’aboutissement du divorce entre d’une part des élus professionnalisés qui tirent leur légitimité de leur compétence à diriger le pays et acceptent le suffrage universel uniquement comme modalité d’organisation de l’alternance ; d’autre part un corps électoral de citoyens qui refusent que la compétence des élus fonde leur légitimité et entend conserver seul la souveraineté qui lui appartient de droit depuis la chute de l’Ancien Régime. Le 4 février 2008, les citoyens ont perdu : le peuple n’est plus souverain, ses représentants n’obéissent plus à ses décisions, son vote est inutile. Nous vivons donc dans une démocratie formelle qui préserve une certaine liberté d’expression tout en déniant au citoyen tout pouvoir dans les prises de décision qui le concernent, sauf à ce qu’il démontre un compétence particulière : rupture complète avec la République qui donnait pouvoir aux citoyens du fait même de leur citoyenneté et non de leurs qualités individuelles. Le socle même du droit républicain est fissuré, toute loi votée depuis le 4 février 2008 se retrouve comme entachée d’illégalité.
A l’école de la République, la classe de ma fille élit cette semaine ses délégués : la maîtresse a enregistré les candidatures, organisé les présentations des candidats et le déroulement du scrutin anonyme. Imaginons qu’à l’issue du dépouillement, elle s’exclame que c’est vrai, les élèves ont élu untel mais elle préfère vraiment que le délégué soit plutôt untel. On imagine les cris, les protestations ! On ne voit vraiment pas pourquoi ce qui serait à la fois ridicule et révoltant au niveau d’une classe deviendrait normal et acceptable au niveau de la République.
Comment sortir de l’impasse ? D’abord respecter le vote populaire : les dirigeants doivent se soumettre avec obéissance et humilité à la décision des citoyens libres et égaux en droit. Ensuite, assumer ce vote : les dirigeants doivent comprendre les raisons de ce vote et proposer un projet alternatif, qui sera à nouveau débattu. Il s’agit bien sûr de modifier le projet de départ et non de soumettre le même projet en faisant pression sur l’opinion selon une stratégie fondée sur la menace. Enfin, renforcer la souveraineté populaire, dont on voit qu’elle est si vulnérable, en systématisant certaines procédures référendaires, en particulier en ce qui concerne le contrôle par le peuple de l’action des dirigeants.
Programme impossible ? Hélas, oui, car il est dans l’intérêt de la France et de ses citoyens, contre l’intérêt de sa classe politique.
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