Effets peu connus ou inconnus de l’affaire Dreyfus
Un fait peu connu est le coup - un de plus - que porta l’affaire Dreyfus (1894-1906) à la diffusion de l’espéranto. La langue, même si les premiers pionniers s’étaient manifestés en 1889, avait amorcé sa progression en France vers 1898. Son premier congrès mondial s’était réuni en 1905, à Boulogne-sur-Mer.
En 1895, au moment de l’affaire Dreyfus, l’espéranto n’avait que huit ans d’existence. Il venait pourtant, déjà, d’encaisser le premier coup dur de son histoire, en Russie. Un article de Tolstoï, qui avait approuvé l’espéranto après l’avoir étudié, était en effet paru dans La Esperantisto, le seul journal en cette langue alors édité en Allemagne, à Nuremberg. Contestataire sur la ligne du régime, cet article entraîna l’interdiction de cette publication en Russie par la censure tsariste alors que près des trois quarts des abonnés étaient russes.
Il se trouve que les origines de Zamenhof étaient juives, ce en quoi, évidemment, il n’était pour rien. Mais à l’époque où l’espéranto fit ses premiers pas en France, dans l’atmosphère exécrable qui régnait dans le monde politique, dans les esprits, et à laquelle contribuait la presse, il est facile d’imaginer ce que le mot "juif" pouvait susciter de craintes, de méfiance, de mépris, d’hostilité, de haine.
Homme tolérant aussi bien à l’égard des non croyants que des croyants de diverses confessions, Zamenhof avait pris ses distances par rapport au sionisme en faveur duquel il avait milité durant une courte période, vers 1881, quand il était étudiant en médecine, et aussi par rapport au judaïsme. N’avait-il pas déjà perçu, dans ce mouvement, des manifestations possibles de dérives extrémistes et fanatiques contraires à sa pondération et à son esprit de conciliation ? Non pratiquant, loin d’être fasciné par le Talmud, il se considérait comme libre-croyant. Parmi les exemples de textes traduits ou écrits directement en espéranto, les seuls qui avaient un rapport avec la religion, dans le premier manuel d’espéranto, publié à Varsovie le 26 juillet 1887, étaient un extrait de la Bible et la prière Notre Père, donc sans relation avec le judaïsme. Il y avait aussi un poème tout à fait neutre d’Heinrich Heine, lui aussi d’origine juive, mais converti au catholicisme. Il était donc exclu pour lui de mettre le judaïsme en avant.
Zamenhof fut harcelé de tous les côtés lorsque, en 1905, au premier congrès mondial d’espéranto, à Boulogne-sur-Mer, avant que le capitaine Dreyfus ne fût réhabilité, il proposa la lecture de sa Prière sous la bannière verte dans laquelle apparaissait le passage : "Chrétiens, juifs ou musulmans, nous sommes tous les fils de Dieu”.
Coréligionnaire du Dr Zamenhof, très lié à lui par l’espéranto, ami intime de Zola - défenseur de Dreyfus -, ophtalmologiste renommé, inventeur de l’ophtalmomètre, le Dr Louis Émile Javal, qui avait été député républicain de l’Yonne sous le Second Empire, avait conseillé la discrétion, en raison du climat antisémite qui régnait en France. Même longtemps après cette période, bien des espérantistes se demandaient encore s’il convenait de dévoiler les origines du Dr Zamenhof. Lui-même ne tenait pas spécialement à ce qu’elles soient évoquées. Il travaillait par ailleurs sur un projet d’enseignement appelant à la tolérance religieuse. L’inspiration lui en était venue de la connaissance des préceptes d’Hillel l’Ancien, un rabbin dont l’ouverture d’esprit apparaît d’une étonnante modernité. Ayant trop souffert des manifestations de fanatisme politique et religieux, de la violence inter-ethnique et inter-raciale, Zamenhof s’efforçait, à sa façon, de se tenir “au-dessus de la mêlée“.
En 1914, il déclina en ces termes l’invitation qu’il avait reçue de la Ligue hébraïque (Hebrea Ligo) pour participer à son congrès fondateur : “Je ne peux malheureusement pas vous donner mon adhésion. Suivant mes convictions, je suis homarano [membre de l’humanité] et ne peux adhérer aux objectifs et aux idéaux de quelque groupe ou religion que ce soit... Je suis profondément convaincu que tout nationalisme ne peut apporter à l’humanité que de plus grands malheurs et que le but de tous les hommes devrait être de créer une humanité fraternelle. Il est vrai que le nationalisme des peuples opprimés - en tant que réaction naturelle de défense - est bien plus pardonnable que celui des oppresseurs ; mais si le nationalisme des forts est ignoble, celui des faibles est imprudent... L’un engendre l’autre et le renforce, et tous deux finissent par créer un cercle vicieux de malheurs dont l’humanité ne sortira jamais, à moins que chacun de nous ne sacrifie son propre égoïsme de groupe et ne s’efforce de se placer sur un terrain tout à fait neutre... C’est pourquoi - bien que je sois déchiré par les souffrances de mon peuple - je ne souhaite pas avoir de rapport avec le nationalisme juif et désire n’œuvrer qu’en faveur d’une justice absolue entre les êtres humains. Je suis profondément convaincu que, ce faisant, je contribuerai bien mieux au bonheur de mon peuple que par une activité nationaliste...”
Contrairement à ce qui a été parfois entendu, Zamenhof n’a aucunement tenté de créer une nouvelle religion. Les travaux de Zamenhof sur l’espéranto sont déjà méconnus - et la connaissance approximative, les idées préconçues ou l’ignorance se manifestent fréquemment dans les médias - mais ses recherches sur une éthique qui aurait rapproché les croyants et donné une idée plus saine des religions aux non-croyants sont, elles, tout à fait ignorées. L’espéranto se reconnaît dans l’expression d’Albert Einstein : “Triste époque que celle où il est plus difficile de briser un préjugé qu’un atome“.
Les répercussions négatives sur l’espéranto de calomnies proférées à son encontre lors d’affaires telles que celle qui entraîna la condamnation du capitaine Dreyfus n’ont pas disparu. Elles ont laissé des traces, pas seulement dans les “démocraties“. Dans des pays libérés du joug totalitaire, là où l’espéranto était fortement implanté entre les deux guerres mondiales, par exemple l’Allemagne et l’URSS, où eurent lieu les persécutions les plus terribles, il existe des comportements tout aussi irrationnels. Pourtant, en URSS, des recherches du professeur Edward Thorndike (EUA) avaient établi que le nombre de locuteurs de l’espéranto y était supérieur à celui de l’allemand.
Le monde islamique a lui-même évolué tardivement en faveur de l’espéranto. Le Coran n’a paru en édition bilingue arabe-espéranto qu’en 1970. Des manuels et dictionnaires pour son étude n’ont paru qu’au cours des dernières années. Les pays musulmans où cette activité se développe le plus sont actuellement l’Iran, le Pakistan, l’Afghanistan et certains pays du Sud de l’ex-URSS. Avant la chute du shah, le 5 novembre 1977, conscient de la nécessité de changements et de la modernisation de l’Iran, l’ayatollah Shariat-Madari, l’un des guides spirituels majeurs des chiites iraniens, avait dit au professeur M.H. Saheb-Zamani, éminent sociologue de l’Université de Téhéran : “L’espéranto n’est pas une religion, une philosophie ou une idéologie, et il n’est vraiment pas même un but en soi, mais un moyen qui peut aider à la réalisation de la paix dans le monde et de la compréhension internationale. J’espère que tous les dirigeants mondiaux reconnaîtront la valeur de l’espéranto pour la compréhension internationale et leur responsabilité devant les peuples pour réaliser son potentiel.“
Il aura fallu ainsi plus d’un siècle pour que le but, la raison d’être et l’esprit de la langue, dont le premier manuel a été publié à Varsovie le 26 juillet 1887, et qui aura par conséquent 119 ans dans quelques jours, commence à être compris. Dans quel sens faut-il interpréter le fait que le pape Benoît XV ait pris le relais de Jean-Paul II pour prononcer aussi ses bénédictions Urbi et Orbi en espéranto, au moment où un très net intérêt pour cette langue se manifeste aussi du côté de la libre-pensée et de l’International humanist and ethical union (IHEU) dont le siège est à Londres, habituée jusque-là à ne travailler qu’en anglais ?
Même Bertrand Russell, prix Nobel de littérature 1950, libre-penseur, agnostique et athée, avait exprimé son estime pour le Dr Zamenhof en qui il avait vu la figure de “ce que le monde juif a donné de plus noble au monde“.
L’atmosphère empoisonnée que répandit la condamnation du capitaine Dreyfus n’est que l’un des très nombreux épisodes qui ont entravé la propagation de l’espéranto à travers le monde. Du côté d’Hitler, l’espéranto était considéré comme “une langue de juifs et de communistes“, du côté de Staline comme “une langue de petits-bourgeois et de cosmopolites“. Et certains intellectuels disent encore de nos jours que l’espéranto n’a pas d’histoire ou, pis encore, que ce n’est pas une langue. Et ceci sans parler de littérature, de poésie, etc. Il y a eu beaucoup de condamnations de l’espéranto qui rappellent la manière dont le capitaine Dreyfus a été condamné.
Érasme, le très sage auteur de L’Éloge de la folie, traduit et publié en espéranto, n’avait-il pas dit lui-même : “Je suis un Gibelin pour les Guelfes et un Guelfe pour les Gibelins“ ? Il savait ce qu’il en coûtait d’être lucide, de s’efforcer d’être un homme libre.
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