Élections piège abscons ?
Est-il possible d’avoir une action politique déconnectée des enjeux électoraux ? Est-on nécessairement un dangereux activiste antidémocrate si l’on refuse d’aller voter ? Regards sur un impératif discutable.
Je m’adresse aux gens de gauche. Cet article sert sans doute objectivement les intérêts électoraux des gens de droite mais ils peuvent passer leur chemin, ils ne trouveront rien d’intéressant ici.
Tel François Bayrou, je pourrais dire que je ne vois pas beaucoup de différence entre les politiques de gauche et les politiques de droite. Mais contrairement à lui, je pense qu’il y a des valeurs de gauche et des valeurs de droite. Tout est question de définition en la matière, et j’aime assez celle donnée par Bourdieu dans cette vidéo (devenue célèbre pour de mauvaises raisons, utilisée contre Ségolène Royal par ses adversaires, probablement au sein du PS, pathétique) : le rapport à l’ordre. Les ordres, L’ordre établi, les forces de l’ordre, les choses bien en ordre, l’ordre du monde, on aime ou on n’aime pas et quand on n’aime pas on est plutôt de gauche.
Je suis de gauche donc, et pourtant je n’irai pas voter, encore une fois. Je ne peux me reconnaître dans les dérives de cette démocratie médiatique et partisane où les slogans ont remplacé les débats, où les images tiennent lieu de pensée, où la logique des appareils est l’aune de toute chose, où le productivisme n’est jamais questionné.
Je laisse aux labelophiles émérites le soin de me catégoriser : libertaire, anar, gauchiste, alter, décroissant, utopiste... Je n’en ai cure. Mais je prétends que l’on peut refuser le système électoral actuel sans être un jusqu’au-boutiste sanguinaire et antidémocrate.
Du point de vue des valeurs qui me tiennent à coeur, les élections sont un enjeu mineur. Est-ce que l’élection de Sarkozy ou de Royal va changer quelque chose du point de vue des équilibres mondiaux ? Sortir l’Afrique de la mouise ? Questionner la valeur du "travail", ce mot scélérat qui confond l’activité par laquelle certains tirent reconnaissance sociale et richesses d’une part, et l’aliénation ignoble que subit la majorité d’autre part ? Permettre la décolonisation des imaginaires inféodés à la société de consommation ? Évidemment non.
Les différences de programmes sont des différences marginales, sur lesquelles on feint de s’étriper, pour être bien sûr de ne jamais avoir à questionner le système. En augmentant le Smic de 200 € par exemple, on ne va pas diminuer la souffrance des gens qui le touchent, on va la déplacer. Au lieu de souffrir de ne pas avoir de téléphone mobile ou de téléviseur, on souffrira de ne pas avoir le dernier modèle dont on nous a appris à rêver (et on aurait tort de minimiser la réalité de cette souffrance), pub en tête. Il est illusoire de penser que l’on va pouvoir mieux satisfaire des besoins fondamentaux (manger, se loger, s’éduquer, s’émanciper, rire) avec ces 200 €. L’écho médiatique dont ont pu bénéficier les Enfants de Don Quichotte aurait dû s’accompagner d’une prise de conscience du fait que l’argent n’est ni le seul problème, ni la solution.
L’extrême gauche est engluée dans des logiques d’appareil qui l’empêchent d’avoir un candidat unique (ce qui montre bien où sont ses priorités...), les Verts sont productivistes malgré tout, et même Bové, qui a par le passé écrit des choses intéressantes, montre que, sitôt qu’elle devient électorale, la campagne est un domaine dans lequel il ne devrait pas s’aventurer (voir l’excellent papier de Paul Ariès à ce sujet). Bové illustre assez bien, à mes yeux, qu’il est impossible d’entrer dans le jeu électoral actuel sans faire de concessions tellement drastiques qu’on finit par s’asseoir sur des idées fondamentales.
Mais si l’on ne prend pas part au vote, quel rôle peut-on jouer, quelle influence a-t-on sur les choses ? A-t-on juste le droit de fermer sa gueule comme je l’entends depuis des années ? Je ne crois pas. Je crois à l’action quotidienne. Je suis proche à des degrés divers des anti-pub, des décroissants, des mouvements du logiciel et de l’art libre. Je crois à l’efficacité de mouvements anecdotiques comme celui-là (dans la deuxième partie), et à celle d’autres plus structurés comme ce réseau de sociétés (auquel j’appartiens) travaillant sans hiérarchie et sans capital. Ces actions sont plus à l’origine d’implication et ont plus d’impact qu’une carte de parti ou un bulletin de vote à mon sens.
Les changements concernant les choses qui me tiennent à coeur s’inscrivent dans la "longue durée" chère à Fernand Braudel, en tout cas dans un temps qui n’est pas celui de la politique (entendue au sens électoral). C’est pourquoi je doute vraiment qu’il soit possible de changer les choses sans changer profondément le système de représentation, à deux niveaux. En ce qui concerne la façon d’enregistrer les votes tout d’abord, il existe des méthodes comme le vote Condorcet par exemple, susceptibles de mieux restituer la complexité des motivations des votants. En ce qui concerne les "carrières politiques" ensuite. Il faut les rendre impossibles, faire des mandats non renouvelables à tous les niveaux, empêcher que l’on puisse être homme politique professionnel à vie. Bien entendu les hommes politiques doivent être rémunérés mais uniquement quand ils sont aux affaires et cela ne doit durer qu’un temps limité. C’est une façon aussi de diminuer le rôle que jouent les partis. Il y a aujourd’hui la possibilité de mettre en oeuvre des outils de démocratie participative qui vont dans ce sens (et qui n’ont pas grand-chose à voir avec les débats de Royal ou l’ignoble vote électronique que l’on nous propose actuellement). Toutes les initiatives en la matière m’intéressent, comme le projet demexp.
Un proche me disait il y a peu : " Tu t’en fous toi, t’habites en Belgique, mais si tu votes pas tu nous abandonnes avec Sarkozy !". Si je suis honnête, je dois bien avouer que je n’ai aucune envie de voir Sarkozy au pouvoir. Mais je préfère prendre ce risque plutôt que de participer à un évènement dont je considère qu’il nous fait perdre de vue l’essentiel. Éthique de la conviction contre éthique de la responsabilité, c’est indécidable (certains pensent même que le monde dans son ensemble est indécidable, mais c’est une autre histoire).
Peut-être que si les déserteurs sont nombreux, l’armée électorale devra revoir ses positions. Je l’espère sans trop y croire. Les votes blancs et nuls étant évacués sans autre forme de procès et l’abstention analysée uniquement le temps de la soirée électorale, je suis assez pessimiste. Mais je reste un pessimiste actif.
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