En Afghanistan une radio libre peut être mortelle
Zakia Zaki était tout à la fois mère de famille, maîtresse d’école et rédactrice en chef de la première radio libre en Afghanistan de l’ère post-talibans. Une militante de la liberté d’expression qui l’a payé de sa vie.

« Zakia s’est fait descendre. » Ca n’a pas été instantané. Il m’a fallu trois secondes. Trois secondes pour lever les yeux d’une documentation technique nébuleuse dans laquelle je m’étais plongé concentré, et pour enfin mettre un visage sur ce nom. Puis trente secondes de stupeur. J’ai raccroché, le souffle cabossé sous les coups d’un cœur affolé. Naturellement, les larmes se sont mises à rythmer les sentiments. Désarroi, tristesse, colère, puis tristesse encore. Zakia Zaki était une mère de famille, maîtresse d’école et rédactrice en chef de la première radio libre en Afghanistan de l’ère post-talibans. Elle était une résistante et l’a payé de sa vie. « L’actu » vient de me frapper avec 5 mois de retard. L’échelle temps de l’Afghanistan n’a jamais été la nôtre.
Afghanistan, septembre 2001.
Nous voici mon compagnon et moi, à lutter contre la poussière envahissante de ce petit studio de fortune que nous venons de monter de toutes pièces. J’entends, inquiet, le générateur qui ronronne à l’extérieur, et me demande si cette musique lancinante ne va pas couvrir la voix des journalistes. Je balaie la pièce du regard. Tout me semble sommaire. Montée de bric et de broc, la radio me paraît chétive et fragile. La platine est minuscule et les micros posés sur la table me font l’effet de cactus nains dans un désert de sable. La rédactrice en chef que nous allons voir dans quelques minutes ne se sentira-t-elle pas humiliée à la vue de ce matériel si rudimentaire ? Quel usage fera-t-elle de la radio ? Où puisera-t-elle l’autorité pour s’imposer durablement dans un contexte social qui m’échappe ?
Les questions s’amusaient à déstabiliser sournoisement ce qu’il me restait de sérénité. De jour en jour, nous découvrions l’Afghanistan à la manière des figurants d’un jour sur le tournage d’une superproduction ; subjugués par des ballets d’hommes et de femmes dont nous ne comprenions ni les rôles, ni les fonctions. Nous devions juste entrer en scène quelques semaines seulement. Installer physiquement la radio, assurer son indépendance, recruter et former l’équipe. Puis partir. Radio indépendante, radio libre. Donc radio engagée. En Afghanistan, comme ailleurs, une radio libre peut être mortelle. Le parti pris de l’association Droit de Parole, était dès le départ de choisir une femme comme rédactrice en chef. « Une radio par les femmes, pour les femmes » en était la devise. Complètement perdu dans un film d’une complexité rare, j’évitais soigneusement de sombrer dans un défaitisme qui aurait pu être fatal à la réussite de notre entreprise. L’équation à résoudre n’était pas simple.
Le commandant Massoud venait de se faire assassiner et les yeux du monde étaient rivés sur ce pays à l’histoire douloureuse. Quel profil féminin pouvait à la fois s’imposer de manière à garantir une ligne éditoriale ferme, et être capable de « parler dans le poste » avec assurance ? C’est en déambulant dans les villages qui bordent le Panshir que la réponse s’imposa comme une évidence. Une maîtresse d’école. Nous étions donc dans ce studio, assaillis de doutes, sachant que dans quelques minutes la radio que nous avions fait naître ne nous appartiendrait plus. Des mouvements à l’extérieur du studio. Nous sortons du studio. A vingt mètres environ, deux voiles bleus descendent d’un véhicule. Ils se dirigent vers nous, encadrés à distance respectueuse par quelques hommes, sorte de haie d’honneur étrange. Elles entrent dans le studio. Enlèvent leur voile. Mme Zakia Zaki nous regarde. Elle nous sourit. D’un sourire paisible et chaleureux comme savent le faire les maîtresses d’école. Il y a de la bienveillance dans ce regard. Quelque chose du genre « vos devoirs sont à la hauteur, je suis fière de vous ».
Je redeviens dans l’instant l’écolier que j’étais, et que peut-être je n’avais jamais cessé d’être. C’était une évidence. La radio était à elle, pour elles. Depuis lors, veille des premières frappes américaines, Zakia Zaki a été rédactrice en chef de Radio Solh (Radio de la Paix). Elle lui a donné sa vie. Assassinée de plusieurs balles, victime probable de petits chefs de guerre, Zakia Zaki, Résistante, s’est battue pour ses idées. Je lui avais fait une promesse que je ne peux plus tenir. Celle qu’un jour nous nous reverrions, en France ou en Afghanistan. Il y avait une femme que je tenais absolument à lui présenter. Ma grand-mère, Lucie Aubrac. Mon enthousiasme à l’idée de cette rencontre la faisait rire.
Renaud Helfer-Aubrac. Humanitaire
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