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Accueil du site > Tribune Libre > En face des événements tragiques de Marikana (2012), les prudences (...)
#48 des Tendances

En face des événements tragiques de Marikana (2012), les prudences nécessaires de Thomas Piketty

Après avoir évoqué, et très vite évacué, la douloureuse question, pour certains, de l'appropriation privée de la terre dans les "sociétés traditionnelles", Thomas Piketty évoque, pour nous, l'impression qu'il a fini par ressentir devant ce qu'il a pu lire à propos de la véritable mise en œuvre du mode capitaliste de production :

« La révolution industrielle semble avoir exacerbé le conflit capital-travail, peut-être parce que sont apparues des formes de production plus intensives en capital (machines, ressources naturelles, etc.) que par le passé, ou bien peut-être aussi parce que les espoirs placés dans une répartition plus juste et un ordre social plus démocratique  ont été déçus - nous y reviendrons. » (Idem, page 72.)

Tout cela est donc fort prudent ("semble", "peut-être", "peut-être"). Quant à la répartition, la voici parée d'une éthique ("plus juste", "plus démocratique") qui nous met la larme à l'œil : si certains ont pu être déçus, nous ne le sommes pas... Le film était très beau.

Si donc quelque chose s'est mal passé, cela tient "peut-être" aux nouvelles "formes de production", et "peut-être" pas du tout aux nouvelles formes d'exploitation... Nous plaisantons.

Car, nous sentons que nous allons devoir rudement décevoir Thomas Piketty. En fait de répartition, voilà ce que furent les effets réels d'une exploitation qui se sera décalée du travail agricole au travail industriel. C'est tout ce qu'il y a de plus idyllique.

Dans l'ouvrage De la misère des classes laborieuses en Angleterre et en France qu'il a publié en 1840 - c'est ça, non ? la révolution industrielle -, Eugène Buret nous a raconté ce véritable festin "juste" et "démocratique" qui aura marqué la nouvelle "répartition" des richesses à l'aube de la nouvelle ère :
« L'apparition et le développement de la misère, dans les grands ateliers du travail, est le fait le plus considérable, le plus significatif peut-être, que présentent les sociétés modernes. » (Eugène Buret, De la misère des classes laborieuses en Angleterre et en France, Paulin 1840, pages 315-31.)

Puis, évoquant les quartiers ouvriers de Lille, Reims, Mulhouse, Manchester ou Liverpool, il s'émeut tout particulièrement :
« Là, si vous osez y pénétrer, vous y verrez à chaque pas des hommes et des femmes flétris par le vice et par la misère, des enfants à demi nus qui pourrissent dans la saleté et étouffent dans des réduits sans jour et sans air. Là, au foyer de la civilisation, vous rencontrerez des millions d'hommes retombés, à force d'abrutissement, dans la vie sauvage ; là enfin, vous apercevrez la misère sous un aspect si horrible qu'elle vous inspirera plus de dégoût que de pitié, et que vous serez tenté de la regarder comme le juste châtiment d'un crime ! Triste compensation à l'accroissement de la richesse, que la dépression physique et morale des êtres humains qui travaillent à la produire  !  » (Idem, pages 67-68)

"Compensation", voilà le mot qu'il fallait absolument écrire ! C'est en effet le mot qui dit la vérité économique du mode capitaliste de production et d'échange : tout se joue sur la valeur économique de la survie des ouvriers, valeur économique qui donne le "la" au système économique mondial.

Comme nous ne le savons que trop, si le joli spectacle de la vraie exploitation a quitté le "foyer de la civilisation", il continue à être l'ordinaire de certains pays lointains.

À sa façon, l'Afrique du Sud en connaît un petit morceau, et les actionnaires de "Lonmin, basée à Londres" avaient tout profit à obtenir que, grâce aux performances des fusils de la police, le surplus de salaire mensuel à verser se soit trouvé être de 75 euros (15 %) au lieu de 500 (100 %) : le prix mondial du platine s'y trouvait directement intéressé, de même que les transferts de profits à destination de la Grande-Bretagne en particulier.

C'est donc ici que se tient la plus parfaite justice ainsi que l'ordre social démocratique le mieux distribué. Il ne servirait à rien d'en seulement gémir un peu... En y ajoutant des "peut-être"...

Après l'Afrique du Sud d'aujourd'hui, et un rapide passage sur la "répartition" malencontreuse des débuts de la révolution industrielle, Thomas Piketty se fraie peu à peu un chemin qui va le conduire jusqu'à une question très risquée... Elle nous fait tout à coup prendre peur pour lui. Voyons comment il y aboutit :
« En tout état de cause, ces événements tragiques de Marikana nous renvoient inévitablement à des violences plus anciennes. À Haymarket Square, à Chicago, le 1er mai 1886, puis de nouveau à Fourmies, dans le nord de la France, le 1er mai 1891, les forces de l'ordre avaient tiré mortellement sur des ouvriers en grève qui demandaient des augmentations de salaire. L'affrontement capital-travail appartient-il au passé ou bien sera-t-il l'une des clés du XXIe siècle ?  » (Thomas Piketty, op. cit., page 72.)

Grave question... Sauf si elle persiste à pouvoir être traitée en tant que problème de répartition. Auquel cas, il n'y aurait pas grand-chose à redouter pour les propriétaires des moyens de production (essentiellement la finance internationale). Pour l'instant, tout paraît montrer que c'est bien ce qui va se passer : la question de l'exploitation ne semble pas devoir se reposer prochainement dans les grands pays capitalistes impérialistes.

Pour cette raison essentielle que la base de calcul de la valeur économique mondiale ne semble guère avoir de chances de se trouver réimplantée dans des enjeux de survie pour la population travailleuse occidentale... À moins que... Et le chômage plus que massif en est déjà un sérieux indice. Mais, enfin, la France a montré le chemin de l'évitement possible : il faut partir à la reconquête militaire et économique de l'Afrique, et ne surtout jamais perdre de vue... l'Algérie. Voilà ce que nous indique la boussole de l'impérialisme. Il y a un gros os, un peu plus loin... la Chine. Mais la Chine, c'est un peu plus que loin... Peut-être.

Raison supplémentaire pour tenir compte de ce que Thomas Piketty s'est mis en devoir de débusquer pour nous dans des termes que nous lui connaissons bien désormais, et qui devraient lui valoir de n'avoir que peu de problèmes avec les autorités (universitaires ou autres) de notre pays si démocratique :
« Dans les deux premières parties de ce livre, nous allons nous intéresser à la question du partage global du revenu national entre travail et capital, et à ses transformations depuis le XVIIIe siècle. » (Idem, page 72.)

Nous retrouvons aussitôt notre gâteau, "global", cette fois. Magnanime, Thomas Piketty... Bienvenue aux pique-assiettes de tout genre qui n'auront donc pas eu à mettre la main à la pâte d'une exploitation qui n'existe certainement plus nulle part dans notre joli monde globalisé d'aujourd'hui.

Toutefois, bien qu'il nous ait dit et redit qu'il n'en voulait qu'à la répartition, Thomas Piketty a parfaitement compris qu'ici il se met en danger. Et à titre personnel, nous confierons qu'à lire son précédent ouvrage, nous avons un petit peu tremblé pour lui. Aussi, sans doute pour que ses primes d'assurance-survie dans le champ universitaire français n'atteignent pas très vite des sommes astronomiques relativement à sa rémunération ordinaire, il n'a pas tort de brutaliser un peu ses lectrices et lecteurs en leur déclarant à brûle-pourpoint :
« Que les choses soient bien claires : mon propos ici n'est pas d'instruire le procès des travailleurs contre les possédants, mais bien plutôt d'aider chacun à préciser sa pensée et à se faire une idée. » (Idem, page 74.)

Qu'il se rassure, nous sommes entre gens de bonne compagnie.

Michel J. Cuny


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1 réactions à cet article    


  • Francis, agnotologue Francis, agnotologue 27 novembre 13:46

    Ah ! Qu’en termes subtils ces choses là sont dites ici.

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