En France, les femmes sont séparées des hommes dans les championnats d’échecs
Dès leur plus jeune âge, les joueuses d’échecs françaises sont invitées à concourir entre elles, à l’abri de leurs homologues masculins. Est-ce le reliquat d’une époque sexiste ou alors les femmes sont-elles naturellement moins fortes que les hommes au roi des jeux, symbole de l’intelligence ?
La famille Polgar, ou comment fabriquer des génies
Durant les années 60, un psychologue hongrois nommé Laszlo Polgar dévora des biographies de centaines de grands intellectuels et constata un point que tous se partagent : une spécialisation précoce et intensive. Il en conclut que le génie est acquis et non inné “geniuses are made, not born” et se mit au défi de le prouver en rendant géniaux ses futurs enfants.
Plus pragmatique que romantique, il posta une petite annonce dans le journal, disant en substance “recherche femme pour avoir des enfants génies”. L’annonce ne resta pas sans réponse et en 1969, naquit Susan. Quatre ans plus tard, alors que son père hésitait encore entre la spécialiser en mathématiques ou en physiques, la gamine découvrit par hasard un jeu d’échecs et demanda à ce qu’on lui apprenne les règles. Ce fut une révélation… pour son père. A la fois une science, un art et un sport, le jeu d’échecs présente l’avantage de produire des résultats parfaitement mesurables, l’idéal donc pour retranscrire la progression de la progéniture.
Onze ans d’entraînement intensif plus tard, Susan était devenue, à l’âge de 15 ans, la meilleure joueuse du monde. Elle ne se fit doubler que par Szofia, sa petite soeur. Judit, la cadette, prit le relais en 1989.
Cette dernière devint Grand Maître à 15 ans seulement, battant le record de précocité auparavant détenu par l’américain Bobby Fischer. Par la suite, elle s’offrit le scalp des meilleurs joueurs mâles, dont celui de Garry Kasparov, même si elle ne devint jamais championne du monde (mixte). Elle mit fin à sa carrière en août dernier, sans jamais avoir quitté sa place de meilleure joueuse du monde durant ces vingt-cinq années !
Pour Papa Polgar, preuve a été faite de sa thèse sur l’acquisition du génie, expliquant la supériorité de la cadette par l’amélioration de ses techniques d’entraînement au fil des années. Ses détracteurs remarquent que les soeurs ont un patrimoine génétique évidemment proche et peuvent donc toutes avoir un talent échiquéen inné. En outre, ils constatent que, aussi remarquable que soit le cas Polgar, il y a par ailleurs de nombreuses tentatives parentales qui ont échoué.
Alors, les filles ont-elles le même potentiel échiquéen que les garçons ?
Les femmes sont de fait moins fortes que les hommes aux échecs
Seulement deux femmes figurent au top 100 mondial. En France, elles sont trois dans les cent meilleurs joueurs. 1413 hommes ont obtenu le titre de Grand Maître (GM), la plus haute distinction échiquéenne. On ne compte que 31 femmes GM, soit environ 2%. Les chiffres sont éloquents et présentent une réalité indéniable. La question en suspens étant : pourquoi cette différence de niveau ?
Moins de femmes au top car moins de femmes tout court
Les femmes représentent moins de 12% des joueurs classés en France et aussi dans le monde. Si le pourcentage de femmes au top niveau est faible, c’est donc avant tout parce que moins de femmes jouent aux échecs.
Les partisans de l'innéité de la faiblesse des femmes rétorquent que c’est parce que les femmes jouent moins bien qu’elles sont moins nombreuses à jouer et non l’inverse. L’argument est facilement réfutable.
Il suffit en effet de regarder le film et non la photo : les femmes sont de plus en plus nombreuses à pratiquer le jeu d’échecs et conséquemment, de plus en plus nombreuses à haut niveau. Serait-ce dû à une mutation génétique ou simplement au fait que, petit à petit, le jeu d’échecs, à l’instar des mathématiques, perd son étiquette d’activité masculine ?
On peut aussi remarquer que dans le pourcentage de femmes jouant aux échecs n’est pas le même dans tous les pays. Ainsi, on trouve 30% de joueuses en Chine (elles sont 23 dans le top 100) et 27% de joueuses en Géorgie (elles sont 36 dans le top 100 !). Doit-on conclure que Chinoises et Géorgiennes ont un gène échiquéen absent chez les Françaises, ou alors que ces différences sont culturelles ?
La menace de stéréotype
Phénomène bien connu des psychologues, la menace de stéréotype est le fait pour un groupe de se comporter tel que les stéréotypes à son égard le prédisent. Ainsi, quand on donne un exercice de géométrie intitulé “mathématiques” à des enfants, les garçons réussissent mieux que les filles. Pourtant, quand le même exercice est donné en tant que “dessin”, l’inverse se produit, les filles ont des meilleures notes.
Le jeu d’échecs a depuis toujours été perçu comme masculin, tout comme les sciences en général. Ce stéréotype explique pourquoi les parents vont offrir un jeu d’échecs à leur fils plutôt qu’à leur fille et aussi pourquoi une fille peut être persuadée qu’elle n’est pas faite pour le jeu d’échecs avant même d’avoir appris les règles. De plus, une joueuse convaincue d’être naturellement nulle aux échecs aura forcément de moins bon résultats.
La discrimination négative
Une autre explication à la différence hommes/femmes aux échecs est la séparation des sexes dans les championnats. En effet, dans les championnats de France, jeunes comme adultes, il y a un tournoi mixte (de fait, presque toujours exclusivement masculin) et un tournoi féminin (interdit aux hommes). Autant dans de nombreux sports physiques une telle distinction est compréhensible et souhaitable, autant pour le jeu d’échecs, elle est injustifiée et a des effets profondément pervers.
Certains se plaignent des quotas de discrimination positive en politique, là c’est comme si on avait créé une assemblée pour femmes, histoire qu’elles fassent mumuse à côté de la vraie Assemblée.
Ou imaginez qu’à l’école, on décrète que, pour valider un examen, les garçons aient besoin d’un 10/20 et les filles d’un 5. Et que pour avoir une mention très bien, les garçons doivent obtenir un 16 et les filles un 11. Nul doute que les résultats des filles s’effondreraient rapidement.
C’est exactement ce qui se passe au jeu d’échecs.
Ce qui partait probablement d’une bonne intention, celle de tenter d’attirer et faire progresser les filles, produit l’effet inverse. C’est aussi et surtout une discrimination des plus insultantes.
Sachez qu’on trouve moins de Noirs chez les joueurs d’échecs (en général et au top niveau) que dans la population globale. Une des raisons à cela est sans doute historique : le jeu d’échecs, inventé en Perse puis dominé par les Arabes, a été importé en Europe à la fin du Moyen-Âge sans jamais toucher l’Afrique Noire. Mais personne (?) n’oserait dire que les Blancs sont naturellement plus forts aux échecs que les Noirs, tout comme personne n’oserait dire que les Noirs sont naturellement plus forts à l’awalé que les Blancs. Et surtout, on n’organise pas de tournois d’échecs pour Noirs, interdits aux Blancs ! C’est pourtant ce qui se passe pour les filles dans les championnats de France.
Notons enfin que cette séparation qui nuit aux femmes dessert également les hommes ! Nombre de joueurs vivent comme une injustice, le fait que des femmes jouant moins bien qu'eux gagnent plus de prix qu'eux, à l'unique prétexte "qu'elles n'ont pas de pénis". Imaginez que dans un boulot intellectuel, on dise à un homme "ta collègue travaille moins bien que toi mais elle est payée beaucoup plus, normal, c'est une femme, tu comprends ?"
Des joueuses ont lancé une pétition adressée à la Fédération Française d’Echecs afin de changer cet état discriminatoire. Que vous soyez joueur ou non, si vous le souhaitez, vous avez la possibilité d’apporter votre nom à leur combat.
De nombreuses différences culturelles expliquent l’écart de niveau entre hommes et femmes aux échecs. Et à ce jour, aucune preuve d’une quelconque différence naturelle pouvant causer cet écart n’a pu être avancée. D’année en année, les femmes progressent et rattrapent les hommes. Mettre fin à la séparation des sexes dans les championnats serait un pas supplémentaire en direction de l’égalité au jeu d’échecs, et par extension, dans la société.
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