Entre les murs, chronique d’un film systémique
Avec son film Entre les murs, Laurent Cantet propose une nouvelle écriture cinématographique, qui repousse la frontière du réel... et le construit.
À la classique mise en scène d’une destinée, d’une évolution (plus ou moins) linéaire et centrale d’un certain nombre de personnages et de leurs parcours, ce film oppose une circularité systémique d’autant plus bienvenue qu’elle correspond exactement à celle à laquelle sont soumis les élèves du secondaire.
Le monde de contraintes qu’a décidé de filmer Laurent Cantet, dont la seule partie inamovible, le noyau, se compose de la salle de classe, de ces murs et de ces meubles que l’on voit lors des deux derniers plans du film, est un système disciplinaire fermé dans lequel il faut apprendre à cohabiter cinq, dix ans, avec les mêmes compagnons, les mêmes professeurs et dans les mêmes lieux. Lieu de la répétition au premier abord, où tout ne fait que passer, il est le symbole de la circularité, d’un monde qui ne cesse, année après année, de se mordre la queue et de tout reprendre à zéro. Du premier dialogue, où une élève refuse d’écrire son nom sur une feuille ("mais pourquoi écrire nos noms ?" Rien n’a changé, regardez ! On est repartis pour une année, avec quelques nouveaux, voilà tout), au dernier où une autre élève avoue avoir vu passer l’année sans n’y rien comprendre, en passant par l’évacuation progressive de tout élément extérieur à l’école, la structure du film se base sur cette circularité fermée, où l’individu n’existe que par rapport à l’école : dès le moment où il décide "de l’abandonner", Souleymane déconnecte son parcours de celui de l’école et, donc, automatiquement du film. Dès le moment où son sort est scellé, le réalisateur l’abandonne complètement : si filmer le doute des professeurs concernés par son renvoi et s’y associer était permis lorsqu’il faisait encore partie de l’institution, il faut se résoudre à l’oublier dès qu’il est expulsé : c’est pourquoi aucun indice ne viendra nous éclairer sur la suite de son parcours "hors les murs". L’entrée de Carl vise d’ailleurs à rétablir immédiatement un équilibre systémique et même numérique : l’un chasse l’autre et la roue tourne.
Cela cependant n’induit pas une répétition permanente, ni un écrasement des individualités par le poids de l’inamovible : encadrés par un certain déterminisme, les mouvements des protagonistes ont un sens autre que celui de contribuer à la survie du système dans lequel ils agissent, autre que celui de valider les règles de la société : ils restent libres d’échouer ou de réussir, de rester dans le jeu ou d’en sortir, mais toujours entre les murs du collège : c’est ainsi que la mère de Souleymane n’apparaît que pour être un support à l’existence du personnage au sein de sa classe, pour apporter un éclairage sur son comportement dans cette pièce et non en dehors.*
Circularité du monde qu’il filme et qu’il ne met pas en scène, circularité du film, avec ces invariants qui pourtant ne sonnent pas comme des déterminants ou un poids. Eh oui, année après année élèves et professeurs joueront au football ensemble pour se quitter, quels que soient les présents : l’homme passe, les murs s’encastrent. La force du film est de ne pas s’enfermer dans le fixisme, de ne pas s’arrêter : ce paradoxe qui m’échappe, dont je n’arrive pas encore à saisir le sens : comment, tout en montrant un monde figé, lui interdire tout immobilisme. Comment, malgré les 12 conseils de discipline sur 12 qui ont débouché sur une exclusion, réussir à introduire non pas un espoir, non pas une possibilité de variation, mais une potentialité de changement qui est déjà incluse dans le film, qui n’existe pas, mais qui dans le même temps habite l’œuvre (!).
La circularité du film, par son accouplement avec la circularité du réel décrit, débouche sur une expérience cinématographique nouvelle. En refusant les partis pris réalistes ou naturalistes, en choisissant plutôt de se calquer sur une structure du réel, Cantet opère tel un révélateur photographique et repousse la limite de la fiction cinématographique en la plaçant au-delà de la forme du documentaire, dans une nouvelle réalité faussement fictionnelle. Parce qu’il n’a recours ni à l’imitation ni à la mise en scène, il devient créateur au sens le plus "total" du mot, (re)créateur d’un univers, d’une superstructure dans laquelle l’immersion intégrale devient possible. Un monde à cheval entre les déterminismes, l’absence de sens et la liberté, un monde trop proche du nôtre pour ne pas nous y immerger. Plus besoin de fonctionner sur l’indentification, sur l’artifice : nous, spectateurs, nous retrouvons collés au film, aux personnages et à l’environnement, dans un statut nouveau, dans lequel nous ne faisons plus face au film, mais qui ne nous permet cependant pas d’entrer dans le film : un entre-deux, des deux côtés de l’écran, à une place indéfinissable, radicalement nouvelle.
Je n’ai pas lu les critiques du film, peut-être aurais-je dû. Peut-être un journaliste a-t-il déjà décrypté de façon beaucoup plus claire, et aboutie, les enjeux de ce film. Et très certainement les clés que je cherche se trouvent dans l’ouvrage de Jacques Rancière, La Fable cinématographique, qui décrit justement cette opposition entre linéarité et centralité du scénario hollywoodien et un modèle bien plus créatif, symbolisé par la nouvelle vague et le nouvel Hollywood, mais étouffé économiquement, un modèle où improvisation, sensualité et déconstruction sont au centre de l’œuvre. Mais il me fallait écrire ce texte à la sortie du film, car je sais que mes limites analytiques ne pourraient être dépassées que par le dialogue. Peut-être saurez-vous voir plus loin que moi, dans cette même direction.
*C’est par ailleurs une dimension intéressante du film, surtout si l’on fait le parallèle avec La Belle Personne, sorti quasiment dans le même temps : tandis qu’Entre les murs ne sort du collège que pour mieux l’expliquer, La Belle personne se refuse à entrer dans la salle de cours si ce n’est pour y tirer une expérience extrascolaire : c’est un film apolitique, asystémique. Reste à savoir s’il s’agit de deux films antithétiques qui n’ont rien en commun ou si l’un complète l’autre : la finitude, la perfectio d’Entre les murs contrastant pour moi avec l’inachèvement de La Belle Personne, la première hypothèse serait à privilégier.
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