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Accueil du site > Tribune Libre > Entretien avec Yves Charles Zarka : La destitution des intellectuels

Entretien avec Yves Charles Zarka : La destitution des intellectuels

C’est une cinglante mais pénétrante analyse du discrédit de l’intellectuel contemporain - l’intellectuel prédateur médiatique - qu’Yves Charles Zarka, professeur de philosophie politique à La Sorbonne - Université Paris Descartes et directeur de la revue « Cités », opère dans sa très critique « Destitution des intellectuels », son dernier livre, publié aux Presses Universitaires de France.
 
 Daniel Salvatore Schiffer : Votre dernier ouvrage a pour très critique titre « La destitution des intellectuels ». Qu’entendez-vous, au juste, par là ?
 
 Yves Charles Zarka : J’entends dire, par ce terme de « destitution », que la fonction dévolue traditionnellement à l’intellectuel est, aujourd’hui, complètement discréditée, malheureusement vidée de tout contenu, à défaut de sens. C’est un constat certes tragique, que je regrette amèrement, mais néanmoins très réaliste.
 
 D.S.S. : Quels sont, très concrètement, les éléments vous permettant de poser un tel diagnostic, aussi sévère, voire impitoyable ?
 
 Y.C.Z. : Les intellectuels dotés d’une autorité morale incontestable, tels autrefois Michel Foucault ou Pierre Bourdieu, Jacques Derrida ou même Sartre, et qui, mus par un simple idéal de vérité, s’exposeraient en public, à leurs risques et périls, ont disparu. Ce sont, à l’heure actuelle, des prédateurs médiatiques, qui s’auto-définissent, arbitrairement, comme des intellectuels, mais n’en ont, très superficiellement, que la posture. Leur seule préoccupation est de se maintenir dans le paraître plus que dans l’être. Il s’agit donc bien plutôt là d’une imposture ! Car cette visibilité à tout prix n’est absolument pas régie par les mêmes lois que celles qui président à l’émergence de la vérité.
 
PREDATEURS MEDIATIQUES
 
 D.S.S. : Ce symptôme que vous décrivez ici, très pertinemment, ne s’avère-t-il pas, également, comme l’un des signes les plus dramatiquement tangibles de la crise que vit actuellement, via cette marchandisation inhérente au monde capitaliste, notre culture et, plus particulièrement encore, ses productions philosophiques ou artistiques ?
 
 Y.C.Z. : Effectivement ! L’extension de la marchandisation au monde de la culture et, plus spécifiquement, aux œuvres de l’esprit, l’emprise de la visibilité médiatique sur l’espace public, mais aussi la bureaucratisation des institutions de production comme de transmission du savoir, sont des causes générales, dont cette destitution des intellectuels se révèle être, de manière plus ponctuelle, une des conséquences les plus manifestes. Telle est la raison pour laquelle les intellectuels sont devenus, eux aussi, des prédateurs médiatiques, lesquels, ayant fini par prendre la place désertée par les véritables intellectuels, ne sont, somme toute, que de dérisoires, bien que tragiques, effets de surface… de grotesques mais dramatiques symptômes de modifications plus profondes, sinon graves, de notre société de consommation.
 
 D.S.S. : Voyez-vous un remède à cette situation, qui, si elle n’est certes pas désespérée, s’avère du moins désespérante ?
 
 Y.C.Z. : Il conviendrait d’agir sur ces causes profondes, justement, pour que cet indigne et navrant spectacle auquel s’adonnent sans vergogne ces prédateurs médiatiques cesse enfin, et que la vie intellectuelle retrouve ainsi, par la même occasion, ses lettres de noblesse, tout son lustre d’antan. D’autre part, ce qui se passe aujourd’hui avec la vie intellectuelle se passe aussi avec la vie politique et, globalement, pour des raisons quasi identiques. Le ridicule s’est emparé, à tous les niveaux quasiment, de l’espace public !
 
 D.S.S. : Quelles nettes et précises distinctions établissez-vous, plus fondamentalement encore, entre l’intellectuel d’hier et d’aujourd’hui ?
 
 Y.C.Z. : L’intellectuel était à l’origine, historiquement, un penseur - philosophe, écrivain, savant - que son œuvre dotait d’une autorité spirituelle capable de conférer un réel poids moral à son discours comme à son action (ce que l’on appelle l’ « engagement »), en tant que citoyen, au sein de la cité. Ainsi, nanti de cette autorité incontestée aux yeux de l’opinion publique comme des instances académiques, lui arrivait-il, souvent, d’interpeler le pouvoir : appel à la responsabilité, à la justice, au droit, à l’équité, à la vérité. Au contraire, l’intellectuel est devenu, aujourd’hui, un histrion sans œuvre ni autorité, mais cependant doté, malgré ces immenses lacunes, d’une place quasi indétrônable dans les différents réseaux de pouvoirs. Nombreux y sont, en outre, les conflits d’intérêt, dont la collusion, y compris sur le plan financier, entre les maisons d’édition et les groupes de presse. Ainsi s’y maintiennent-ils indéfiniment, mais au détriment des véritables penseurs surtout, dans la visibilité médiatique. Tel est, désormais, le nouvel impératif catégorique de cet intellectuel médiatique, la loi qui commande ses faits et gestes : agis de telle sorte, en exploitant pour ce faire des causes apparemment nobles sur le plan moral ou humain, que tu continues à être visible. La course aux médias : tel est le nouvel opium des intellectuels, pour paraphraser un célèbre titre de Raymond Aron !
 
RESEAUX DE POUVOIRS ET STRATEGIES MEDIATICO-EDITO-FINANCIERES
 
 D.S.S. : Comment en est-on arrivé là ? Comment ce changement, aussi radical que néfaste, s’est-il produit ?
 
 Y.C.Z. : Ce qui s’est passé, en France, depuis une trentaine d’années, c’est que la plupart des intellectuels ont renoncé à l’autorité spirituelle pour adhérer, au prix de stratégies médiatico-édito-financières parfois très sophistiquées, à de pures séductions de pouvoir : réseaux de pouvoirs reposant sur l’intérêt, le calcul, la complaisance, la compromission, la complicité, la duplicité, l’opportunisme… sphères qui font la pluie et le beau temps, consacrent ou détruisent tel ou tel écrivain, dans l’espace public et, donc, médiatique. A cette naissance d’une nouvelle caste - caste associant donc étroitement argent, pouvoir et médias - je vois, principalement, trois facteurs explicatifs.
 
 D.S.S. : Lesquels ?
 
 Y.C.Z. : Cette mutation est le résultat de la rencontre de trois phénomènes distincts mais qui renvoient tous à la même logique : l’extension du capitalisme à un secteur qui lui était encore au moins partiellement extérieur, la culture. Le premier phénomène est l’extension du domine de la marchandisation aux œuvres de l’esprit. Après l’art, la marchandisation s’est emparée de l’œuvre intellectuelle par excellence : le livre. La rentabilité et le profit s’immiscent structurellement dans la condition de l’œuvre, et la soumettent à leur loi. C’est ici que le marketing, que stigmatisait Gilles Deleuze, et le spectacle, que dénonçait Guy Debord, intreviennent. L’empire des médias sur les œuvres culturelles devient une tyrannie du spectacle, à laquelle s’ajoute, pour corser l’affaire, un véritable terrorisme intellectuel. C’est ainsi - et c’est là que réside le deuxième facteur explicatif à cette décadence de l’intellectuel contemporain - que l’empire des médias sur les œuvres culturelles tend à réduire celles-ci à une pure et simple fonction de divertissement. L’espace public est entièrement préempté par le fonctionnement des médias. L’intellectuel qui veut y trouver sa place est sur le bon chemin pou s’oublier et, pire encore, y perdre son âme.
 
 D.S.S. : Morale de cette triste histoire ?
 
 Y.C.Z. : C’est là l’aspect dramatique de l’affaire : quelques prédateurs médiatiques ont entraîné le monde intellectuel en général dans le discrédit, parce qu’ils ont discrédité la prise de parole, l’intervention dans l’espace public. La traduction directe de cela est que la parole intellectuelle est désormais réduite à un bavardage continu dans les émissions de radio ou sur les plateaux de télévision. L’intellectuel doit divertir. C’est comme cela qu’on l’aime aujourd’hui. On lui demande d’être « bon », performant, efficace. C’est ainsi qu’il fera de l’audience. On lui coupe la parole. On veut qu’il réagisse vivement, rapidement, qu’il soit incisif, réactif : amusant, en somme. C’est cela que les animateurs de plateau télé souhaitent aujourd’hui : des bouffons, et pas seulement du roi ou du prince ! Cet intellectuel vendra, par la même occasion, des livres, comme des savonnettes ou tout autre objet de consommation. Le livre-marchandise doit, comme n’importe quel autre produit, avoir ses organismes de promotion. Les médias assurent ce dédoublement spéculaire de la culture marchandisée. L’intellectuel, comme tout autre acteur culturel, est obligé de se donner en spectacle, s’il veut apparaître sur la scène publique. Il devra donc se conformer - c’est le conformisme médiatique, lui-même lié à la bien-pensance - à ce qu’on attend de lui, y compris faire le clown s’il le faut, sans quoi il perdrait sa place dans le monde de la visibilité.
 
 D.S.S. : Conclusion ?
 
 Y.C.Z. : L’intellectuel de divertissement, insondable profondeur de la bêtise comme je qualifiais un récent sondage de l’hebdomadaire français « Marianne » concernant la prétendue influence de ces intellectuels médiatiques : telle est aujourd’hui, hélas pour nous tous, la figure dérisoire de l’intellectuel déchu.
 
 D.S.S. : Et le troisième facteur explicatif quant à cette déchéance, par la perte progressive de son autorité morale tout autant que de son prestige spirituel, de l’intellectuel ?
 
 Y.C.Z. : Le troisième phénomène relève d’un autre ordre. Il frappe les institutions de production et de transmission du savoir : les universités, au sein desquelles s’est instauré, là aussi, un « pouvoir supposé savoir », lequel est régi par un très discutable et préjudiciable système d’évaluation. Cette idéologie de l’évaluation est en train de détruire l’esprit de recherche, le sens de l’initiative comme le goût du risque, et, au bout de ce sordide compte, l’apparition de toute grande individualité intellectuelle, de toute pensée forte, féconde et originale. En remettant en cause les libertés universitaires par un accroissement sans précédent de la bureaucratie à tous les niveaux de l’Université, on isole, on paralyse et on anesthésie ceux qui refusent de se soumettre au conformisme ambiant. C’est là aussi, à l’instar de tout terrorisme intellectuel, un système sclérosé, replié sur lui-même, fermé comme en une image spéculaire, centré sur la seule gestion et unique sauvegarde, comme en tout système autarcique, sinon autistique, de son propre et très hiérarchique système de pouvoir.
 
 D.S.S. : Quelles sont les figures les plus emblématiques, pour en revenir aux deux premier facteurs explicatifs, de ces pseudo intellectuels « prédateur médiatiques », comme vous n’hésitez pas à les qualifiez ? Avez-vous, sur ce point, des noms à nous livrer, afin de mieux les identifier, puisque, préférant laisser choir sur leur très narcissique personne, leur ego souvent hypertrophié, un voile aussi silencieux que méprisable, vous ne les nommez jamais dans votre essai ?
 
 Y.C.Z. : Non, je préfère, effectivement, ne pas les nommer : ce serait leur faire trop d’honneur, leur accorder encore trop d’importance, à défaut de crédibilité. Ils n’en valent pas la peine, malgré les énormes dégâts qu’ils auront ainsi causés, dans la mesure où leur discrédit se répercute fatalement sur l’ensemble des intellectuels, à l’intelligentsia française. Mais vous pourrez, très aisément, les reconnaître !
 
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
 
* Sur la question des intellectuels, voir également, de Daniel Salvatore Schiffer, les ouvrages suivants : « Les Intellos, ou la dérive d’une caste – de Dreyfus à Sarajevo »(Ed. L’Âge d’homme, 1995) ; « Les Ruines de l’intelligence – Les Intellectuels et la guerre en ex-Yougoslavie »(Ed. Wern, 1997, préface de Patrick Besson) ; « Grandeur et misère des intellectuels – Histoire critique de l’intelligentsia du XXe siècle » (Ed. du Rocher, 1998, avec un entretien de Vaclav Havel) ; « Critique de la déraison pure – La faillite intellectuelle des ‘nouveaux philosophes’ et de leurs épigones » (Bourin Editeur, 2010).

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11 réactions à cet article    


  • Senatus populusque (Courouve) Senatus populusque 2 décembre 2010 14:24

    SARTRE est bien surfait.

    « Science, c’est peau de balle ; morale, c’est trou de balle » Sartre jeune, d’après Simone de Beauvoir.

    « Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande. »
    « La République du silence », Les Lettres Françaises, 9 septembre 1944 [repris dans Situations, III].
     
    « L’antisémitisme n’est pas une opinion, c’est un délit », Réflexions sur la question juive, 1946. [Prémices du politiquement correct et de la Gayssot attitude. Pour l’historien Jules Isaac, cela restait une opinion].

    « Le citoyen soviétique possède, à mon avis, une entière liberté de critique. »
    Libération, 15 juillet 1954.
     
    « Le marxisme [...] philosophie indépassable de notre temps », Critique de la raison dialectique, Paris : Gallimard, 1960.

    « En ce premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre. »
    Préface à Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris : Maspéro, 1961, page 16.

    « Un anticommuniste est un chien, je ne sors pas de là, je n’en sortirai plus jamais. » Les Temps Modernes, octobre-novembre 1961.

    « Il y avait un nombre de juifs considérable dans le parti communiste de 1917. En un sens, on pourrait dire que c’est eux qui ont mené la révolution. ». Jean-Paul Sartre et Benny Lévy, L’Espoir maintenant : les entretiens de 1980, Lagrasse : Verdier, 1991, page 70.


    • Radix Radix 2 décembre 2010 21:35

      Bonsoir « senator »

      Des phrases sorties de leur contexte n’ont pas das de signification !

      Je n’aime pas Sartre, mais quand vous le citez : « Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande. » en éludant le reste de sa pensée vous commettez une escroquerie intellectuelle !

      Ce qu’il disait, c’était que le choix était simple et donc que l’on avait jamais été aussi libre de choisir : pour ou contre !

      Radix


    • ZEN ZEN 2 décembre 2010 22:39

      Radix
      Bonne mise au point


    • Senatus populusque (Courouve) Senatus populusque 3 décembre 2010 11:56

      C’est ce qui explique qu’il ait pris la chaire d’un prof juif révoqué au lycée Condorcet et qu’il ait fait jouer ses pièces, publié son L’Être et le néant, sous l’Occupation, sans doute.

      La liberté (de critique) il la trouvait aussi en URSS. Cela ne vous suffit pas comme contexte ?


    • Senatus populusque (Courouve) Senatus populusque 2 décembre 2010 14:34

      Pour le passé, YCZ oublie Albert Camus, pourtant le plus propre moralement.

      Pour le présent, mettre Onfray, BHL, Attali d’une part et Comte-Sponville, Debray, Bouveresse d’autre part, dans le même sac, c’est bien injuste.


      • Epiménide 2 décembre 2010 14:42

        Cette charge de Zarka, qui clairement vise Jean-Baptiste Botul sans même avoir le courage de le nommer, ne mérite que le mépris.


        • ZEN ZEN 2 décembre 2010 17:51

          Bon diagnostic de Zarka


          • paul 2 décembre 2010 18:15

            Et bien oui, sans les nommer : la description de Zarka fait aussitôt penser à deux personnalités très médiatisées : Botul et Finkie .


            • Bruno de Larivière Bruno de Larivière 2 décembre 2010 19:24

              Intéressant entretien qui gagnerait je pense à ne pas occulter la face plus occultée de l’histoire de la pensée contemporaine. A ’l’âge démocratique’ (l’expression n’est pas de moi), tout le monde s’exprime, aucune vérité définitive n’est reconnue, et la parole venue d’en haut est inaudible. Les artistes expérimentent en temps réel cette évolution [http://barbarapolla.blogspot.com/2010/08/art-le-present-lage-democratique.html]. Pour le meilleur et pour le pire.
              Il n’y a rien d’autre à faire que de s’accommoder de cette situation. Il est plus facile de se moquer des cuistres que des sots. Les premiers sont moins nombreux. Les seconds parlent à tort et à travers. Mais Agoravox offre d’intéressantes perspectives et cet entretien en témoigne, pour terminer sur une note d’optimisme !


              • Senatus populusque (Courouve) Senatus populusque 2 décembre 2010 19:52

                Internet, à la fois témoin et moteur de l’évolution de notre société, nous a livré cette perle relevée dans une copie de terminale : « Nous vivons une époque où chacun a opinion sur rue. »


              • loco 2 décembre 2010 21:27

                 Bonsoir,

                 en cette époque où la servitude volontaire fait le lit de la cupidité, le succès de ces « élites » nous renvoie au style de La Fontaine : les glands sont le bonheur des cochons.... 

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