Que le monde soit de plus en plus complexe et compliqué, cela est devenu une évidence même au yeux des conservateurs les plus farouches. Il y a malgré tout des éléments puissants et probants qui poussent à croire que le monde de demain, et peut-être même déjà d’aujourd’hui, ne sera pas le même que celui d’hier. Cependant, le pire est à craindre.
Dans sa fameuse thèse du choc des civilisations, Huntington parlait d’un monde formé de blocs éthnico-religieux qui s’opposent farouchement, ou dans une moindre mesure s’observent en chien de faïence. Les mutations profondes auxquelles nous assistons créent effectivement des blocs, mais de natures différentes.
Premièrement, de nature économico-sociale : le point de gravité de l’économie mondiale a d’ores et déjà basculé. Après la crise financière de ces derniers mois, l’idée s’est imposée que l’économie de marché sauvage vit ses derniers jours. La fameuse main invisible de Smith, qui en réalité s’appelle « retraités de la côte floridienne » agonise, jusque-là personne pour la pleurer, bien que de pitoyables tentatives de réanimation se multiplient. La conséquence directe est l’émergence d’un capitalisme d’Etat régulé, contrôlé et stimulé. Le modèle chinois s’impose donc violemment. Produire beaucoup pour un Occident avide de consommation et surtout à moindre coût pour un pouvoir d’achat au plus bas.
Le deuxième élément est la création de blocs de valeurs et c’est sûrement là l’élément le plus préoccupant. Les notions de bien et de mal, de justice et d’équité ont du plomb dans l’aile. En tous les cas, ceci vu d’Occident. En effet, le concept d’éthno-centrisme prend toute sa dimension avec l’opération « Plomb durci » menée par l’armée israélienne. Une échelle de valeur éthnico-centrée semble se dégager. Ce qui est valable pour les uns ne semble pas l’être pour d’autres. L’exemple le plus probant est la réaction, ou plûtot le manque de réaction, de Reporters Sans Frontières (RSF). Cette ONG qui se positionne comme porteuse de valeurs universelles et surtout d’une indépendance exemplaire n’a pas réagi une seule fois pendant plus de 10 jours de l’opération sur l’impossibilité de pénétrer dans la bande de Gaza alors que des civils étaient tués. Dans le même temps, on pouvait voir apparaître sur le site de RSF des communiqués sur le manque de liberté de la presse en Iran, au Kazakhstan ou bien encore en Turquie. En clair, cela signifie que la couverture d’un conflit sanguinaire à bien mois de valeur aux yeux de RSF qu’une occasion de plus de pointer du doigt la Turquie ou l’Iran.
La liberté de la presse, et plus généralement la liberté d’expression, parlons-en. Personne ne semble s’émouvoir du fait que Facebook supprime un groupe de soutien aux civils palestiniens. Pourtant ce site de sociabilisation est à la base un outil de création de liens, de communication entre les peuples, mais également un pont symbolique au-delà des frontières. Mais peut-être pas pour tous.
Autre fait déconcertant, la décision des sites de Libération et de 20 minutes d’interdire les commentaires des internautes sur les articles concernant le conflit en cours à Gaza. Partant du constat qu’un cadre juridique existe concernant les propos racistes, diffamatoires ou calomnieux, il serait bon de se demander ce qu’est devenue la sacro-sainte liberté d’expression.
Un autre exemple de cette nouvelle donne, l’inconditionnalité des prises de positions. Quoiqu’il arrive, quoiqu’il se passe, certains prendront toujours partie pour un camp. C’est le cas de l’Amérique de Bush, on le savait. Ce qui est plus dommage, c’est qu’au pays des Droits de l’Homme, certains n’hésitent pas à prendre des postures qui créeront des fractures profondes au sein de la cohésion nationale. Le Conseil Représentatif des Institutions Juives de France (CRIF) en est le parfait exemple. Quoiqu’il arrive, Israël est dans son bon droit ! Et hors de question de négocier la ligne éditoriale. On pourrait se dire que chacun est dans son rôle, mais pas tant que ça. Ce qui est le plus préjudiciable, c’est certainement le manque de nuances. Soyons cohérents et surtout pragmatiques, prenons l’exemple des musulmans en France et à travers le monde, il n’y a pas eu de voix sérieuse et crédible pour justifier le 11 septembre, allons même plus loin, il y a contre la politique du Hamas tout un corpus de critiques contre sa stratégie militaire et politique, y compris de la part des musulmans. Quant à Israël, personne parmi les dirigeants des communautés juives pour prononcer la moindre critique ou même la moindre réprobation. La communauté internationale, Occident et Israël, selon Hubert Védrine, est au diapason. Il s’agit là de la ligne de rupture entre toute notion de justice et celle d’esprit partisan.
On voit clairement que ce découpage englobe finalement des « civilisations » différentes avec des intérêts différents, parfois complémentaires et occasionellement opposés. L’un des exemples de cette démarcation fût l’acharnement contre la Chine durant les derniers jeux olympiques. Il serait bon de se demander quelles sont les raisons profondes de cet « humanisme » sans faille pour la cause tibétaine. Car à bien y penser, le Tibet ce fût avant tout une monarchie moyen-âgeuse avec comme principale indicateur de la politique nationale les astres et autres rêves mystiques.
Même si nul ne peut nier le droit aux tibétains de s’auto-déterminer, nul ne peut non plus nier que l’acharnement contre la Chine est avant tout une tentative masquée de déstabliser un modèle socio-économique qui nous dérange, à juste titre, mais aussi une réussite qui nous met à genoux et surtout qui contraint à une nouvelle redéfinition des rapports internationaux, et pourquoi pas une situation où les Chinois serait finalement nos égaux.
C’est bien là que nous souhaitons arriver, à ce nouveau monde où ce que l’on a appellé le tiers-monde, mais cette fois-ci s’associant au quart-monde, s’oppose à une hégémonie et à une suprématie humiliante que ce soit au niveau culturel ou économique.
En 2008, ce sont plus de 1500 immigrés clandestins qui sont morts aux portes de l’Europe, bien que cela ressemble à la rhétorique du Front National, il ne faut pas se tromper, il s’agit bien des prémisses de la fin de la forteresse Europe. L’augmentation de la piraterie au large de la Somalie et de l’Ethiopie n’est que la conséquence de notre désir toujours plus grand de luxure, car à faire transiter autant de richesses sous le nez de peuples au bord de la famine, il fallait s’attendre à une réaction de dignité, ce n’est que justice que de « rendre » un peu de tout ce que nous avons pillé en Afrique. Les Palestiniens se rebellent et sont prêts à mourir dignement. Cela semble choquer vu d’ici et la plupart des commentateurs politiques semblent s’étonner de voir un peuple se débattre tel David contre Goliath. Car il ne faut pas oublier que ce sont plus de 700 morts palestiniens en une dizaine de jours alors que l’ensemble des morts imputés au Hamas représente 400 personnes en 10 ans et ceci uniquement en Israël, loin de l’image de terroriste international que souhaite imposer les médias. Un mort est un mort, quelque soit son camp, mais il y a une injustice « cautionnée » qu’aucun esprit éclairé ne pourrait tolérer pour lui-même, alors oui, ce n’est que dignité que de résister.
La lâcheté, c’est bien ce qui a marqué ces dernières décennies, nous avons fermé les yeux sur la famine et les massacres en Afrique, nous avons fermé les yeux sur un capitalisme sauvage sans limite, nous avons fermé les yeux sur les guerres injustes menées par l’Occident… Ce n’est que justice que de voir un choc civilisationnel. Il y a fort à penser que personne ne pourra se soustraire à cette opposition car une réelle redéfinition de la justice, de l’égalité et de la dignité est en cours, ceci au-delà des cultures et des religions.