Euro 2008 : le voyage en ballon du commentaire sportif
La Coupe d’Europe de football, qui s’achève, vient une fois de plus de le montrer : le commentaire sportif est un idiome étrange. Est-ce la trop grande simplicité du jeu qui le veut et pousse à en rajouter ? La représentation qu’en donne le commentaire sportif tend, en effet, moins à s’en approcher qu’à s’en éloigner. Le mot propre est un intrus, trop plat sans doute pour décrire un spectacle mis au service de la promotion d’un homme, d’une entreprise, d’une ville ou d’un pays en déchaînant les réflexes des foules.

Il est vrai aussi que ce spectacle de millionnaires jouant au ballon pour le plaisir de gens modestes qui n’ont, eux, pour tous millions, que leur nombre auquel ces millionnaires doivent justement leur fortune, laisse rêveur. Ces gens modestes méritent bien en retour qu’on les paie... de mots fleuris.
L’image qui masque
Dans la bouche d’un commentateur sportif, l’image est reine. Elle bourgeonne, s’épanouit et prolifère de phrase en phrase au point que commentateurs et auditeurs sont emportés dans un état de lévitation. On se rend compte à l’exercice qu’on n’accède pas au "terrain", mais à une "carte" fantaisiste qui le décrit.
Veut-on faire passer pour sérieux un jeu qui ne l’est pas ? Il suffit d’emprunter des images au rigoureux domaine économique. Un ballon, un coup franc, une passe ou même une transversale d’un côté de terrain à l’autre, ça « se négocie » plus ou moins bien. Cela ne veut pas dire qu’on en donne une moitié à chaque équipe, mais que le ballon a été bien ou mal maîtrisé ou que le coup franc a été bien ou mal tiré. De même, une mi-temps, ça se « gère ». Comment l’équipe qui mène ou est menée au score « va-t-elle gérer la seconde mi-temps » ? Telle est la question ! Stock et capital fixe ou circulant entrent apparemment dans la stratégie d’une équipe comme dans une entreprise. Des joueurs sont-ils plus petits que d’autres ? Ils souffrent d’un « déficit de taille ». Mais faut-il s’étonner que le lexique économique envahisse l’industrie du sport qui engrange tant de « bénéfices » ?
Il n’est surtout pas de sordide réalité que l’image ne puisse masquer ou même transfigurer. Elle s’associe à l’euphémisme et à la litote dont la fonction commune est, on le sait, d’atténuer la réalité quitte pour la seconde à feindre de le faire pour mieux l’accentuer.
De l’intervention brutale d’un joueur qui en est coutumier, on dira sur un ton mi-indulgent et mi-admiratif que l’Italien « Gattuso » ou l’Espagnol « Ramos, c’est un client ! » De quel commerce sont-ils les partenaires redoutés ? Le commentateur ne le précise pas. Quand les brutalités se multiplient, on dit que « le ton commence à monter, (et qu’) on est même dans les aigus » ou bien qu’on a « fait le ménage » ou même que « ça a déménagé » ou encore qu’un joueur « n’a pas fait le voyage pour rien ».
Musique, ménage, déménagement, voyage sont autant d’images doublées d’euphémismes ou de litotes qui ont le mérite de masquer une violence impardonnable. Le voyage, qui permet de déménager provisoirement, peut même donner lieu à un sketch. Ainsi quand un Italien et un Espagnol se toisent menton contre menton après un choc, le commentateur s’empresse de mettre des sous-titres de son cru à l’échange amical : « Qu’est-ce que tu fais pour les vacances ? plaisante-t-il. Tu vas à Marbella ou en Sardaigne ? » L’humour est censé dédramatiser les comportements de voyous.
L’image qui exalte
Mais le plus souvent l’image est le langage paroxystique qui sied à l’exaltation du spectacle. Dans la pure tradition surréaliste, l’association des objets les plus éloignés et la folle exagération qui en résulte, doit sans doute transporter les cœurs. En effet, plus les deux objets réunis par l’image sont étrangers l’un à l’autre, plus l’exagération est frappante. L’image est alors une variété d’hyperbole.
Ainsi un tir violent devient-il « une patate ». Qu’a donc fait ce paisible légume pour qu’on lui prête tant d’énergie ? Mystère ! Est-ce l’unité de compte d’un million de francs qu’il représente ? Une maladresse, elle, revient à « se prendre les pieds dans le tapis » ou à se demander si « le pied droit du joueur ne lui sert pas qu’à monter dans l’autobus ». Un rythme de jeu lent vient de ce que « les joueurs ont mis le frein à main ». Un rythme rapide, au contraire, montre que « les joueurs sont remontés comme des pendules ». Un jeu défensif pour préserver un avantage au score peut devenir « Fort Knox » une forteresse familière, paraît-il, des fans de James Bond.
La fatigue des joueurs présente des variantes selon son degré. Ou « ils marchent » et « sont à pied », ce qui pour des footballeurs ne paraît pas surprenant, ou « ils ont la tête dans le guidon », ce qui est plus inattendu. Ils peuvent même n’avoir « plus rien dans les chaussettes », ce qui est préoccupant, ni « d’essence dans le moteur » : ça, on ne l’aurait pas cru ! L’image, ici, se double de la métonymie qui présente l’effet pour la cause ou la cause pour l’effet. Plus dramatiquement, les joueurs peuvent avoir « non plus un voile, mais un écran noir devant les yeux », quand ce n’est pas carrément « la tête dans le sac ». Ou alors « ils sont cuits durs », s’ils ne sont pas tout bonnement « à l’agonie », surtout quand ils ont annoncé vaillamment leur volonté de vaincre ou de « mourir sur le terrain » !
Le commentateur ne craint pas le grand écart en associant le football à une activité intellectuelle : sans doute croit-il en élever le niveau. Ainsi, regrette-t-il, « les Russes ont perdu leurs convictions » ; tel joueur « est allé au bout de ses idées » ou « est passé à côté du sujet ». Et pourquoi pas après « le référentiel bondissant », qui, il n’y a pas si longtemps, a remplacé un temps le ballon dans la bouche d’experts en éducation physique ? Cette élévation de pensée ne dure pas. On redescend bien vite en ascenseur : une différence de niveau technique entre deux matchs prouve qu’« on ne couche pas au même étage ». Si le gardien commet une erreur, c’est parce qu’« il est parti à la pêche », et si l’arbitre de touche – appelé obséquieusement « Monsieur l’arbitre assistant » – n’a rien vu au hors-jeu, c’est qu’« il est parti on ne sait où, faire pipi ». Il ne faut pas moins de ces soudaines lubies pour commettre de telles bourdes.
En revanche, l’ardeur manifestée par des joueurs est celle de joueurs qui « se battent » ou « mordent dans le ballon comme des morts de faim ». La formule est, en effet, tout indiquée pour croquer des millionnaires. Elle plaît tellement qu’on la répète. Une victoire qui est écrasante, c’est une équipe qui « a atomisé » l’autre, elle est « entrée comme dans du beurre, mais pas comme il sort du congélateur ». Les vaincus, de leur côté peuvent avoir « frôlé la correctionnelle à plusieurs reprises » comme les Hollandais face aux Russes ; car « l’addition aurait pu être plus lourde ». On passe indifféremment du tribunal au restaurant pour ne parler que d’une défaite de football.
C’est fou comme un jeu simple et somme toute répétitif peut susciter des commentaires extravagants. Commentateurs et auditeurs vivent un moment de lévitation avant de bien vite reprendre leurs esprits sous la douche de la défaite. Mais, en cas de victoire, c’est alors que, les amarres définitivement larguées, commence le vrai voyage en ballon. Les joueurs deviennent des dieux. Et sans compétence aucune, on les voit envahir les publicités pour prescrire à leurs fidèles dévots eau minérale, rasoir, parfum, shampooing, téléphone, supermarché, voiture ou assurance et tant d’autres produits encore. Leur autorité usurpée est alors payée à nouveau en millions bien mérités pour les millions de gens modestes qu’ils enchantent et grugent à volonté.
Paul Villach
19 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON