Euthanasie et construction européenne
« Une telle prise en charge, qui équivaut à une véritable politique de solidarité fondée sur la reconnaissance des personnes que la maladie, l’âge et le handicap ont reléguées à la périphérie de la société, implique que l’on ait accepté que l’humanité de l’homme n’est pas subordonnée aux capacités cognitives permettant de s’affirmer dans un monde où l’on fait valoir ses désirs et ses valeurs, sa valeur, en opposition à ceux des autres. (…) Un tel changement dans la manière de concevoir l’humanité de l’homme et même de penser le bonheur humain, de penser une vie de qualité, qui peut renvoyer à des normes présentes, à l’individu tel qu’il se définit au présent, va de pair avec une véritable redéfinition de la justice. Celle-ci n’est pas limitée aux personnes autonomes ni définie seulement en termes d’allocation de ressources permettant à chacun de faire des choix et d’en changer, mais elle intègre essentiellement notre considération pour tout autrui qui a besoin d’un autre pour conserver son estime de soi et s’intégrer, d’une manière ou d’une autre, à la société. » (Corine Pelluchon, agrégée et docteur en philosophie, maître de conférences à Poitiers, dans "Lévinas et l’éthique médicale", Cahier d’Études Lévinassiennes, n°9, 2010, pp.239-256).
Peut-on être, comme moi, à la fois contre l’euthanasie et pour la construction européenne ? La question, posée dans l’une des réactions à mes précédents articles sur la situation douloureuse de Vincent Lambert, m’a paru étonnante mais avait néanmoins sa cohérence que je souhaite analyser.
L’idée à laquelle je souscris, c’est que la légalisation de l’euthanasie est une mesure "ultralibérale" en ce sens qu’elle dérégulerait complètement l’acte de tuer. L’autre idée sous-jacente, à laquelle je ne souscris pas, cette fois, c’est que la construction européenne serait le vecteur de l’ultralibéralisme et, par une voie de conséquence à laquelle je ne souscris pas non plus, le vecteur de l’asservissement des peuples.
La question posée est étonnante car je considère (et ce sera aussi ma conclusion) que la position sur l’euthanasie et la position sur la construction européenne sont deux sujets très différents, découplés, indépendants, à tel point d’ailleurs qu’on trouve dans "l’opinion publique" les quatre cas de figure (pour/contre) sans compter les indifférents ou sans opinion.
Le principe de subsidiarité
D’ailleurs, il y a un principe fondamental qui avait été érigé dans la construction européenne (et inscrit dans les traités), mais qui semble de plus en plus oublié, notamment par ceux-là même qui font vivre aujourd’hui les institutions européennes, c’est le principe de subsidiarité qui veut que la résolution d’un problème doit se faire à l’échelon géographique le plus petit possible (le plus élémentaire). Ainsi, l’éducation n’a aucune vocation à être européenne, elle est nationale (voire régionale en Allemagne). En revanche, le seul échelon valable pour toute politique environnementale efficace est forcément supranational (et même supraeuropéen).
Ainsi, la France, très spécifique et minoritaire pour certains sujets, comme la laïcité, le refus des communautarismes, et qui considère que l’éthique doit garder une place majeure dans les développements économiques, technologiques et sociaux, fait figure parfois d’incompris au sein du "concert" européen.
Et les question d’éthique font partie de ces enjeux nationaux même si l’on comprend bien que la circulation au-delà des frontières permet des entorses au droit national, comme pour une GPA (gestation pour le compte d’autrui) effectuée à l’étranger.
Chaque pays doit conserver évidemment sa culture, ses traditions, ses valeurs et l’idée d’universaliser certaines valeurs n’est pas sans raison, parce que les valeurs de l’humain sont universelles, mais c’est moins évident d’y trouver l’accord de tous les États, européens ou au-delà. Pour l’abolition de la peine de mort, par exemple, cette convergence des valeurs a eu lieu, mais que très récemment, au début des années 2000 (on revient de loin).
L’euthanasie et le handicap
Mais revenons à l’euthanasie. Est-elle un acte foncièrement libéral ? Probablement que oui. Libertaire en tout cas, et il suffit de connaître le principal argument de ceux qui militent pour sa légalisation : avoir la liberté de choisir sa mort. C’est le mot liberté qui l’emporte sur l’égalité (un argument peu développé mais qui existe cependant, en disant que l’euthanasie se fait déjà, mais seulement pour certaines personnes privilégiées et que la légalisation en ferait "profiter" tout le monde, également). La liberté est un argument qui porte, assurément.
C’est un argument d’une grande prétention : comme si les être humains pouvaient maîtriser leur mort, à défaut de maîtriser leur naissance voire leur vie tout entière.
Est-ce que la légalisation de l’euthanasie va dans le sens de la libéralisation d’une économie mondialisée ? Probablement que oui aussi : les principes d’une "économie naturelle" (c’est-à-dire sans régulation) tendent vers l’élimination des individus qui ne sont pas productifs. Je préciserais, qui ne sont plus productifs, puisque les enfants ont encore cette promesse de devenir productif dans le futur et les éduquer, s’en occuper peut, d’un point de vue purement comptable, être considéré comme un investissement. On imagine les dérives de telles idées sur les personnes malades, les personnes qui ont un handicap, les personnes âgées, et même, parce qu’ils sont très nombreux et parfois stigmatisés (scandaleusement), les demandeurs d’emploi, voire d’autres catégories de personnes qui seraient considérés comme "socialement inutiles". Ravage de l’esprit comptable et marchand sur l’éthique.
Une objection peut cependant survenir à ce développement : l’euthanasie pourrait aussi être le bras armé d’une dictature qui voudrait "homogénéiser" une société. Cela signifie qu’au contraire d’être porteuse de libéralisme, l’euthanasie pourrait être porteuse d’un dirigisme étatique massif, celui de contrôler au mieux la population. Cette objection me paraît recevable.
Au-delà de l'euthanasie, il y a les personnes qui ont un handicap lourd et qu'il faut protéger et pas tuer, c'est une question de solidarité qui va peu, effectivement, dans le sens de la marchandisation de la société. Ceux qui se scandalisent d'une atteinte à la dignité de Vincent Lambert en raison de son droit à l'image lors de la diffusion d'une vidéo ont une drôle de conception de la dignité alors qu'ils militent et font pression pour laisser mourir Vincent. Ils présentent un aspect assez pourri de l'éthique d'une certaine partie de la société sur les rapports qu'on doit avoir auprès des personnes les plus vulnérables. La première dignité de l'être humain, c'est d'avoir le droit de vivre, même avec une infirmité lourde, et si cette vidéo a pu contribuer à faire comprendre que Vincent est bien vivant et, contrairement à ce qu'affirment ceux qui veulent le faire affamer, il n'est pas à débrancher car il n'est pas "branché" pour se maintenir en vie.
Et l’Europe, c’est d’abord la paix
Passons maintenant à la construction européenne. Elle est aujourd’hui constamment dénigrée et rarement défendue, comme si c’était honteux d’être pour l’Europe. Je m’honore en tout cas à vouloir la défendre, et si c’était publiquement plus facile dans les années 1980 que dans les années 2010, sa nécessité n’a pas pour autant varié : l’union de tous les pays européens qui se faisaient la guerre depuis trois mille ans a permis soixante-dix ans de paix, et rares sont les périodes de l’histoire qui n’ont pas connu de guerre sur le territoire de l’Union Européenne (prenons seulement les six pays fondateurs) pendant une durée aussi longue.
On croit que le retour à la guerre n’est pas possible et que la paix a d’autres raisons que l’unification européenne. Pourtant, personne n’aurait imaginé la guerre en ex-Yougoslavie lors des jeux olympiques de Sarajevo en 1984. Personne n’aurait non plus imaginé la guerre fratricide en Ukraine (qui, je le précise, n’est pas membre de l’Union Européenne) il y a seulement quelques années (une guerre qui est un non-sens pour la population). Il suffit de regarder l’Europe il y a deux siècles (celle du Congrès de Vienne) ou il y a un siècle (celle de Sarajevo) pour comprendre à quel point cette paix est une exception historique.
Il existe toujours mille germes au sein de l’Europe qui pourraient engendrer des conflits armés. Que ce soie,t les revendications basques, irlandaises, bretonnes, l’opposition entre les Flamands et les Wallons, entre les Hongrois et les Roumains, etc. bref, il y a plein de capacité de dissension territoriale ou de population qui peut surgir du jour au lendemain par l’action de nationalistes ou de politiques irresponsables.
On peut aussi noter, sans aller au-delà dans les comparaisons, que les grands ensembles qui laissent une certaine autonomie intérieure permettent la coexistence pacifique, c’était le cas dans l’ex-Union Soviétique et dans l’ex-Yougoslavie, mais aussi dans l’actuelle Allemagne, l’actuelle Italie et même l’actuelle Espagne. Quant à l’actuel Royaume-Uni, s’il devait y avoir une séparation, ce serait par les urnes (le référendum écossais pourrait très bien être renouvelé) et pas par les armes, au même titre que la séparation entre Tchèques et Slovaques. Il est vrai aussi que la prospérité et la croissance sont peu compatibles avec la guerre, ce que certains pays belligérants devraient savoir.
L’Europe, c’est aussi la puissance économique
À la différence d’il y a soixante-cinq ans et de la déclaration de Robert Schuman le 9 mai 1950 annonçant les fondements de la construction européenne, il y a eu une évolution sur le plan économique. Aujourd’hui, les marchés sont mondiaux, l’économie est globalisée et Internet, depuis vingt ans, a renforcé cette évolution déjà en cours antérieurement. Il est possible d’acheter des produits aussi bien en Australie, au Japon, qu’en France, aux États-Unis, etc. sans quitter son fauteuil. Le consommateur y trouve son intérêt mais le producteur et le salarié un peu moins.
Dire que les institutions de l’Union Européenne sont vouées à "asservir" les nations à un système "ultralibéral" me paraît non seulement exagéré mais inexact, pour plusieurs raisons.
D’une part, les institutions européennes ne sont qu’une coquille, qu’un contenant, qu’un outil, comme toutes les institutions, et ne préjugent pas du contenu, des politiques suivies, qui, elles, sont le fait d’hommes (et de femmes bien sûr) et depuis mai 2014, les institutions se sont beaucoup démocratisées, cela s’est passé sans doute très discrètement pour ne pas attiser les réactions nationalisantes, mais la Commission Juncker est issue d’un véritable processus démocratique dans la mesure où le parti qui a gagné les élections européennes du 25 mai 2014 (à savoir le PPE) avait clairement annoncé qu’en cas de victoire, ce serait Jean-Claude Juncker qui présiderait la Commission Européenne. Il avait présenté son programme et, pour l’heure, il semble s’y tenir.
D’autre part, c’est avoir une vision très eurocentrique de ne pas pouvoir imaginer le monde sans les Européens. Les institutions européennes ne sont pas responsables de l’économie mondiale actuelle et de sa globalisation. C’est l’émergence de pays comme l’Inde et la Chine qui a bouleversé la donne économique mondiale. Et comme maintenant, les Chinois sous-traitent auprès de pays comme le Laos, la Thaïlande ou encore l’Éthiopie, il faut s’attendre que dans une vingtaine d’années, ces pays auront, eux aussi, leurs justes revendications.
Au contraire, c’est l’absence totale d’organisation qui laisserait le champ à la financiarisation de l’économie mondiale (car le problème est bien là, sa financiarisation). L’existence de l’Union Européenne répond donc plus à une logique de régulation qu’à une logique de libéralisation. Limiter le temps de travail à 50 heures par semaine comme le proposait le Traité constitutionnel européen, cela ne réduisait pas les acquis sociaux en France, mais cela limitait les abus sociaux dans certains pays comme la Grande-Bretagne et la Pologne.
L'Europe est devenue le bouc émissaire de la crise économique structurelle que connaissent la France mais aussi ses voisins européens. Pourtant, l'Europe a contribué à réduire les effets néfastes de la crise. En septembre 2008, quelle aurait été la situation financière et sociale de la France sans l'euro ? Cela ne signifie pas que l'Union Européenne soit parfaite, mais au contraire qu'il faut continuer à l'améliorer au lieu de vouloir la détruire.
Le statu quo n’est pas possible
D’ailleurs, il y a un véritable paradoxe chez les personnes qui rejettent la construction européenne telle qu’elle s’est bâtie historiquement, à avoir voté pour le "non" le 29 mai 2005 sans se rendre compte qu’en votant "non", ils votaient pour le statu quo. Or, le statu quo est une impasse. C’est comme si l’on était au milieu du gué et que l’on restait immobile, apeuré comme un hérisson sans savoir quoi faire, avancer ou reculer, alors que le flux du ruisseau devient violent.
C’est le plus gros reproche qu’on peut faire d’ailleurs aux gouvernants depuis vingt ans, c’est de n’avoir aucune vision européenne. D’avoir géré en notaires de province les institutions européennes et de devoir sans arrêt coller des rustines à chaque "crise" depuis le grand élargissement (en 2004). C’est d’ailleurs la volonté de la Commission Juncker de s’occuper de moins de choses (pas de la longueur des bananes !) mais des choses les plus importantes et plus efficacement (on va voir ce que cela va donner pour l’immigration, par exemple, qui est un sujet européen et pas national, bien sûr). C’est ce que j’ai appelé la débarrosoïsation (José Manuel Barroso fut effectivement un dirigeant très libéral qui visiblement n’a jamais compris les subtilités de la politique intérieure française).
Alors, pointer du doigt les défauts de l’Europe actuelle, c’est facile et tout le monde peut le faire. Avec d’ailleurs un petit plus pour les gouvernants français qui, de gauche comme de droite, ont toujours joué sur une malhonnête schizophrénie intellectuelle de dénoncer Bruxelles à Paris et de prendre activement part aux décisions de Bruxelles à Bruxelles (justement, sur l’immigration, le double langage du gouvernement actuel est effarant, avec un Premier Ministre qui dénonce à Menton ce que son Ministre de l’Intérieur, pourtant présent à Menton, avait construit à Bruxelles quelques heures auparavant. Ce double langage n’a qu’un but électoraliste et provient de la lâcheté de refuser d’assumer sa propre politique nationale.
Mais au-delà de critiquer, que proposer de constructif ? Les partisans de la construction européenne sont au moins cohérents : ils ne sont pas satisfaits de la situation actuelle, et ils veulent une véritable gouvernance politique de la zone euro afin d’éviter que la Banque centrale européenne (BCE) prenne seule toutes les décisions concernant l’euro, et ils veulent plus de démocratie dans les institutions européennes, ce qui commence par une clarification des centres de pouvoir et l’élection au suffrage universel direct d’un véritable Président de l’Union qui présiderait également la Commission Européenne avec une légitimité populaire qui manque aujourd’hui.
Faire confiance en l’humain
Par ailleurs, être favorable à la liberté économique, c’est d’abord faire confiance à la personne humaine avant de la soupçonner, avant de la contrôler, c’est d’abord la croire responsable. Cette liberté ne peut être totale (on appellerait cela la loi de la jungle), il est nécessaire d’avoir des entités qui régulent (des États avec des lois, des organisations internationales avec des traités, etc.) mais cette intervention ne doit pas se faire en s’opposant à l’humain. Jamais une économie planifiée ou collectiviste n’a été favorable à l’humain, elle a toujours privilégié la survie du système à l’individu. La liberté d’entreprendre et de consommer est une règle de base, avec des limites et des normes qui doivent avoir leur propre utilité (sociale, environnementale, économique, politique, éthique, etc.) et qui doivent aussi montrer leur efficacité.
Quel rapport avec l’humain ? Rien ou au contraire, tout. Ceux qui ont jeté les bases de la construction européenne étaient des personnalités qui se reconnaissaient dans le courant démocrate-chrétien, historiquement dans le "personnalisme communautaire" (j’en ai présenté une partie ici), et même Jacques Delors, socialiste, s'est inscrit dans ce christianisme qui a agi au service de la société. En d’autres termes, l’Europe actuelle est le fruit de ces responsables historiques pour qui la valeur d’un être humain est supérieure à toute autre considération, et vaut donc bien plus que n’importe qu’elle préoccupation marchande (cela a même été réaffirmé par le pape François à Strasbourg). Je n’en dirais peut-être pas la même chose pour ceux qui, aujourd’hui, font vivre ces institutions. Mais faut-il pour autant jeter le bébé avec l’eau du bain ?
Le collectif et l’intime
Aujourd’hui, les États-Unis, la Russie, la Chine, le Japon, tous souhaitent l’échec de l’unité européenne parce que tous savent qu’une puissance de cinq cent millions de personnes convergeant vers les mêmes objectifs aurait une force redoutable. L’erreur actuelle est d’avoir voulu instaurer la concurrence à l’intérieur des frontières européennes alors qu’il aurait au contraire fallu instaurer la solidarité à l’intérieur pour faire face à la concurrence économique à l’extérieur. Or, c’était aux gouvernements de faire cette impulsion. Aucun ne l’a faite et aujourd’hui, il faut bien reconnaître que le seul dirigeant européen qui a vraiment compris l’enjeu historique est le Premier Ministre britannique David Cameron qui, pour des raisons électorales, pourrait déclencher un électrochoc salutaire dans les institutions européennes.
Refuser la légalisation de l’euthanasie et promouvoir la construction européenne, cela me paraît donc, en ce qui me concerne, cohérent en ce sens que la personne est mise en avant au-delà de toutes autres considérations, mais la réalité est que ce sont deux sujets très différents, l’un qui ressort de l’intime et qui devrait même le rester, et l’autre, qui ressort d’un destin collectif et qui fait état d’une réalité économique globalisée sur laquelle l’Europe a peu d’influence sinon en s’organisant en profondeur.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (11 juin 2015)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Chaque vie humaine compte.
Euthanasie et construction européenne.
Le modèle républicain en question.
Société barbare ?
La peine de mort.
Les sondages sur la fin de vie.
L’euthanasie, une fausse solution.
Le TCE.
L’Europe, c’est la paix.
La France est-elle libérale ?
Le pape pour le renouveau de l’Europe.
Le monde multipolaire.
La honte.
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