Faut-il une liste noire des gouvernements corrompus ?
Après la publication récente de la liste noire européenne qui interdit à 92 compagnies aériennes, dont 83 africaines, de venir en Europe, la Commission européenne va-t-elle établir la liste noire des pays dont les gouvernements sont corrompus, comme le lui a demandé le Parlement européen lors de l’adoption, le 6 avril dernier, à l’unanimité, d’un rapport d’initiative (rapport sur l’efficacité de l’aide et la corruption dans les pays en développement) rédigé par l’euro-député Margrietus van den Berg pour la Commission du développement dudit parlement en vue de renforcer l’efficacité de la politique de développement de l’UE, premier donateur mondial ?
Si la liste noire des compagnies aériennes dangereuses reste discutable, dans la mesure où les compagnies africaines incriminées n’ont jamais volé au-dessus du ciel européen et n’ont pas de rapport direct avec l’Europe, il devrait en être autrement pour la liste des gouvernements corrompus des pays en voie de développement, surtout les africains.
La corruption est considérée par la Banque mondiale comme un problème qui se pose pour le développement car elle entrave la croissance économique, décourage l’investissement privé étranger et réduit les ressources disponibles pour l’infrastructure, les services publics et les programmes de lutte contre la pauvreté. Elle affecte les pauvres en les forçant à payer les services publics essentiels qui devraient être gratuits, ou en leur refusant ces services sans pourboire. Elle réduit également l’efficacité des projets financés par les bailleurs de fonds, et affaiblit l’appui du public pour une telle assistance dans les pays développés donateurs.
Depuis les années 1960, l’Afrique a reçu plus de 500 milliards de dollars d’aide, qui l’ont plus appauvrie car la majorité des fonds reçus a servi à alimenter les comptes en banque en Suisse de nos dirigeants (chaque année, 35% des richesses de l’Afrique sont exportées illégalement) et à asseoir leur pouvoir dictatorial en entretenant des armées prétoriennes et des réseaux politico-mafieux comme ceux de Françafrique. Selon les estimations de l’Union africaine, la corruption coûte aux économies africaines plus de 25% du PIB annuel de l’Afrique, soit 148 milliards de dollars, et bride considérablement le décollage économique des pays africains.
La corruption est l’un des grands fléaux de l’Afrique. L’indice de perception de la corruption (IPC)[1] 2005, publié par Transparency International (TI) le 18 octobre 2005, le prouve une fois de plus en classant les Etats africains parmi les plus corrompus au monde.
Même si l’entrée en vigueur de la convention des Nations unies contre la corruption représente une étape décisive en matière d’éradication de la corruption, beaucoup reste à faire. En effet, adoptée le 9 décembre 2003 à Merida (Mexique) et ratifiée par 38 des 140 Etats signataires, cette convention vise à aider les pays membres à combattre la corruption dans le secteur public aussi bien que dans le privé. Elle reconnaît la nécessité pour tous les Etats de s’engager à rapatrier les avoirs, précise les cas d’incrimination pour corruption, prévoit les modalités de la coopération pénale internationale et surtout la restitution des produits des infractions liées à la corruption.
« La corruption est une cause majeure de la pauvreté ainsi qu’un obstacle pour la contrer... Elle doit être combattue avec vigueur pour que toute aide allouée puisse provoquer une vraie différence pour libérer les gens de la pauvreté », a affirmé Peter Eigen, président de TI. Selon lui, « la corruption freine la réalisation des objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) car elle est à l’origine du « sabotage » de la croissance économique et du développement durable ».
Les OMD ambitionnent entre autres de réduire la pauvreté dans le monde de moitié d’ici 2015. Mais six ans après son adoption, et neuf ans avant l’échéance finale, les huit objectifs du millénaire (réduire de moitié l’extrême pauvreté ; favoriser l’accès à l’éducation pour tous les enfants, promouvoir l’égalité et l’autonomisation des sexes ; réduire la mortalité infantile et améliorer la santé maternelle ; combattre l’épidémie du Sida et le paludisme ; favoriser l’accès à l’eau potable ; assurer un environnement durable ; développer un partenariat mondial entre le privé et le public), paraissent avoir peu de chances d’être atteints en 2015 dans les pays africains gangrenés par la corruption.
Notre continent, confronté à une paupérisation à outrance de ses populations, reste paradoxalement un exportateur net de capitaux vers les pays européens. C’est pour cela que le Parlement européen dans le rapport précité souhaite un « système international de listes noires afin d’éviter que les banques ne prêtent d’importantes sommes d’argent aux régimes ou aux représentants gouvernementaux corrompus. »
Mais au-delà de la mise en oeuvre de la convention des Nations unies contre la corruption et de la publication de l’indice de perception de la corruption, il faut des mesures élémentaires locales pour endiguer ce fléau. Il est désormais établi qu’en Afrique, en raison de la perte de l’indépendance et de la faiblesse du pouvoir judiciaire par ailleurs corrompu et du pouvoir législatif, la corruption s’est incrustée fortement dans tous les rouages du gouvernement par lequel passent les aides au développement et les prêts alloués.
Quand bien même certains de nos dirigeants ont parlé de la nécessité d’avoir à rendre des comptes et de l’intégrité, rien n’est fait pour passer du stade de promesses à celui d’efforts réels. Rares sont les chefs d’Etat africains qui font une déclaration de biens et avoirs au début et à la fin de leur mandat, conformément à la Constitution. De plus, la mise en place d’institutions de lutte chargées de combattre la corruption, comme au Togo avec la commission nationale de lutte contre la corruption et le sabotage économique (dont le siège est à la présidence de la République), ne produit guère les résultats escomptés car ces institutions sont sans réelle autonomie et sous pression des chefs d’Etat.
Il faudrait renforcer l’autonomie de telles institutions et les préserver de toute pression gouvernementale, leur faire rendre compte au parlement et au non au chef de l’Etat.
En ce qui concerne le parlement, son rôle d’autorité budgétaire doit être renforcé par le biais d’enquête de suivi des dépenses publiques. Encore faudrait-il avoir des élections libres et transparentes, pour permettre à des individus compétents d’accéder à l’hémicycle.
Mais du fait que les élections, législatives comme présidentielles, sont truquées pour permettre à des personnes de perdurer au pouvoir, aboutissant à la monarchisation quasi absolue du pouvoir dans nos pays -comme au Togo où l’ancien chef d’Etat Gnassingbé, après 38 ans de règne, a été remplacé à la tête de l’Etat par son fils à la suite de son décès lors d’une mascarade électorale en 2005 [2]- il est illusoire de croire à l’efficacité d’un quelconque contrôle budgétaire classique (contrôle des finances publiques) ou des institutions anti-corruption.
Dans ces conditions, le salut pourrait venir donc d’une liste noire des régimes et des représentants des gouvernements corrompus afin que les institutions financières ne leur prêtent d’importantes sommes d’argent ou que les aides au développement ne leur soient confiées.
Mais il est peu probable qu’une telle liste voie le jour au niveau de l’Union européenne, certains pays européens continuant à soutenir des régimes africains qui spolient et massacrent leurs populations, à l’instar de celui du Togo, et acceptant dans leurs banques des fonds détournés.
Le Parlement européen, en reconnaissant la nécessité de l’établissement d’une liste noire des régimes corrompus des pays en voie de développement, a eu le mérite d’admettre implicitement que les dettes contractées par ces régimes n’ont jamais servi aux populations, et il est temps d’annuler ces dettes absurdes, qui ont été détournées par nos dictateurs et présidents à des fins personnelles et placées sur des comptes en Europe.
Komi TSAKADI
Consultant.
[1] L’indice de perception de la corruption (IPC) est publié chaque année depuis 1995 par Transparency International, une ONG basée à Berlin. Cet indice est une enquête qui reflète les perceptions des milieux d’affaires, des universitaires et des analystes de risques, à la fois nationaux et non-nationaux. La note IPC s’étend de 10 (probité élevée) à 0 (très corrompu).
[2] Rapport de l’ONU sur les présidentielles 2005 au Togo : http://www.letogolais.com/pdf/Rapport_ONU_Togo.pdf
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