Faut-il vraiment voir la santé comme un Bien Suprême ?
Lors des vœux de fin d’année, « la santé d’abord ! » est certainement une des formules les plus prisées. Faut-il placer la protection de la vie biologique comme une valeur première qui subordonnerait toutes les autres ? Question singulièrement absente des débats publics. Et pour cause : elle semble aller de soi. Qui ne souhaite pas la santé pour soi et ses proches ? La sacralisation en cours de cette valeur sur le plan politique pose pourtant de nombreux problèmes.
J’entends montrer ici que notre rapport à la mort est le point aveugle de la crise sanitaire. La biopolitique de la plupart des gouvernements mondiaux[1] (non sans arrière-pensée sur l’après-crise) tente cette sacralisation avec l’accord tacite ultra-majoritaire des citoyens. L’État – par ailleurs contesté de toute part - obtient en conséquence une obéissance inédite au nom d’une fonction indiscutée qui est de protéger les populations de la mort qui rôde, ce que le sociologue Didier Fassin appelle précisément la « biolégitimité ». Les chercheurs médicaux, les soignants sont érigés dans cette période de guerre sanitaire comme des héros nationaux. Cette mise en récit vise à saluer leur dévouement et à donner une compensation symbolique à toutes « ces petites mains » de la Santé publique sous-payées et maltraitées des décennies durant par les politiques ordolibéralistes de restrictions budgétaires[2]. Cette nouvelle fonction « régalienne » de protéger de la mort « quoi qu’il en coûte » mérite pourtant d’être questionnée.
Comment expliquer la décision inouïe et inédite dans l’histoire du capitalisme mondialisé de provoquer une crise économique dont les effets dévastateurs vont certainement tuer bien davantage que le covid-19 ? Le caractère inédit de cette crise est bien là. Plusieurs réponses sont possibles et se cumulent sans doute. Comme indiqué plus haut, cette crise est sans doute une façon pour les politiques de recouvrer une capacité d’action souveraine qu’ils avaient déléguée aux institutions financières libre-échangistes et partant, se reconstruire une légitimité aux yeux des citoyens. La deuxième raison, plus cynique, relève de la « thérapie du choc » qui, dans l’état de sidération et de désolation sociale, va permettre de repenser la question du contrôle des populations à nouveaux frais. La Chine, la Russie et Israël sont dans ce domaine les postes avancés d’un nouveau totalitarisme de surveillance digitale, pour des raisons qui leur sont spécifiques. Nous n’en sommes pas encore là, mais les digues démocratiques vont tenir pour combien de temps ? Comment faire pour lutter contre une politique d’atteinte aux libertés publiques quand elle est efficace sur le plan sanitaire ? Cependant, la question demeure. Comment expliquer que nous soyons à ce point consentant à cette biopolitique, quitte peut-être à se livrer au nouvel ordre mondial algorithmique qui se dessine ? La troisième raison plus profonde relève de l’anthropologie sociale : notre rapport à la mort a muté.
Certes, cette mutation, bien connue des spécialistes du fait religieux, part de très loin (la première modernité) et s’est emballée avec la montée irrépressible de l’individualisme consumériste comme idéologie dominante. Elle est liée à la sécularisation de nos sociétés et du recul irrépressible de la religiosité (comme ensemble de pratiques ritualisées communautaires) à bien différencier des discours identitaires religieux et des contre-discours religiophobes qui saturent l’espace médiatico-politique français.
A ne plus considérer comme sérieuse la question de « l’au-delà » et de la transcendance, nous sommes-nous condamnés à ne voir dans la mort qu’un problème technique à résoudre - l’éthos de la médecine moderne – ; une conception qui est la clé de voute du transhumanisme qui pointe déjà son nez. Pour le dire autrement, faut-il sacrifier les vies pour mieux les sauver ? Si cette question éthique du « sacrifice des vies » auquel nous consentons ne vous parle pas, je m’en tiendrai à un seul exemple. En interdisant ou limitant de façon drastique les visites dans les EHPADs, nous privons les anciens de bribes de vie sociale essentielles pour eux et les condamnons à mort plus surement qu’avec le covid-19. Une mort lente, froide et clinique. J’ai dans la mémoire un reportage poignant sur une très vieille dame en pleurs face à l’absence de visites et un autre témoignage, plus joyeux, d’une mamie qui plaisantait avec sa voisine de balcon : « De toute façon, que ce soit avec le Coronavirus ou autre chose, je vais partir ». La mort est-elle encore une fatalité acceptable pour les actifs surmenés et hédonistes que nous sommes ? La fatalité de la mort est aujourd’hui un gros mot.
La crise actuelle nous renvoie en pleine figure notre impuissance. Et que faisons-nous ? Nous surjouons notre puissance face au virus. Nous le vaincrons c’est sûr, ou plutôt nous l’aiderons à quitter la scène un peu plus vite que d’habitude ; victoire propice à un grand moment d’Union nationale. Mais au-delà de la joie d’avoir fait face ensemble, ce manque d’humilité et ce déni de la mort comme horizon ultime peuvent conduire à des situations dramatiques et absurdes comme dans le cas des EHPADs. Tous les décisionnaires, à quelques échelons que ce soit, sont rendus potentiellement responsables de tout décès, puisque vaincre la mort est devenu un simple problème technique et organisationnel. En conséquence, ils transforment les écoles et les lieux publics en gare de triage pour protéger la population, certes, mais aussi pour se couvrir dans une logique assurantielle technocratique et déshumanisante. Et nul ne peut le leur reprocher car nous les poussons à le faire. Que l’on me comprenne bien : je ne remets nullement en question le fait qu’il faille se protéger. Je questionne juste notre propension à faire de la seule santé biologique le seul bien qui mérite tous les « sacrifices ». Quid de la santé mentale et psychique ? Quid de la vie elle-même dans sa dimension sociale et humaine ?
Le confinement réduit à peau de chagrin la vie sociale donc la possibilité de deuil collectif et de son traitement religieux. Si les pandémies avec leurs longs cortèges mortuaires sont de vieux compagnons de l’humanité, la question du « sens » de la mort de masse n’a jamais été autant occultée sur la scène publique. Les récits portent uniquement sur les notions de toute-puissance (la solidarité, l’expertise…) ou d’impuissance (inflation des discours sur l’effondrement). La Santé devenant le Bien Suprême, nous nous débarrassons de la religion en la reléguant dans la sphère privée. La question n’est pas liée ici à la Foi mais à la façon dont nous traitons nos morts. Je vais quitter ici mon discours un peu surplombant et donner des exemples récents vécus.
Occidental et non croyant, je suis habitué à me confronter au deuil sur un plan strictement privé. C’est déjà difficile à ce niveau, car l’absence de prise en charge collective de la douleur rend extrêmement difficile le travail de deuil dans nos sociétés occidentales. Les funérailles et les crémations sont expédiées en quelques heures. J’ai dans ma famille des cas de deuils impossibles. Pendant le confinement, mon voisin m’a fait part de sa douleur de ne pouvoir enterrer religieusement « en famille » son père décédé à Marseille : « on traite les morts comme des animaux » me disait-il. Mais pour d’autres que nous, l’absence de funérailles est de l’ordre de l’impensable. Un de mes proches est mort récemment en Allemagne de complications pulmonaires. Bamiléké (ethnie des régions montagneuses de l’ouest Cameroun), la question du rapatriement au pays est un non-choix. Là-bas, les obsèques, le deuil et les funérailles sont distincts et extrêmement ritualisés et codifiés dans un mélange surprenant de christianisme et de religion ancestrale. J’ai pu y assister à maintes reprises, grâce notamment à cet ami très cher aujourd’hui décédé. Les funérailles marquent le retour à un ordre normal du monde et imprègnent fortement la vie sociale bamiléké. La « case des crânes » détenue par chaque famille symbolise une résurrection : le défunt ne rôde plus, puisque devenu ancêtre, il n'est plus mort. Le point important, aujourd’hui complètement oublié dans nos sociétés individualistes, est que le deuil ne concerne pas que la famille : il est pris en charge collectivement par toute la communauté. La douleur est symboliquement partagée par les « pleureuses » qui la mettent en scène de façon ostentatoire et tragi-comique. Les funérailles sont aussi une fête de village où l’on ripaille joyeusement. Dans ce contexte, que signifie le corps de mon ami dans un immense hangar réfrigéré ? Pour sa famille, c’est une catastrophe car il y a des « bonnes morts » et des « mauvaises morts » ; une mauvaise mort étant d'abord celle qui fait « mourir dehors », éloigné des siens. Les kemsi, médiums qui écoutent les esprits, qui leur parlent, sont alors impuissants. Ses fils résidents en Europe ont réussi à trouver une solution de rapatriement. Une compagnie française de pompes funèbres parisienne va rapatrier le corps via un avion-cargo. Cette solution a évidemment un cout qui ne peut être assumé par beaucoup. Dans cette situation, l’argent ne compte pas. L’important n’est pas tant sa mort que ce que l’on en fait. Cette question concerne tout le monde et mérite d’être adressée à nouveaux frais aujourd’hui.
Le soi-disant exotisme de ce dilemme moral africain ne doit pas faire illusion. Toutes les communautés traditionnellement liées à une religion particulière y sont confrontées. Peut-on seulement imaginer la violence symbolique qu’impose un confinement à géométrie variable qui interdit tout regroupement (sauf quand il s’agit de remettre les enfants – pardon, les parents – au travail) ? La France est à cet égard un observatoire privilégié sur la progression du sentiment antireligieux. Sans rentrer dans le détail, notre histoire y contribua avec trois moments clés empreints de culpabilité collective. Ils façonnent aujourd’hui la laïcité française : la Révolution française pour la place du christianisme, la période de Vichy pour la place du judaïsme, les décolonisations pour la place de l’Islam. C’est pour cela que la laïcité, aujourd’hui sacralisée, prétend rassembler alors qu’elle divise. L’Etat et l’opinion publique ne considèrent plus la pratique religieuse comme un « besoin essentiel » justifiant l’ouverture des lieux de culte. Si l’Islam de France a l’habitude de se retrouver stigmatisé, l’Eglise catholique s’aperçoit avec horreur que cette laïcité qu’elle prétendait respecter et avoir intégrée se retourne contre elle puisque les offices dans les églises (si peu fréquentées) sont interdits, malgré les précautions sanitaires qui pourraient facilement mises en œuvre, plus facilement en tous cas que dans les écoles. Comme le souligne cruellement Olivier Roy : « pourquoi pas la confession par Skype et l’hostie par Amazon ? Le déconfinement met le McDo avant l’église ». A rebours de la laïcité de 1905 qui organisait la religion dans l’espace public, Christophe Castaner dit lui-même que « la prière n’a pas forcément besoin de lieu de rassemblement ». Exit donc les rites funéraires. Les croyants sont privés de funérailles comme les fans de football sont privés de matchs. Mais il ne fait au fond qu’exprimer la pensée individualiste dominante : la pratique religieuse est devenue une simple option, voire une simple marchandise spirituelle (les évangélistes et les salafistes ne s’y sont pas trompés), une simple emodity (marchandise émotionnelle, voir les travaux d’Eva Illouz) comme l’est devenu le choix du conjoint par algorithme interposé. Les reliquats de spiritualité, la mort comme l’amour, dualité qui donnait du sens à la vie autrefois, sont intégrés dans les logiques de marché. Chacun fait comme il peut face à la mort qui rôde.
J’ai pu écrire ici ou là que l’on ne débarrasse pas aussi facilement du sacré : vous l’expulsez par la porte, il revient par la fenêtre. J’ai voulu montrer dans ce court essai que cet impensé de la mort dans nos sociétés mettait en exergue deux nouvelles sacralités qui font système : la santé comme Bien suprême (appelée biolégitimité) et la laïcité revisitée comme expression phobique des religions. Il y a fort à parier que les régimes politiques à venir en tiendront compte, pas forcément pour le meilleur. Nous en serons les premiers responsables si nous ne nous emparons pas des enjeux éthiques et politiques de l’après-crise.
[1] A quelques exceptions près comme les pays religieux comme les Etats-Unis, qui ont sacralisé les libertés individuelles.
[2] Au passage, les personnalités politiques comme Roseline Bachelot, qui pérorent sur les plateaux télé et qui ont organisé la gestion comptable de l’hôpital public sous le Sarkozisme devraient sans doute se faire plus discrètes….
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