Fourest vs Taddeï : acte 2
Je m’excuse auprès des lecteurs d’écrire un nouveau texte sur cette affaire[1] mais il me semble que la problématique est bien plus grave que ce qu’on semble penser. Le problème ici à moins avoir avec la question de la censure qu’avec la problématique du pouvoir des médias et ses agents qui cherchent à imposer un nouvel ordre moral.
Comme bien souvent, il est accordé à Caroline Fourest une interview dans un grand média avec des questions faussement objectifs[2] et un droit de réponse qui n’est rien d’autre qu’une tribune libre qui lui permet de distiller généralités et leçons de morale.
Lisez donc comment est présenté notre guide de conscience invitée à nous parler d'objectivité dans le magazine l’Express : « Féministe et militante engagée, Caroline Fourest est aux avant-postes, dès lors qu’il s’agit d’aller ferrailler contre tout ce qui lui semble mettre en péril les grands équilibres de notre société (…) Fourest redit (…) ce qui doit guider les médias. »[3] Il faudrait d’abord commencer par nous expliquer comment une personne qui est décrite comme « féministe et militante engagée » se donnerait le droit de nous enseigner ce qu’est l’objectivité dans le journalisme surtout quand on sait que ce n’est justement pas dans ce domaine-là qu’elle risque de s’étouffer.
L’Express n’est certes pas une référence en matière de journalisme mais enfin il est attendu d’un journal le minimum de déontologie quand une interviewée attaque un confrère. Est-il possible de parler sérieusement de journalisme dans les journaux ?
Il faut quand même rappeler, sans s’en offusquer, que Tariq Ramadan et M.-E. Nabe, ont également été invités plus d’une dizaine de fois chez Giesbert sans que cela ne gêne personne à part Fourest[4] et BHL. On peut dire ce que l’on veut sur Ramadan, mais il est indéniable qu’il a une grande popularité parmi beaucoup de musulmans en France et nombres de journaux sérieux le considèrent comme l’un des intellectuels les plus influents au monde[5]. Idem pour Nabe, il est un écrivain très populaire bien que controversé et excentrique. Il n’en va pas de même pour Fourest qui doit sa petite renommée plus pour ses postures médiatiques (pétitions, débats, clashs, articles expéditifs) que sur des travaux sérieux et reconnus.
Condamnée plusieurs fois pour diffamation pour son livre sur Marine Le Pen, régulièrement critiquée pour ses méthodes de travail qui ne font pas l’unanimité dans le milieu[6], esquintée pour sa sur-médiatisation et décrite comme « affairiste qui fait commerce des idée (…), peu sérieuse (…) ni sociologue ni anthropologue ni historienne, ce qui ne l'empêche pas de parler de tout avec autorité et une certaine arrogance. »[7] Ce qui ne l’empêche non plus pas de s’exprimer avec les habits d’experte déguisée sous le vocable de « spécialiste de tous les intégrismes ». Manifestement, elle n’a pas étudié son cas car une auteure qui emploie régulièrement les adjectifs « extrémiste » ou « complotiste » pour qualifier ses adversaires et leurs idées invite le critique à lui rendre la pareille. A bien observer sa posture médiatique, elle ne conçoit le journalisme que sous les catégories de ce qui est nouveau ou kitch, à la mode ou non, buzzable ou non. Ainsi écrira-t-elle un livre sur Marine le Pen en quelques mois pour le publier juste avant les élections présidentielles. Avec tout le sérieux et l'objectivité qu’on lui connait.
Il faut analyser comment s’est constitué en France un univers de truismes, de vérités indiscutées que l’on répand en toute bonne foi, comment les journalistes et intellectuels, condamnés au renouvellement permanent de leurs admirations éphémères, en sont venus à voir la vie intellectuelle sur le modèle de ce qui est bancable. Bourdieu disait déjà à propos d’eux : « « Ils veulent redéfinir la figure et la fonction de l’intellectuel à leur image, c’est-à-dire à leur mesure. Ce sont des Zola qui lanceraient des « J’accuse » sans avoir écrit (…)« Germinal », ou des Sartre qui signeraient des pétitions ou mèneraient des manifestations sans avoir écrit « L’Être et le Néant » (…). Ils demandent à la télévision de leur donner une notoriété que seule, autrefois, une vie, souvent obscure, de recherche et de travail pouvait donner. Ils ne gardent du rôle de l’intellectuel que les signes extérieurs, la partie extérieure, visible, les manifestes, les manifestations, les exhibitions publiques. Tout cela, après tout, serait sans importance s’ils n’abandonnaient pas l’essentiel de ce qui faisait la grandeur de l’intellectuel à l’ancienne, c’est-à-dire les dispositions critiques qui trouvaient leur fondement dans l’indépendance à l’égard des demandes et des séductions temporelles et dans l’adhésion aux valeurs propres du champ littéraire ou artistique. Comme ils prennent position sur tous les problèmes du moment sans conscience critique, sans compétence technique et sans conviction éthique, ils vont à peu près toujours dans le sens de l’ordre établi. »[8]
Quoi qu’on ait à dire sur le complotisme, il faut au moins reconnaitre que ce phénomène est encore marginal. Comme l’écrit si bien Pascal Boniface : « Que quelques farfelus s'agitent sur la toile pour dénoncer d'improbables complots, est-ce bien le plus grand danger qui pèse sur l'information du public ? Quel est leur impact réel sur l'opinion ? Il ne faut pas confondre l'intention de nuire et la capacité à le faire ».[9] Quand Fourest cherche à nous présenter ce qu’est complotisme, elle nous donne à voir le gros, le déjà-vu (Thierry Messian, Michel Collon, Soral, etc) sans, par ailleurs, éviter de lancer quelques attaques contre l’un ou l’autre de ses adversaires. Rien ne nous ait appris sur les mystères de cette nébuleuse conspiratrice et pourquoi les gens y sont attirés : c’est tendancieux et pauvre. Et c’est à elle qu’on va accorder le droit de nous parler d’objectivité.
L’on se demande également pourquoi elle ne parle pas de l’objectivité d’un Thierry Ardisson, d’un Paul Amar ou encore d’une Ruth Elkrief. Tous, comme vous le savez, très objectifs.
Le journalisme peut très bien se passer des complotistes et des extrémistes mais il peut encore mieux se passer de Caroline Fourest.
[2] Le journaliste pose la question de savoir s’il faut tout accepter au nom de la liberté d’expression. Il est quand même bien placé pour savoir que la réponse est négatif.
[3] http://blogs.lexpress.fr/media/2014/02/03/caroline-fourest-on-ne-peut-pas-accepter-en-tant-que-journalistes-de-servir-la-desinformation/
[5] Nommé parmi les 100 intellectuels les plus influents du monde en 2006, 2008, 2009, 2010 et 2012 (Prospect Magazine UK et Foreign Policy USA). Nommé en 2000 comme l'un des sept innovateurs religieux du xxie siècle par Time Magazine (États-Unis) ; Élu comme l'une des 100 personnes les plus influentes du monde en 2004 par Time Magazine (États-Unis)
[8] Libre-échange, entretien avec Hans Haacke, Seuil/Presses du réel, 1994, pp.58-59
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