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Fractures sociales, fractures démocratiques

Contrairement à une idée complaisamment répandue, nous ne vivons pas actuellement une crise propre à la France, même si celle-ci prend dans notre pays certains caractères spécifiques. Les tensions mondiales actuelles, de plus en plus dramatiques, résultent du modèle mortifère que l’on pourrait qualifier de « D-C-D » (dérégulations-compétitions-délocalisations), et s’expriment autant par la crise sociale française que par le spectacle de la fracture sociale et raciale américaine au moment de l’ouragan Katrina, par les murs dressés aux portes de l’Europe et révélés par les drames de Ceuta et Melilla, ou par les attentats de Londres perpétrés par des jeunes que l’on croyait « intégrés » à la société britannique. On peut émettre l’hypothèse que ces faits dramatiques accompagnent l’entrée en crise de la deuxième « société de marché », apparue avec la révolution conservatrice anglo-saxonne, au début des années 1980.

Karl Polanyi avait analysé dans un ouvrage classique, La Grande Transformation, l’émergence, le succès et la décomposition de la première « société de marché » pour la période précédant la première guerre mondiale. Celle-ci , qu’il distinguait de l’économie de marché, se caractérise par l’extension généralisée hors du champ proprement économique de la marchandisation, ce qu’il exprimait par l’image du fleuve de l’économie sortant de son lit. C’est ainsi que des liens fondamentaux non réductibles à l’économique (le lien politique, les liens affectifs, la recherche de sens par exemple) entrent à leur tour dans la sphère marchande. Or, si la marchandisation des échanges et des économies peut, dans un premier temps, avoir un effet pacifiant, car le monde des affaires a besoin d’un minimum de paix, elle conduit, dans un second mouvement, à détruire la substance même du vivre ensemble d’une société , par le creusement des inégalités, sur le plan social, la perte des repères et des valeurs fondamentales sur le plan éthique, et la dissolution du lien politique, renvoyé soit à l’impuissance face à l’extension indéfinie de la marchandisation, soit à la corruption par la marchandisation directe de la société politique.

Cependant, le lien politique, le lien affectif, le lien de sens (on pourrait dire de la même façon l’inscription de l’humanité dans le lien écologique) constituent historiquement des « fondamentaux » non réductibles au marché. Ces liens finissent donc par « faire retour », mais le plus souvent sous des formes régressives . C’est ainsi que la première société de marché a vu le retour du politique, mais sous la pire forme régressive, celle de la guerre (deux guerres mondiales en moins d’un demi-siècle) et celle du sens, mais sous la forme régressive de trois grands faits totalitaires fascisme , nazisme, stalinisme.

C’est sur la double ruine de ce capitalisme intégral de la société de marché et des faits totalitaires qu’il avait générés que se sont construites les régulations politiques et sociales d’après guerre, connues sous la dénomination d’États providence. Mais ces économies sociales de marché, régulées, bien adaptées à des reconstructions industrielles dans un cadre national, se sont révélées impuissantes à s’exprimer à l’échelle internationale, et à accompagner la mutation informationnelle. Et c’est cet échec qui a ouvert la voie à cette seconde tentative de globalisation capitaliste qui assuré progressivement sa suprématie sur les modèles de type États providence, par sa vision mondiale et sa capacité à utiliser les vecteurs immatériels de la finance et de la communication.

Tout laisse cependant penser que cette seconde tentative de société de marché mondiale est en train, plus rapidement que la première, du fait des effets accélérateurs des mutations technologiques, de produire des effets dramatiques comparables à la première. C’est ainsi qu’au cœur de la première puissance marchande mondiale, on a vu émerger , à travers la révolution conservatrice anglosaxonne, d’abord avec Ronald Reagan, mais de manière beaucoup plus radicale sous la présidence Bush actuelle, un retour du politique sous la forme guerrière, et un retour d’une demande de sens, mais exprimée mais sous la forme d’un fondamentalisme religieux ultraconservateur qui cherche à compenser la dissolution des repères et des valeurs que produit la marchandisation intégrale.

L’un des effets les plus pervers des logiques de guerres économiques produites par ce que Joseph Stglitz nomme « le fondamentalisme marchand », c’est qu’il génère des logiques de guerres sociales , de guerres du sens, et s’accompagne de grandes régressions émotionnelles. La polarisation de richesses est induite par la dérégulation d’une économie financière aujourd’hui détenue par 5% de la population mondiale. Celle-ci creuse les inégalités, notamment au sein des classes moyennes qui éclatent, entre ceux qui disposent d’un capital, et ceux qui, touchés par les nouvelles formes de précarisation et de paupérisation, se voient (ou voient leurs enfants) menacés par ce qu’ils vivent comme une déchéance ou un déclassement. Une logique rationnelle voudrait que cette régression soit source de critique contre les classes possédantes, et le système social à l’origine de ces inégalités. Mais la logique émotionnelle est hélas souvent inverse. Pour maintenir la « distinction » (cf P Bourdieu) c’est contre plus petit ou plus faible que soi que l’on retourne son agressivité ou son sentiment de révolte. L’idée que « l’on en fait trop pour les exclus et les immigrés » devient alors le poison d’un populisme instrumenté par des courants politiques autoritaires, qui exploitent les logiques de peur et présentent à l’opinion des boucs émissaires. Dans le même temps, une partie des exclus, faute d’une capacité d’expression sociale et politique de leurs frustrations, bascule dans une autre forme de régression émotionnelle, caractérisée par une haine en grande partie irrationnelle qui peut prendre des formes nihilistes et même raciales.

Nous sommes ainsi en présence de deux fractures sociales, et non pas d’une seule : celle qui résulte de la peur du déclassement des nouvelles classes moyennes largement constituées par les classes ouvrières d’une part , celle des « exclus » et des « sans » (sans papiers, sans logements, sans emplois, sans avenir etc.) d’autre part. Ces deux populations sont victimes de la société de marché, mais la régression émotionnelle tend à les monter les unes contre les autres. De même, il n’y a pas une seule fracture démocratique, mais deux . La première s’est creusée entre la classe politique et des acteurs soucieux d’exercer leur droit de citoyenneté active, insatisfaits des logiques d’appareil ou des batailles d’écuries dans lesquelles se complaisent les partis . C’est à la réduction de cette fracture que concourent les initiatives qui cherchent à promouvoir des formes de démocratie plus participatives et « votez y » prend évidemment sa part à cette tâche. Mais nous resterons en deçà du problème, si nous ne voyons pas qu’il existe une autre fracture démocratique plus profonde et plus grave, celle des classes moyennes précarisées et des catégories populaires bloquées dans leur espoir d’ascension d’une part , celle des exclus et des « sans » d’autre part.

S’il y a une spécificité française, c’est que l’incompréhension entre ces deux catégories de victimes de la société de marché est particulièrement forte, car les leviers sociaux et publics de défense des classes moyennes y ont été plus forts qu’ailleurs. Mais cette défense s’est faite dans un cadre globalement corporatiste, qui a aggravé d’autant plus les effets de l’exclusion en bout de chaîne, et donc creusé les fractures démocratiques. D’où la tentative permanente des classes possédantes pour jouer tantôt les exclus contre les classes moyennes et populaires, au nom du fait qu’ils sont des « privilégiés » (Cf Alain Minc osant, toute honte bue, parler « des classes moyennes repues »), tantôt, comme c’est le cas actuellement, jouant de la peur de classes moyennes et des catégories populaires, pour les instrumentaliser dans une logique de plus en plus ouvertement raciste.

C’est donc à construire une alternative à cette double fracture sociale et politique qu’il nous faut travailler, en accordant une importance particulière aux enjeux émotionnels . Construire, face à la guerre contre l’intelligence, ce que l’on pourrait appeler une « intelligence collective émotionnelle » constitue donc un enjeu démocratique majeur. C’est dans cette perspective de dépassement des autismes multiples qu’il faut inscrire ce vaste programme d’écoute civique qu’ont évoqué de nombreux maires en parlant par exemple « d’états généraux » ou de « Grenelle des cités ». Mais ce rétablissement de la communication, afin de faire baisser le niveau des peurs et des haines réciproques, ne pourra lui-même réussir que si l’on s’attaque au cœur du fondamentalisme marchand qui les a générés, et que l’on recrée les conditions humaines, sociales, et bien sûr écologiques, de l’espérance dans l’avenir. C’est à cette tâche immense que devraient s’atteler, au-delà des querelles de boutiques ou de la rivalité des vanités, les forces sociales et politiques qui ne se satisfont pas du désordre établi.


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3 réactions à cet article    


  • Jean-Phi Jean-Phi 29 novembre 2005 11:14

    Bonjour Patrick,

    Quel bonheur de vous retrouver sur AgoraVox. Suis évidemment complètement d’accord avec vous en ce qui concerne l’impératif besoin aujourd’hui de L’Intelligence Collective Emotionnelle.

    De mes réflexions sur le développement personnel, je suggère d’y ajouter une pincée d’Individu-éthisme nécessaire et indispensable pour transformer les envies d’un autre Monde en autant de personnes satisfaites de s’inscrire en adéquation éthique avec eux-même.

    On ne met pas assez en évidence ce que la philosophie boudhique nous transmet.

    A savoir pour faire court : Faire plaisir, fait plaisir ou l’attitude attentive à soi, aux autres et à la Nature participe à son bien-être individuel. Nous, occidentaux, avons un peu de problème avec cette appropriation de ce plaisir perso.

    Je pense que la résignation est l’ennemi nr 1. Ce n’est pas l’individualisme sur lequel je propose de surfer pour emmener le plus grand nombre de personnes.

    Il y a une ressource naturelle, propre, durable et surtout universelle dont on ne profite pas du tout : « La capacité bienveillante et éthique. ».

    Tous les challenges du 21ème siècle nécessiteront l’exploitation de cette source.

    Je développe cette proposition sur le www.smily.be qui aux dires de certains qui en ont connaissance, ne serait pas très loin de votre approche et celle de Transversale.

    Bien à vous.

    (Pourriez vous me laisser votre adresse courriel, si d’aventure mes contributions vous apparaissent pertinentes.)


    • argoul (---.---.18.97) 29 novembre 2005 11:16

      Excellent article, argumenté, développé et convaincant ! Comprendre par l’intelligence est la première des tâches, l’émotion seule ne menant à rien sauf à d’autres émotions, le plus souvent négatives. J’ai développé dans divers articles Agoravox des réflexions proches de la vôtre pour expliquer l’outil économique capitalisme, qu’il faut différencier de l’usage que chaque société en fait. Mais il serait intéressant que vous développiez cette articulation entre « économie » de marché et « société » de marché. Aux Etats-Unis, cette articulation n’est pas la même qu’en France, mais la globalisation (qui n’est pas que le seul « impérialisme » américain mais surtout l’émergence du tiers de la population mondiale, Chine, Inde, Brésil, au développement) pousse aux transformations. Nombre de Français « ne veulent pas le savoir », préférant se réfugier dans le modèle d’avant ; les politiques font de la démagogie électoraliste et - comme ils n’expliquent pas pourquoi il faudrait réformer éventuellement - ils adaptent la société subrepticement ou par « révolutions ». Pas très rationnel, tout ça, pas civiquement maîtrisé, surtout. Pouvons-nous espérer une note de vous sur ce sujet ?


      • (---.---.219.40) 1er décembre 2005 06:38

        pour répondre à votre demande je crois qu’il faut à la fois distinguer économie de marché et société de marché comme Polanyi et marché et capitalisme comme Fernand Braudel. Celui qui fut l’un de nos plus grands historiens montre bien comment né du marché, le capitalisme développe une logique propre qui finit par être contradictoire avec le marché lui même. Sa logique est en effet celle de la puissance et non celle de l’échange. C’est pourquoi le capitalisme développe des logiques de concentration (trusts, cartels industriels hier, informationnels comme Microsoft aujourd’hui). Et si l’on veut recréer des marchés il faut, contrairement à l’idée reçue, de la régulation juridique et politique. L’erreur conjointe et symétrique des libéraux et des marxistes est de confondre marché et capitalisme et nous sommes alors condamnés à une logique binaire où la critique du capitalisme devrait nous conduire forcément aux errements de l’économie administrée. En réalité il est possible de conserver le meilleur du marché (liberté d’entreprendre, créativité, souplesse etc.) sans accepter le cortège des injustices et des destructions écologiques de que Jean Peyrelevade, qui n’est pourtant pas un altermondialiste, nomme « le capitalisme total ». Nous pouvons construire alors ce que, dans la revue Transversales, nous avons appelé une « économie plurielle avec marché ».(plurielle parce que faisant sa place à d’autres formes économiques comme l’écononomie sociale et solidaire) Nous avons tout à la fois besoin de plus de liberté (et de créativité) et de davantage de régulation alors que la montée d’un capitalisme autoritaire conjugue dérégulation et restriction des libertés.

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