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Francophony (suite)

Un de mes amis québécois me signale un article sur la francophonie "Molière , oh my God ! " paru dans Le courrier international (numéro 1149, du 8 novembre 2012). Je lui suis d'autant plus reconnaissant de me signaler ce texte que, quoiqu'étant moi-même abonné à cet hebdomadaire, je n'ai pas reçu le numéro en cause dans la mesure où la distribution m'en est faite désormais de façon très aléatoire, en dépit des plaintes que j'ai pu formuler auprès de la rédaction. Selon la formule éditoriale de cet hebdo, le texte original est d'Adrian Tabourdin et a été publié dans le Times Literary Supplement.

Cet ami (Québécois d'adoption mais Haïtien d'origine) m'a envoyé ce texte sachant l'intérêt que je porte à cette question, mais sans doute aussi dans le cadre, plus général, des positions québécoises sur le problème de la langue française.

Nos amis qui peuplent ces arpents de neige ne nous pardonnent guère, en effet, à la fois nos compromissions avec la langue anglaise (du style de nos "shopping" et "week-end" au lieu de leurs "magasinage" et "fin de semaine"), mais, aussi et surtout désormais, nos prétendus renoncements, sur le terrain international et scientifique en particulier. Pourtant, (mais est-ce la bonne voie), depuis des décennies, nous investissons des centaines de millions pour tenter de faire parler français dans les institutions internationales, contre tout bon sens et la plus modeste des observations, ce qui nous empêche pas de continuer en ce sens ; ce fut, une fois de plus, un des thèmes du dernier Sommet francophone dont je vais parler.

Désespérant de nous convaincre, en dépit des vitupérations de Madame Denise Bombardier et de l'appel des 101 (non pas qu'il n'y ait que 101 intellectuels québécois qui plaident cette cause, mais sans doute plutôt par référence à la loi 101 de la Belle Province), ils ont récemment fait installer à l'université Laval de Québec (en le finançant par moitié, le reste venant de financements internationaux francophones, donc largement français par la force des choses) un institut de démographie linguistique (la démographie est, avec la terminologie et le sirop d'érable, une des spécialités du Québec).

Cet institut s'efforce désormais, dans une intention louable, de renvoyer l'ascenseur à l'Organisation Internationale de la Francophonie (OIF), basée à Paris, en lui fournissant des chiffres mirifiques sur l'usage et l'avenir du français. Je dis et répète depuis longtemps que fabriquer des statistiques, fausses ou même aberrantes, si satisfaisantes qu'elles soient pour les paladins de la francophonie, n'est assurément pas le meilleur moyen de définir et de jeter les bases d'une politique réaliste et efficace en matière de diffusion de la langue française.

Je serai très bref sur le contenu même de cet article qui, est, surtout, une recension dans notre presse de ce que l'auteur appelle, non sans raison, son anglomanie (cela va de "standing" à "traveling" en passant par "casting" ; pas de quoi fouetter un rédacteur en chef ! Comme vous voyez le genre, je n'insisterai pas là-dessus. Tout a été dit à ce propos depuis le "franglais" d'Étiemble qu'apparemment l'auteur de cet article ne connaît pas.

En revanche je citerai volontiers le début de cet article tant il concentre les erreurs et les aberrations. Le voici donc :

« Le 14e sommet de l'Organisation Internationale de la Francophonie s'est tenu du 12 au 14 octobre à Kinshasa. Cette organisation qui défend les « valeurs humanistes attachées à la langue française » regroupe 57 Etats membres situés pour la plupart en Afrique subsaharienne et de l'Ouest. Selon ses estimations, en 2050, 85 % des francophones du monde seront concentrées sur ce continent. Le nombre des francophone est estimé aujourd'hui à 220 millions. ».

La plus grosse sottise, mais elle est nullement spécifique de l'auteur de cet article et traîne partout, est la référence aux « valeurs humanistes attachées à la langue française ». Une telle formule, dont on nous rebat les oreilles depuis des siècles, est évidemment totalement dépourvue de sens et on se demande bien comment une langue pourrait, plus qu'une autre, porter des "valeurs humanistes". Hitler parlait allemand et bon nombre de ses sectateurs français parlait français ; cela ne les empêchait nullement de le suivre. On pourrait citer bon nombre de francophones, y compris dans les locuteurs actuels, dont les propos ne paraissent guère caractérisés par ces fameuses "valeurs humanistes" qu'on prétend attachés à la langue française.

Sur le plan de la géographie, ce début d'article ne vaut guère mieux ; je rappelle qu'il localise la plupart des Etats francophones « en Afrique subsaharienne et de l'Ouest ». Pour un défenseur si ardent de la langue française, l'auteur devrait éviter de coordonner ainsi par la préposition "et" l'adjectif qualificatif "subsaharienne" et un complément de nom comme "de l'Ouest", ce qu'interdit le bon usage de cet idiome. Toutefois, comme un puriste trouve toujours plus puriste que lui qui l' épure, je ne m'attarderai pas sur ce point

Cet article ne vaut guère mieux pour ce qui concerne la démographie et, par conséquent, la démographie linguistique. C'est désormais, après le décès de l'IRAF, l'institut de démographie linguistique de l'université Laval qui alimente les organismes francophones en données mirifiques sur l'état et l'avenir de la francophonie. Cette reconnaissance du ventre est louable chez ces démographes (qui ne me paraissent guère linguistes et peu familiers de l'Afrique) puisque, si cet institut a été financé par moitié par le Québec, le reste de son financement est venu de la francophonie ; on juge donc bon de renvoyer l'ascenseur. Normal mais très dangereux !

Ce qui est louable sur le plan de la morale et de la politesse ne l'est pas forcément sur ceux de la science et de la politique. Passons sur les 220 millions de francophones actuels ; ce genre de données dépend évidemment du niveau de compétence par lequel on définit un francophone ; il semble que, dans le présent cas, on considère que l'on est francophone si l'on sait dire "Bonjour, ça va ?", comme Figaro prétendait qu'on savait tout de la langue anglaise, si l'on savait placer avec adresse le mot "Goddam").

En revanche, le chiffre le plus aberrant fourni par cet institut et repris par les autorités francophones et toute la presse n'est pas celui-ci ; il tient, lui, à l'évaluation du nombre des francophones en 2050 à 500 millions ! Si l'on admet qu'il y a aujourd'hui moins de 500 millions d'hispanophones dans le monde (l'espagnol étant la langue mondiale la plus répandue chez des locuteurs compétents voire natifs), on doit estimer que la tâche des responsables de la diffusion du français dans le monde est donc plutôt de modérer cet essor que de l'accélérer et l'intensifier !

Il est clair que fonder une stratégie politique de diffusion du français sur des données si aberrantes ne peut conduire qu'à la catastrophe, surtout si, au même moment, on ferme les yeux sur des évolutions, certes un peu symboliques mais significatives, qui font que des Etats comme naguère le Zaïre ou maintenant le Rwanda et le Gabon font les yeux doux à l'anglophonie et au Commonwealth. Mais j'ai déjà écrit sur ces questions et je ne peux que renvoyer à différents blogs que j'ai faits sur le sujet ; c'est d'ailleurs ce qui explique que j'ai intitulé ce dernier "Francophony (suite)".

Un mot, en forme de conclusion, à notre brave auteur québécois se désole de l'envahissement de notre français actuel par les termes anglais ; je le déplore comme lui surtout quand il est parfaitement inutile, mais il y a encore infiniment plus de mots d'origine française (ou assimilée) dans l'anglais qu'il n'y aura jamais de mots anglais dans le français !

Je terminerai sur un mot, très à la mode maintenant dans la presse française (le top et le must à la fois !) car il témoigne que nos journalistes ne connaissent pas mieux le français que l'anglais. Il s'agit en effet du "fact-checking" qui consiste à confronter les affirmations, faites ici ou là, propos de faits évoqués, avec que ce qu'on peut juger de leur réalité par d'autres sources.

Le problème est que l'usage de ce terme est, en français déjà, à la fois inutile et stupide. En effet, ce qu'on peut vérifier, ce ne sont en rien des faits ("facts"), mais des données ("data"). Ce que l'on devrait pratiquer, chez nos journalistes à la mode, c'est le "data checking" et non pas le "fact checking" car seules les données sont accessibles, les faits restant toujours, à ce niveau du moins, hors de notre portée.


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9 réactions à cet article    


  • L'enfoiré L’enfoiré 14 novembre 2012 16:39

    Votre texte dit « ce texte sachant l’intérêt que je porte cette question, »

    N’y a-t-il pas une erreur ? Un mot manquant ?
    Même en anglais cela ferait erreur.
    Le français, c’est surtout l’Afrique qui le fera comme le consommateur le plus courant.
     smiley

    • L'enfoiré L’enfoiré 14 novembre 2012 16:44

      «  c’est le »data checking« et non pas le »fact checking«   »

      Je dirais plutôt « conviction checking » ou « thinking checking »
      Les « data » ne sont là que comme références.
      Elles viennent en vrac, doivent être validées par une série de contrôles prédéfinis.

    • usbek 14 novembre 2012 16:52

      Vous avez bien sûr raison et même doublement : il faut naturellement lire « que je porte à cette question » (mais je ne sais pas corriger !) ; ensuite, l’avenir du français dans le monde (s’il en a un) est bien entendu en Afrique, mais, à condition de changer radicakement de politique et d’investir, à fond mais intelligemment, sur les médias et non sur une école en ruines. En tout cas merci. 


    • L'enfoiré L’enfoiré 14 novembre 2012 17:04
      Cher usbek,
       J’ai eu de la chance de découvrir l’erreur. En général, je saute ce genre d’erreur s’en m’en apercevoir.
       Je fais des erreurs à la pelle. Mais on les remarque toujours mieux chez les autres que chez soi-même. J’accuse toujours mon clavier, dans ce cas. Il faut trouver un responsable, non ?
       smiley

       Au sujet des data, j’en connais un bout leur checking pour ne pas confondre ce qu’il en est fait ensuite. 

    • PUCK 14 novembre 2012 19:07

      Le sujet de votre article m’intéresse particulièrement car j’enrage littéralement de constater à quel point la presse dite féminine est envahie de termes anglo-saxons particulièrement inutiles dans leur contexte. J’ai la manie ,encombrante,de conserver certains magazines tels le Figaro Madame.En 10 ans environ,il semblerait qu’on ait changé de pays tant les pages sont pleines de « place to be »,« it-girl »,backstage ,« fashionita »,la liste serait beaucoup trop longue .Je ne parle pas des enseignes de boutiques,restaurants etc

      L’étranger est moins contaminé .En Italie ,en Espagne,en Russie ,en Ukraine ,d’autres encore,les enseignes sont plus authentiques.Quand à la langue parlée,il est inutile d’essayer le français....L’anglais y gagne-t’il toujours ?Pas sùr.C’est devenu une langue passe-partout,abatardie par les différents langages qu’elle est supposée remplacer.Il est évident que mon anglais académique parait singulièrement démodé mais ,j’ai du mal à capter l’anglo-américain.

      Consolons nous en sachant que les Africains parlent en général un merveilleux français,imagé,d’une correction parfaite ,et mes amis anglais, qui ne se souviennent plus que leur langue vient en partie du normand,s’émerveillent de me voir manier des termes philosophiques,conceptuels,qu’ils estiment très raffinés !!


      • ffi ffi 18 novembre 2012 03:36

        Euh, pour le français en Afrique... Bon, c’est un peu comme l’anglais dans le monde... Shakespeare et Molière sont bien loin.
         
        Mais c’est une loi générale : une langue qui s’étend finit par se créoliser en dialectes.
         
        Mais sinon, c’est amusant comme l’organisation de la Francophonie, qui ne devrait s’occuper que de la qualité du Français, se voit obligé d’y emmêler des considérations politiques (« des valeurs humanistes qui s’y rattachent »).


      • walden walden 15 novembre 2012 11:27

        Bon article, merci.
        Se pourrait-il que l’usure du bon usage du langage fût lié à l’usure des signifiants eux-mêmes, qu’une réalité anémiée amène à amenuiser sa représentation verbale ? D’où l’inflation des sigles, des périphrases creuses, des contresens, des anglicismes mal traduits. Comme si, par exemple, le « hub » était plus parlant que le moyeu, comme si la dématérialisation du signifiant (personne ne sait ce qu’un un « hub ») rassurait les locuteurs. Un moyeu, on sait ce que c’est, on voit le rapport entre la distribution des rayons de la roue qui porte le mouvement et la distribution des passagers aériens ou des marchandises, alors que le « hub » demeure mystérieux. Le mystère de ce mot confère au concept une espèce d’aura, un caractère presque religieux. Le phénomène est d’autant plus remarquable qu’il touche aussi l’anglais : on recourt à des mots rares, savants (souvent d’origine française, d’ailleurs) pour envelopper l’origine du mot, pour entourer le lien entre signifiant et signifié d’une brume inquiétante.
        Comme s’il fallait nécessairement gommer la nature du langage, le fait qu’il se réfère à quelque chose d’existant, pour pouvoir acquérir une légitimité de parole.
        Pourtant, un « hub » est équipé de roulement, on le graisse, il équipe l’axe des roues, comme n’importe quel moyeu.
        Peut-être qu’il s’agit d’une pirouette pour camoufler l’acte de langage, pour éviter d’assumer la parole ? A moins que les tortillements linguistiques ne soient qu’une façon d’éviter toute référence à un réel évanescent, creux ?


        • usbek 15 novembre 2012 11:42

          Votre réflexion est pertinente et astucieuse ; je crois davantage hélas aux aspects sociaux (qui d’ailleurs, par la connivence dans le partage du mystère sémantique, n’excluent en rien la sémantique). Et ce n’est pas nouveau : Voiturez-nous donc les commodités de la conversation !


        • Blé 18 novembre 2012 18:18

          Francophonie,

          Ce serait formidable que nos jeunes qui naissent en France, grandissent en France, vont à l’ école en France apprennent le français courant ne serait que pour se débrouiller seul quand ils sont obligés de se déplacer. Dans les cités-ghettos nous en sommes loin, alors les mots empruntés à l’ anglais, ils les ignorent royalement.

          Nous avons une belle langue, malheureusement, j’ai l’impression qu’en France, cette belle langue ne soit réservée qu’à une minorité qui peut, effectivement, s’inquiéter de ses emprunts pas toujours heureux à l’anglais.

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