Gagner du temps...

Gagner...
On gagne des tas de choses, au loto, une compétition, un tour gratuit ; on gagnait son pain, aujourd'hui on gagne sa vie ; on gagne à être connu ou bien à tous les coups à moins qu'on ne gagne rien à mentir.
Mais le mieux aujourd'hui, c'est qu'il semblerait qu'on gagne du temps.
Je ne suis pas la première à m'étonner que la vie s'accélère au prorata du temps gagné. Nos lessives se font toute seules tandis que naguère une journée par semaine lui était consacrée. Mais quel pied ! Laver à la rivière, mieux qu'un sport de loisir, c'était une détente utile !
Une voiture va plus vite qu'un vélo, mais, quand nous avions dix minutes de trajet pour aller au lycée, ou bien au travail, aujourd'hui c'est une plombe de voiture qu'il nous faut !
Le tortillard qui traversait le Massif Central, nous faisait faire Nîmes Paris en douze heures ; trois aujourd'hui en train grande vitesse !
Que de temps libre laissé, que de disponibilité ! Et pourtant non, plus personne n'a jamais le temps ; toujours à courir, toujours pressé d'un rendez-vous à l'autre, d'une obligation à une autre, tout le monde est, tout le temps, en retard. Pas le temps de fignoler, le boulot est mal fait. Et même pour les vacances, quel stress de faire les bagages, de la bagnole au train, du train à l'avion ; pourvu qu'on ne rate pas la correspondance ; mais que c'est long, vingt heures pour aller de l'autre côté du globe !
À ce rythme, c'est sûr que les années gagnées d'extrême vieillesse sur l'espérance de vie de nos aïeux, ne sont pas vécues à leur juste valeur. Les seules où tout est lent quand on ne fait plus rien, un ennui, une fatigue. On trouve le temps long. Mais au fond, je suis bien convaincue que le ressenti du temps aujourd'hui, avec nos années espérées en plus, n'est absolument pas plus long que celui vécu par les anciens.
Je me souvenais de mes grandes vacances d'enfant, trois mois pleins à l'époque, me paraissaient aussi longs qu'une année scolaire. L'absence de repères obligés, de rythme cassé par les réveils prématurés, les couchers sans sommeil obligatoires, rendait l'élasticité à ces jours où pas grand chose n'arrivait pour heurter la monotonie. Pourtant, nous partions en vacances, un mois de montagne, un mois de mer mais chaque ambiance était un monde, un autre monde loin de l'ordinaire et le retour qui s'éternisait en septembre, avec cueillette de girolles ou balades près des marais, donnait l'éternité comme horizon ; rien ne semblait pouvoir arrêter ce temps sans exaltation ni dommage, juste la vie en passant.
Ainsi je fus estomaquée il y a peu, d'entendre des enfants de l'école primaire, déclarer que les vacances passaient vite, que l'année scolaire passait vite. Je m'en demandais le pourquoi.
Des tas d'études ont été faites là-dessus ; certains parlent d'une accélération réelle, comme si le temps existait !
L'explication me semble très basique, très simple : le temps passe vite quand on ne vit pas le présent.
Aujourd'hui c'est pire que tout ; les gens ne sont jamais là où ils sont ; pendus au téléphone, branchés sur leurs oreillettes, ils ne voient rien du monde. Ce doit être pour cela qu'ils le supportent si laid.
Un psy me disait que c'est la névrose qui fait qu'on ne vit pas le temps ; se soigner, se libérer, ôter les craintes et les possibles reproches, remet les pendules à l'heure si je puis dire.
Je suppose que tout le monde en a fait l'expérience. L'absence de sentiment du temps qui passe, ou pas, me semble en être l'étalon ; ni vite, ni lent, on fait ce que l'on fait et on avance. J'ai toujours été émerveillée par la quantité de boulot abattu mine de rien, quand le mur de bancel à remonter, ou le bois à rentrer, est remonté ou rentré comme une surprise quand le but n'obstruait pas l'esprit.
Les anciens firent des miracles sans bull, alors que les modernes saccagent plus qu'ils ne bâtissent ; mais c'est vrai, une maison peut facilement être montée en un mois. Et quelle maison !
La vitesse est une illusion qui laisse un goût âpre dans la bouche, un désir de revenez-y, une drogue, une addiction, une aliénation.
Je vois la liberté lente comme un cheval au galop tandis que les trains d'aujourd'hui sont des prisons.
Mais il y a un autre sens à « gagner du temps ».
C'est : reculer pour mieux sauter ; on ne dit pas sauter sur quoi, une mine ? Une bombe ?
C'est ce qui se passe en Ukraine actuellement.
Étant par nature très sensible, impressionnable comme une 400ASA, l'échéance des conflits à nos portes ralentit mon quotidien tout en en accélérant le souvenir. Se chevauchent les mois, les jours et j'aimerais connaître le rapport au temps d'un condamné à mort dans sa prison pendant des lustres. Je ne me sens pas condamnée à mort à proprement parler, mais quelque chose est condamné à mort, qui m'est cher peut-être, précieux ou vital.
Nous avons à faire à des représentants d'un monde exécrables, qui pataugent ou enfument, naviguent à vue sans que l'on puisse savoir le fin mot de leurs motivations. Que notre sort soit entre les mains de pareils personnages n'est pas fait pour nous alanguir. On passe ce temps d'attente incertaine mais d'attente quand même, quand rien ne peut surgir de bon ni s'entreprendre, entre les discours, les échanges qui consolent ou excitent, qui nous rapprochent et nous servent d'onguent à l'impuissance, ou bien le guet de nouvelles qui souvent désespèrent par leur inanité.
On ne peut rien souhaiter tant on sait qu'une décision sage et partagée est improbable, voire impossible ; on regarde un film au suspens étouffant.
Je me demandais si, dans nos cours d'histoire ou au cours de l'Histoire, il y eut, à ce point, des traîtres à leur Patrie, un peuple vain qui se retourne contre les siens.
Qui sont nos « siens » ? Nos gouvernements traîtres, pilleurs de nos potentiels, assassins de nos énergies, fossoyeurs de notre culture, nos gouvernements et leurs adjoints, complices, comparses, innocents flattés ou volontaires, de ceux qui se nichent au sein du pouvoir pour se hisser plus haut qu'ils sont capables et traîner dans leur chute dans un fracas de verre, leurs administrés ?
Administrés ! Des soins ? De l'aide ? Ou sujets du royaume de l'Administration ?
Je me vois donc complice, de cœur, de l'ennemi et je me demandais si je pourrais trouver lecture, trouver modèle de cette figure, oh combien dérangeante quand on y réfléchit.
Car nous ne sommes pas en révolte contre l'État ; nous ne sommes pas en révolution ; nous le regardons faire et nous ne disons rien ; et ce qu'il fait nous trahit, donc trahit-on ?
J'aurais aimé être Charlie, vraiment ; osmose avec ce peuple d'où je suis issue. Et son gouvernement tant bien que mal.
Exode. Exil. Je comprends bien.
La haine de soi, m'a-t-on dit. La honte de l'humanité.
Mais je n'ai pas de haine, mais je n'ai pas de honte, enfin un peu peut-être de l'image qu'ils donnent de nous. Ça fait longtemps déjà ; ça a commencé avec Chirac qui, une fois signé l'accord international d'interdiction d'essais nucléaires ( 90, 91 ?) décrétait qu'on le suivrait quand on en aurait fini ; d'essayer nos bombes.
J'ai toujours détesté les arrogants, les suffisants, le torse bombé d'impunité. Je n'ai pas un sentiment d'appartenance assez fort pour avoir mal à mon pays, mais, peut-être, quelque chose qui y ressemble.
Alors, le temps qu'ils gagnent, moi je le perds ; je perds mon temps d'inquiétude amère, à vif comme toujours mais sans plus de moyen d'actions. Et la moindre désinvolture m'agresse comme une gifle donnée à mon adresse.
J'ai toujours détesté les départs qui s'éternisent ; j'aime les ruptures brutales, que l'on digérera, après, une fois la solitude revenue. Et je sens sourdre la peur, d'une décision irréversible, un torrent de boue qui se déversera sur nous.
Quand on voit comme on parle des autres ! Confondant population, quidam et dirigeants ! Je n'ai pas d'arrières.
J'ai toujours détesté les à-peu-près, les compromis flous et mous qui ne débouchent sur rien de clair. Et je hais plus que jamais les faux-fuyants, les mensonges, les entourloupes ; jouez franc jeu, bon sang, qu'on se repère !
C'est mon corps tout entier qui frémit d'indignation, de colère.
Rien ne viendra calmer ma peine que le soudain réel. Anticiper, c'est s'exalter ou souffrir ; on fait face à tout, tant qu'on est en vie. Toujours, c'est notre lot.
J'avais été dans les affres des morts en Irak, du chaos de l'Afghanistan, de la colère pour la Palestine, de la stupéfaction du Rwanda ; rien, comparé à la Syrie puis à l'Ukraine.
Notre part, notre part à nous m'oppresse obsession ravageuse ; cette part sue, ignorée autrefois ; j'ai écouté la radio en me faisant croire que j'y croirais ; j'ai ressenti un instant, un instant seulement mais suffisant, le doux réconfort des paroles prononcées, que le monde était clair et que nous étions purs et qu'il était doux d'être guidée !!
Alors j'ai bien saisi l'inconfort des yeux ouverts quand les pas ne peuvent pas les suivre et j'ai pensé à une malédiction. Puis je me suis souvenue que toujours le réel est solide, fiable qui nous confie l'acte idoine, qui nous donne le courage et l'idée et ce n'est pas un hasard si notre monde nous confine dans un cocon de passivité.
Dans l'attente, bois et mange, me dit le Yi King.
Je trinque à nous.
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