Générique de faim
Aujourd’hui, notre terre doit nourrir 6,5 milliards d’êtres humains. Doit ! Car c’est un droit l’alimentation, reconnu en particulier par la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) et par la Déclaration de Rome sur la sécurité alimentaire mondiale (1996). Pourtant ils sont encore 850 millions d’hommes, femmes et enfants à crever de faim. Alors comment va-t-on faire en 2050 quand nous serons 9 milliards ?
Dans les pays développés, l’égalité physiologique, la faim, sont des notions abstraites. La famine ça se conçoit dans les pays pauvres. On l’explique, on la regrette, on la combat, on ne la ressent pas. La misère du tiers-monde c’est accessoire, souffrir ailleurs, on s’y fait très bien. Ca ne nous empêche pas de consommer, en moyenne, nos 3 380 kilocalories par jour. Entrez dans la panse, voyez comme on enfle. A nous les fines épiceries, les mazurkas chez Shopi, dives bouteilles chambrées et rots jubilatoires. On a bien assez avec le G8, la FAO, les « solutions verbales », pour s’apitoyer, onufiants, hermétiques en cocons d’égoïsme, crisser un peu, si mal subventionner... Résolutions et massacres ! Qu’on puisse continuer à gloutonner en paix... Qu’on robuchonne entre dévorants. Quitte à se faire liposucer aux entournures. Miel et fruité à l’infini, du sucré-salé, et pour pas trop cher.
Dans les pays pauvres on fait déjà la guerre pour la nourriture. Prenez le Darfour, le conflit actuel n’est ni racial, ni religieux. C’est pour le contrôle de la terre que des populations entières sont exterminées et déplacées. De la terre et de la bouffe. Au Darfour, la désertification (aggravée ces dernières années par le réchauffement climatique) réduit continûment la superficie des terres cultivées par les sédentaires. Elle accentue la transhumance des nomades. Entre ces deux populations, tensions, frictions, chroniques, incessantes depuis 1984, l’année de la grande famine... Et depuis le 25 février 2003, officiellement selon l’ONU, conflit et massacres en série.
Dans nos pays industrialisés, on n’en est qu’à se plaindre. Moindre mal... Tout devient cher, la baguette, le café, le légume, la viande et le poisson... On met ça sur le compte de l’euro, sur le paletot du fonctionnaire bruxellisateur, avide à la grosse commission. Trompe l’oeil ! Ce sont les prix des produits agricoles qui s’envolent. Restons glucides ! Certes, chez nous la nourriture abonde encore. On en balance tous les jours à pleins cageots. Mais qui peut nier le risque qu’un jour, comme ailleurs, comme au Darfour, le ventre finisse par commander nos civilisations ? S’il l’exige, nous ferons aussi des guerres pour lui. On s’étripera pour les protéines de nos rejetons. Salmonelles en séries ! Au champ du feu pour la boucherie. A pleins boyaux ! Haut mes gars, ça urge ! Tout céder à l’enzyme. On finira piteux pour la pitance !
Comment la Terre va-t-elle nourrir 9 milliards d’humains en 2050 ? On nous dit « aucun problème, l’agriculture s’est toujours adaptée ». Pulpe ! Adaptée à quoi, bigles repus des Trente Glorieuses ? A conquérir toujours plus de terres... A les gaver d’eau... A moderniser les moyens de production... Mais c’est fini tout ça. Basta. Faut oublier ! Je peux détailler point par point, si vous voulez.
La terre disponible, y en a plus, ou presque. On ne peut pas raser l’Amazonie et ses forêts essentielles à l’équilibre écologique de la planète. Restent bien des grands bouts d’Afrique à cultiver mais c’est si aride, si chaud, si sec, si loin... C’est pas pour rien si c’est là bas qu’on meurt le plus de faim. De notre planète, on est arrivé aux extrémités, plus loin, à l’horizontale, on peut plus s’avachir, on perdrait nos grappes. La place y en déjà plus assez pour nos vertèbres, tassées là, les unes sur les autres, à s’empiler, bouches ouvertes, entrelacs d’estomacs urbains perdus en digestions infinies.
A présent, faudrait viser l’expansion verticale, quitter la surface, aller profond dessous et haut dessus. Faudrait cultiver vingt mille lieux sous les mers, des prairies d’algues. Tous broutards ! Le sous-sol, les champignons gastronomiques... Faudrait inventer les serres de l’espace, les salsifis galactiques, la céréale géostationnaire et les navets spatiaux... On aurait des agrostronomes et des jardiniers satellitaires pour nous expédier les carottes par fusées entières, à pleines bottes cosmiques. Des maraîchers en scaphandres, orbitaux façon NASA... C’est pas pour demain.
Et l’eau, me direz vous ? Au XXe siècle, 200 millions d’hectares supplémentaires ont été mis en valeur grâce aux progrès de l’irrigation. On a repoussé des limites, fécondé l’aride, conquis l’hostile, survécu un temps grâce à ça. Mais ce temps-là est révolu. Les principales nappes phréatiques du globe (celle de la vallée du Gange, en Inde, celle d’Ogalala, aux États-Unis) sont en cours d’épuisement. Le réchauffement climatique accélère le processus. Bientôt, les glaçons vaudront plus cher que le pastis. On fera la guerre aussi, pour l’eau.
Et le progrès ? L’agriculture ça fonctionne à coup d’engins puissants et de grosses quantités d’engrais. Mille moissonneuses batteuses à traquer la moindre graine autour du globe. La mécanique à outrance. Comme c’est beau. Et vain ! Des nanolitres pesticides et fertilisants, glouglouteurs à fleur de nappes phréatiques. Mais pour alimenter les engins et fabriquer les engrais, il faut du pétrole. Et du pétrole, y en a moins. Bientôt plus... On l’a déjà commencée, la guerre pour le pétrole.
Et puis, aujourd’hui, l’agriculture n’est plus seulement vouée à l’alimentaire. Ca suffit plus qu’elle nous nourrisse, elle doit également pourvoir du carburant. Ainsi que l’indique Pierre Rainelli, directeur de recherche honoraire à l’Institut français de recherche agronomique (INRA) « Le bioéthanol à base de canne à sucre devient intéressant à fabriquer à partir d’un baril de brut à 34-35 dollars, celui à base de maïs à partir d’un baril à 44-45 dollars ». Et le pétrole ça vaut entre 70 dollars et 75 dollars. Conséquence : 20% de la production américaine de maïs est déjà partie à la production d’énergie. C’est devenu plus lucratif de remplir les réservoirs plutôt que les estomacs. Les Ricains, ils en viennent même à convertir les cultures de blé en maïs. Laminant dieu dollar et si peu du ciel ! Nos précieux arpents pour des soupapes... La terre au tout terrain ! Adieu le pétrin, toutes nos moissons pour le 4X4 !
Alors, que faire ? Au XXe siècle, on a eu la chimie comme solution miracle. On nous prédit la biologie au XXIe. Le progrès comme solution à toute misère humaine... On l’avait jamais ouïe celle-là. La science, providentielle trouvaille à masquer toutes les impuissances. « Il s’agit de solliciter les mécanismes naturels mais aussi de les accélérer, précise Bruno Parmentier. Et pour y arriver, l’emploi d’organismes génétiquement modifiés (OGM) est incontournable. Cette technologie rencontre des résistances très médiatisées. Mais elle n’en est pas moins en plein développement : utilisée actuellement sur une superficie équivalant à cinq fois la surface agricole française, elle occupera cinquante fois plus de terres dans dix ans. Et pour cause. Elle est en mesure de relever les principaux défis du présent, en créant notamment des plantes plus riches en protéines, moins consommatrices d’eau et plus résistantes au sel ». Nous voilà bien génétiquement rassurés avec ça. Mais Monsieur Parmentier, la culture, y compris celle des patates, n’est pas tributaire du génome, il faut aussi de la terre, et pas trop sèche, et des humains aussi, pas trop vaches entre eux, pas trop fumiers. La biologie seule ne nous fera pas pousser des patates au décuple, des formidables, deux, trois, cinq fois plus grosses, des callipyges... A nourrir l’humanité toute entière. Non !
La Terre se réchauffe. Les esprits suivent. Dans pas cinquante ans, on risque tous d’avoir faim, y compris dans les pays riches. Faut arrêter de se raccrocher à la première faribole rassurante, convenue, éprouvée, à la masse des béats raisonnables et des pontifiants cathodiques, à leurs solutions pires que les maux. La réalité, c’est des indigestions de tracas à venir... Chez l’homme, le besoin physiologique c’est plus fort que la pensée, la noblesse d’âme, l’étendard et les idéaux... Pour l’essentielle matière il devient pire fauve. A la seule idée de se cintrer, il recolle aux succubes. Ca promet des épisodes bien pénibles avant le grand générique de faim. Assaisonnés à l’huile d’ogive après dépeçage à vif des membres... Des catastrophes, des apocalypses. La satiété par le vide ! Le temps que les laitues soient plus irradiées... Que la terre repousse sur les endives. La tourmente passée, on reviendra aux buffets, réjouis et salivants. On aura moins faim... On sera moins. Fiction ?
A lire :
« Nourrir la planète », de Michel Griffon, édit. Odile Jacob, Paris, mai 2006, 456 pages.
« Nourrir l’humanité - Les grands problèmes de l’agriculture mondiale au XXIe siècle », de Bruno Parmentier, édit. La Découverte, Paris, 2007, 275 pages.
« L’agriculture de demain - Gagnants et perdants de la mondialisation », de Pierre Rainelli, édit. Felin, 2007.
A consulter :
Site de la FAO : www.fao.org
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