George Orwell : Keep the aspidistra flying
Gordon Comstock, instruit et lettré, est un poète aux poèmes niais, puérils et creux. Quant à ses projets littéraires, ils n’avancent qu’à reculons : plus il écrit, plus il biffe, plus il jette.
La poésie est ce à quoi Gordon avait déjà commencé de gâcher sa vie à l’âge de trente ans ; très tôt, il n’aura qu’un seul ennemi : l’argent ainsi que la conscience que l’on perd sa vie à la gagner car, lucide, Gordon avait réalisé que tout est argent.
Même si "Pas d’argent pas de considération", pour autant, cela n'empêchera pas Gordon Comstock de poursuivre sa guerre : éviter l’argent à tout prix et le confort de vie qu’il apporte :
« Déclarer la guerre à l’argent ; le rejeter puis sombrer… ou bien plutôt : couler. De plus en plus bas, dans un monde souterrain qu’il ne pouvait encore que vaguement imaginer. »
Et puis aussi : « « Le salaire de Gordon fut augmenté de dix shillings par semaine. C’est alors que Gordon prit peur. L’argent était en train de l’avoir. Il était en train de glisser de plus en plus bas dans la porcherie de l’argent. »
Ni une ni deux, Gordon quittera sans état d’âme un « bon emploi » ; un emploi convenablement rémunéré : « C’avait été le seul acte significatif de sa vie que d’avoir quitté cet emploi. C’était sa religion, pour ainsi dire, de rester en dehors de ce sale monde de l’argent. Pourtant à cet instant, il n’arrivait pas à se rappeler, même vaguement, pour quels motifs il avait quitté cet emploi. »
"Perdre sa vie à la gagner" ? Comment un fait exprès, Gordon prendra délibérément le risque de perdre la sienne à ne pas la gagner : « Sous terre, sous terre ! Toujours plus bas dans le doux sein protecteur de la terre, où il n’y a pas d’emplois à obtenir, à perdre, pas de parents ou d’amis pour vous harceler, pas d’espoir, pas de peur, d’ambition, d’honneur, de devoir. C’était là qu’il souhaitait être. »
Notons au passage que le personnage d'Orwell demeurera néanmoins incapable d’assumer les conséquences de ses choix de non-vie, de non-carrière puisqu’il n’aura de cesse de dénoncer les affres de la pauvreté. Sans argent, sans ami sinon un seul, Ravelston, riche socialiste à la tête d’une revue de poésie Antichrist, pour rien au monde Gordon Comstock acceptera de cet ami qu’il lui paie un repas ou bien qu’il lui prête de l’argent qu’il ne pourra pas rembourser.
Anesthésié émotionnellement « … cependant, au plus profond et au plus secret de lui-même, Gordon s’affectait de ne pas pouvoir s’affecter. Libéré de la conscience harcelante d’être un raté ; libre de se laisser couler, selon son expression, de plus en plus bas, dans des mondes calmes où n’existent ni argent, ni effort, ni obligation morale. »
C'est une femme, Rosemary Waterlow, la trentaine elle aussi et sans le sou, tout comme Gordon -, proche de lui mais de loin, par intermittence et par courrier, bien qu’habitant dans la même mégapole londonienne, qui sauvera notre poète d’un naufrage irrémissible : celui de la pauvreté puis de la misère.
Tout est bien qui finit bien donc… puisque Gordon renoncera au renoncement, il mariera Rosemary qui porte son enfant et prendra un « bon emploi », celui qu’il occupait avant de tout quitter : "Il fit un retour sur ces abominables deux dernières années. Il s'était révolté contre l'argent et cela lui a ait apporté non seulement la misère mais aussi un effroyable néant, le sentiment inéluctable de l'inutilité. Adjurer l'argent, c'est adjurer la vie."
Et l'auteur de faire le commentaire suivant à propos de son personnage : "Il avait trente ans et les cheveux grisonnants et pourtant , il avait la bizarre impression qu'il commençait seulement à être adulte."
Le croirez-vous : Gordon Comstock mettra un point d’honneur à faire l’acquisition d’un aspidistra destiné à trôner sur le rebord de la fenêtre de leur nouveau logement pour qu'il soit vu de tous.
***
Nous sommes en 1936 lorsque l’ouvrage écrit entre 1934 et 1935 est publié…
Inspiré par les années « galères » de l’auteur, qui, à cette époque, vivait dans la précarité avec pour seul domicile les pensions des quartiers les plus déshérités de Londres (tout comme son personnage Gordon Comstock, Orwell sera un temps employé à mi-temps dans une librairie miteuse de livres d’occasion - 1934)…
Quand « Keep the aspidistra flying » est publié, Orwell a l’âge de son personnage : la trentaine. Il n’a pas encore écrit « Homage to Catalonia » - 1938 - ni « Animal farm » -1945 - ni « 1984* ». En revanche, l’ouvrage Down and Out in London and Paris (La vache enragée), récit parisien d'une mise en abîme, était disponible depuis 1933 ; à cette occasion que Orwell fera l’expérience de la pauvreté aux côtés des SDF de Paris.
Dans Keep the aspidistra flying, Orwell a la dent dure ; mordant, caustique, méprisant, sans concession, grande est la tentation de se dire « Mais quelle mouche l’a piqué ! » ; l'auteur et le personnage de Gordon, confondus, seront sans nuance ; c'est au procès de toute la société auquel les lecteurs assistent. Personne ne trouvera grâce aux yeux d'Orwell.
En guerre contre la bêtise et la médiocrité d’une société qui s’annonce déjà moralement à genoux devant la publicité et la marchandise (même si les besoins primaires des classes populaires des années 30, à Londres comme en Europe, sont loin d’être satisfaits) Cyril Connolly, critique au Daily Telegraph, au moment de la sortir du roman, écrira : « Livre sauvage et amer, les vérités que l’auteur propose sont tellement déplaisantes qu’on finit par craindre leur mention ».
Faut bien dire que…. déjà en 1935, Orwell n’ignore rien de « …. la froideur, l’anonymie de ces sept millions de londoniens glissant esquivant le contact, n’ayant guère conscience de l’existence les uns des autres comme des poissons dans un aquarium. Les rues fourmillaient de jolies filles, froides. C’était étrange comme il y en avait beaucoup qui semblaient être seules. »
Et puis aussi, cette réflexion de l’auteur à propos de son personnage :
« Gordon songea au métro le matin ; les hordes noires d’employés de bureau s’engouffrant sous terre comme des fourmis dans un trou ; la peur d’être saqué comme un ver dans le cœur. Mieux vaut le loup solitaire que le chien servile ».
On pensera bien évidemment à la fable Le loup et le chien de La Fontaine :
« Qu'est-ce là ? lui dit-il. - Rien. - Quoi ? rien ? - Peu de chose.
- Mais encor ? - Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
- Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? - Pas toujours ; mais qu'importe ?
- Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor.
Cela dit, maître Loup s'enfuit, et court encor. »
Animals farm (1945 - fable animalière par excellence) aurait-il été influencé par l'oeuvre de notre fabuliste national ?
Keep the aspidistra flying, met en scène un personnage « piqué des vers » à trente ans : « Gordon avait lâché et renoncé aux « bons » emplois pour toujours. Il ne voulait pas revenir là-dessus. Mais à quoi bon prétendre que parce qu’il se l’était imposée à lui-même, sa pauvreté, il avait échappé aux maux qu’elle traîne à sa suite. C’est à l’esprit et à l’âme même que le manque d’argent porte atteinte. La torpeur mentale, la crasse spirituelle… »
L’argent est au centre du roman ; pas une seule page qui ne mentionne « shilling » ou « pence », le manque d’argent et cette plante verte, l’aspidistra (1), qui trône, pathétique, sur les rebords des fenêtres des pavillons de banlieue de la petite classe moyenne d'avant la Seconde guerre mondiale.
Keep the aspidistra flying est aussi une étude de la pauvreté… solitude, misère sexuelle ; même si, en ce qui concerne Gordon Comstock, cette pauvreté est consentie ; comme expliqué précédemment, Gordon refusera de se donner les moyens de gagner convenablement sa vie ; il s’agit donc là d’une pauvreté d’une nature particulière : une pauvreté recherchée, entretenue, chérie et choyée même si l’on peut questionner un instant les réelles motivations qui se cachent derrière ce vœu : manque de courage et d’ambition, lâcheté existentielle ?
Orwell a aucun moment ne laissera entendre que ce questionnement puisse être le sien en ce qui concerne son personnage. Et c'est peut-être là la faiblesse de l'oeuvre de l'auteur dans la construction de son personnage, son élaboration, son développement jusqu'au dénouement.
***
Down and out in Paris, Keep the aspidistra flying, Homage to Catalonia (3 oeuvres publiées de 1934 à 1938)… précarité, débine, la rue, le danger de la guerre civile, les armes, la mort, d’une santé pourtant très fragile (Orwell décédera en 1950 à l’âge de 47 ans de la tuberculose)...
Né le 25 juin 1903 à Motihari (Inde), un père fonctionnaire de l'administration des Indes, lui-même représentant des forces de l'ordre colonial en Birmanie (de 1922 à 1927), éduqué à Eton – une école privée -, avec cette attraction de l'auteur pour la précarité, voire la pauvreté, dans le contexte de cette oeuvre ténébreuse qu'est Keep the aspidistra flying, puis cette prise de risque physique maximale avec la guerre civile espagnole, Orwell a-t-il était tenté dans un premier temps par la non-existence, par le refus de « faire quelque chose de sa vie », et dans un second temps, par le désir de mettre sa vie en danger, avant un dernier engagement, littéraire celui-là, qui nous vaudra la publication de Animals farm et de 1984 ?
Une culpabilité de classe (la prospérité de la famille de l'auteur est étroitement liée à l'impérialisme britannique), le passé coloniale de ses ascendants, ont-ils été à l’origine de son engagement d'une grande constance et d'une infaillible rigueur ?
Keep the aspidistra flying aura pour conclusion plus qu'une confession, une véritable affirmation : "Notre civilisation est fondée sur la cupidité et sur la peur. Ces gens avec leur mobilier, leurs enfants, leurs aspidistra vivaient d'après le code de l'argent, bien sûr, et pourtant ils trouvaient moyen de maintenant en eux de la bienséance. Ils faisaient des enfants. Ils demeuraient des gens comme il faut battant pavillon aspidistral. Ils étaient vivants."
Cette conclusion qui annonce Animals farm et 1984 - en d'autres termes.. ; le refus de faire le "bonheur" de l'humanité malgré elle - est autant celle de George Orwell que celle de son personnage : Gordon Comstock, sauvé des eaux d'une obstination qui se paie au prix fort, sans rémission.
Certes ! N'est pas Bartleby qui veut ! Ce personnage créé par Herman Melville en 1853 qui nous rappelle que l'on ne peut refuser d'habiter le monde volontairement ou bien comme contraint par un envoûtement aujourd'hui encore mystérieux, qu'au prix d'un énorme préjudice à soi-même.
1 - « L’aspidistra est une « plante verte » robuste particulièrement populaire durant l’ère victorienne parce qu’elle pouvait tolérer le manque de lumière et la pauvre qualité de l’air intérieur. Leur utilisation a été très répandue au sein de la classe moyenne. Dans le titre original en anglais (Keep the Aspidistra Flying), Orwell utilise l’aspidistra, symbole de l’esprit étroit de la société de la classe moyenne, en conjonction avec la locution “to keep the flag / colours flying” (“lever haut son drapeau”). Le titre peut ainsi être interprété comme une exhortation sarcastique dans le sens “Et vive la classe moyenne !” (d’où le titre en français). » - Les archives de la douleur (Source : Wikipédia en langue anglaise)
2 - Si le roman à thèse « 1984 » a été amplement assimilé - Novlangue et Big Brother -, on oublie que ce roman est aussi l’exposition d’une autre thèse : l’amour, le véritable amour est impossible sous un régime totalitaire car, tôt ou tard, il faudra trahir l’autre, mentir à son sujet aussi, pour éviter la prison, la torture et la mort.
Avec Keep the aspidistra flying, Orwell présente cette thèse 15 ans plus, mais dans un tout autre contexte : celui de la pauvreté.
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Pour prolonger, cliquez : Penser la dissidence aujourd'hui avec Bartleby
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