Chronique d’une vie quotidienne dans un pays un peu fou qui nous rappelle par ses queues, ses rayons vides, son sytème D et sa rhétorique révolutionnaire l’au-delà du rideau de fer des années 70.
Jeudi 29 janvier
Déjà 10 jours que tout a commencé. On a bien fait le plein d’essence, mais au début on n’a pas trop cru à une installation dans la durée. En décembre il y avait déjà eu un blocage de l’île, qui avait duré 3 jours et avait eu comme conséquence une baisse significative du prix de l’essence. On avait bien vu à ce moment là une interview de Domota (secrétaire général de l’UGTG) dans laquelle il paraissait faire la gueule de s’être fait voler la vedette par les socioprofessionnels. Il fallait bien s’attendre à ce qu’il prenne sa revanche !!
Pour l’essence ça commence à coincer. On doit aller chercher des amis à l’aéroport de Pointe à Pitre. Ce sera notre ami prof qui nous prêtera la sienne. Il ne bouge de chez lui qu’une fois par jour pour aller pointer et dire qu’il est non gréviste (comme la majorité de ses collègues d’ailleurs, mais les portes du lycée sont cadenassées et les bus scolaires n’ont pas d’essence).
16 h. On a récupéré les copains. En passant devant Goyave, miracle, Leader Price est ouvert. On va pouvoir faire un peu le plein de denrées. Ouvert oui… mais les rayons sont bien vides. Les rideaux de fer sont tirés et le vigile à l’entrée demande de ramener les chariots à l’intérieur (à l’abri). Au moins on ne manquera ni de bière, ni de lait. Pour les œufs et les yaourts, on verra une autre fois…
Vendredi 30 janvier
Toujours le blocage des stations. Drôle de connivence entre les gérants de station et le Kollektif…Eux réclament tout simplement l’arrêt d’implantation de nouvelles stations pour conserver leur monopole, le Kollektif veut faire baisser le prix de l’essence et augmenter les salaires. Pour le moment, leurs intérêts sont convergents. Les gérants font passer en même temps qu’un mouvement populaire une revendication profondément égoïste, l’UGTG donne l’illusion à peu de frais d’une grève qui n’est générale que par la pénurie d’essence et la violence contre les commerçants forcés à baisser leur rideau. Une grande partie de l’administration fonctionne normalement. Pas de grévistes dans les hôpitaux, le courrier est distribué normalement, EDF ne doit d’effectuer des délestages qu’aux piquets de grève qui empêchent certains employés de se rendre à leur travail.
Samedi 31 janvier
Longue attente, de 8h30 à 12h30 dans une station réquisitionnée en espérant faire le plein. Les jours précédents je travaillais et n’avais pas eu le temps. Que Nenni ! Au bout de 4 heures en plein soleil, j’ai avancé de 300 mètres et les cuves sont vides. Retour à la maison. On apprend à rouler au point mort dans les descentes, et la clim n’est plus qu’un lointain souvenir. Heureusement on est en janvier, ça reste la période la plus fraîche (la moins chaude disons..) de l’année.
Dimanche 1er février
Plage sur la Côte sous le Vent : 25 km Aller-Retour. Ça coûte une barre sur la jauge de la voiture… mais bon faut bien essayer de vivre. Ambiance un peu surréaliste sur la route. Pas une voiture, peu de monde sur les bords. Tout est fermé. On calcule la moindre descente, le moindre faux-plat pour passer le point mort. On roule à 50 mais personne ne double en ½ heure de route… La plage est bondée, la pêche est bonne, on va pouvoir manger du poisson frais ce soir…
Lundi 2 février
4h15 du matin. Branle bas de combat. Le voisin vient nous réveiller pour nous dire qu’il a entendu dire que la station Texaco entre St Claude et Basse-Terre devrait être ouverte... Nous voilà partis avec nos deux voitures. 5h30 …Hmmm une petite inquiétude, c’est bizarre qu’il n’y ait que nous devant ces pompes. Je téléphone à la gendarmerie. Zut la station réquisitionnée est à la Marina. Il y en a une autre d’ouverte pour les non-prioritaires. On va d’ailleurs passer devant. Il y a déjà 150 voitures !!! A la Marina, c’est plus calme. Juste 50 véhicules avant nous. 6 h, le soleil se lève, on va à la boulangerie pour acheter des croissants. Apparemment c’est la première fois qu’il ose lever son rideau depuis le début des événements. 7h30. Ça bouge à la station. Quelques resquilleurs arrivent à passer devant nous. 8h Trois cars de gendarmes mobiles arrivent toutes sirènes hurlantes… Que se passe-t-il encore ??? En fait c’est juste au cas où. Ils descendent de leur bus en T-Shirt et fument leur clope en réglant la circulation. 8h30. Ça y est le plein est fait. Nous voilà tranquilles pour quelques jours.
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La Marina de Basse Terre - Lundi 2 février 2009 - 6 h du matin
Mardi 3 février
Les nouvelles sont bonnes, le ministre et les gérants paraissent avoir trouvé un accord. Le soir, les stations commencent à rouvrir avec leurs fonds de cuves. Les queues sont plus nombreuses mais moins longues.
Mercredi 4 février
Un vent de liberté et d’euphorie souffle sur la Guadeloupe. Toutes les stations sont ouvertes, les queues sont moins longues. J’arrive à remplir le réservoir de la deuxième voiture en moins d’une heure. Les commerces sont tous ouverts. On va faire ses courses, vite.. On ne sait jamais.
Effectivement, un bémol. En passant devant le centre commercial de Destrelland ce matin j’ai vu un groupe de membres du Kollektif (T-shirts noirs ou rouges, drapeaux rouges au vent) . Dans la journée, j’apprends qu’ils ont forcé le centre commercial à baisser ses grilles à nouveau. Tant pis, j’espérais passer à la librairie pour refaire le plein… Je me contenterai d’Internet.
Jeudi 5 février
La chape de plomb est retombée. Stations-services fermées et surtout bloquées par des tas de pneus. Certaines occupées. (En fait très peu, ils ne sont pas assez nombreux pour occuper tous les commerces qu’ils veulent fermer. L’intimidation suffit le plus souvent) Les commerces commencent à manquer très sérieusement de matières premières. Les lolos (ces petites épiceries traditionnelles) sont bien incapables de compenser les manques. Heureusement qu’il y a quelques supérettes qui ouvrent et se débrouillent pour se faire livrer. Le chinois du « 8 à 8 » est très fort pour çà. Bien sûr, c’est la valse des étiquettes. On crie à la « pwofitasion » des grosses entreprises, mais je ne vous dis pas le prix du kilo de tomates au « 8 à 8 »…
Vendredi 6 février
La revue de presse est amusante. La presse locale pousse les hauts cris parce qu’elle n’est pas tenue au courant de toutes les tractations. Il parait qu’on apprend les infos dans le Figaro avant RFO… Trop drôle ! Quand on a vu comment RFO Guadeloupe a traité l’événement depuis le début des grèves ! Rarement vu des journalistes aussi partiaux dans leur manière de présenter les événements : interviews systématiquement en créole (même si visiblement l’interviewé était plus à l’aise en français), reprise de la moindre information en provenance du Kollektif, commentaires désobligeants sur l’attitude de l’administration pendant les négociations, absence totale de toute opinion contraire sur les ondes…
Samedi 7 février
On descend à Basse Terre pour tenter quelques courses de frais. Au marché les petites marchandes de légumes ne sont pas très nombreuses mais on arrive à trouver ce qu’on veut. On voit passer des gens avec de grandes palettes d’œufs dans leurs bras. C’est au camion frigo sur le parking là bas. Bien sûr une longue queue. On ne peut acheter les œufs que par 30… Tant pis, on trouvera toujours quelque voisin à qui ça fera plaisir. Ça va être mon tour. Un grand échalas double la queue et veut être servi « Sé twavay an ka twavay » (moi, je travaille…) « Je vais au défilé… » (la manifestation du LKP) Le vendeur le renvoie au bout de la queue et me demande combien d’œufs je prendrai… yessss !!!
11h30. On s’est arrêté 5 minutes à Weldom pour un bouchon de lavabo. Un vendeur arrive en courant « Il faut partir, « ils » sont là »… Les rideaux sont baissés, il faut se faufiler pour sortir du magasin. Effectivement « ils »sont là. Des insultes fusent contre les employés du magasin. Mais les rideaux sont fermés et « ils » ont autre chose à faire. C’est le service d’ordre de la manif qui arrive. Pas de pot, on est coincés avec la voiture, il va falloir attendre que tout le monde soit passé. Ma femme sort pour voir de plus près. Je reste assis et m’amuse à compter en gros (tant de rangées de tant de personnes entre 2 lampadaires, on prend un repère dans la foule, quand le repère est arrivé au second lampadaire on prend un autre repère au niveau du premier, etc…) J’arrive à 3500 à 4000 personnes. (Ce soir l’AFP en annonce 50 000 !!! A mourir de rire) Beaucoup de couleurs, un service d’ordre efficace, un côté carnavalesque et bon enfant. Pourtant le slogan est là « Gwadloup sé tan nou, Gwadloup sé pa ta yo »… (La Guadeloupe c’est à nous, ça n’est pas à eux). Le « eux » reste bien ambigu. Théoriquement il s’agit des profiteurs. En fait pour beaucoup ça s’étend aux blancs-pays, aux métropolitains, aux haitiens immigrés etc… Imaginez la même manif à Paris, les drapeaux rouges remplacés par des drapeaux tricolores et le mot « Guadeloupe » remplacé par le mot « France » La France c’est à nous, la France c’est pas à eux… Beurk ! Un peu nauséabond non ? Domota dans son discours (en créole) le jour où le préfet a quitté la négociation ne s’en était pas caché d’ailleurs, distribuant des certificats de bonne guadeloupéanité à certains (les guadeloupéens d’origine africaine ou indienne).
Manifestants à Basse-Terre samedi 7 février 2009
Fin de la deuxième décade.
Ce soir, il semblerait qu’un accord puisse bientôt être trouvé. Tant mieux si tout ça s’arrête. Mais qui va payer les pots cassés ? L’UGTG a déjà fait fermer la quasi-totalité des grands hôtels qui existaient dans les années 80. Au tour du tourisme de proximité maintenant ?
Le peu d’échos dans la presse nationale est finalement plutôt une bonne chose. Au moins une partie des touristes potentiels n’aura pas eu connaissance de tous ces événements et gardera de la Guadeloupe l’image d’une île préservée aux paysages variés et où il fait bon vivre…
Et c’est vrai qu’il fait bon vivre ici.