Guadeloupe : la vie au temps des restrictions (V)
Cette fin de semaine et ce week end, la violence s’est un peu calmée en Guadeloupe. La vie reprend avec son cortège de restrictions, de queues, de systeme D et cette immense lassitude qui envahit les habitants. C’est aussi l’occasion pour moi de livrer quelques réflexions sur les revendications du LKP et leur pertinence.
Vous pouvez lire ci-dessous les quatre premiers épisodes de cette chronique, commencée le 29 janvier, 10 jours après le début des grèves :
Du 29 janvier au 7 février
Du 8 au 12 février
Du 13 au 17 février
du 17 au 19 février
Jeudi 19 février après midi
Après midi à la maison. Notre voisin est descendu à Basse Terre. Apparemment il n’y a plus du tout de barrage jeudi soir, mais la ville est totalement déserte et tout est fermé. Dans la nuit passée on a appris que le Leader Price de Goyave (celui qui avait osé résister pendant les premières semaines de blocage) a été incendié. La voiture du chinois de 8 à 8 a été caillassée devant chez lui. Les jeunes sont vraiment très bien renseignés pour s’attaquer justement aux entreprises qui ont osé se lever contre le LKP…
Vendredi 20 février
Pour la première fois depuis le début de la semaine, la nuit a été calme. Tout le monde attend. La journée est calme aussi. Presque tout est fermé mais ma femme complète le plein de sa voiture. Elle est passée par hasard devant une station ouverte. 2 heures après il n’y avait plus rien.
A 16 h, reprise des négociations. Difficile de se tenir informé au fur et à mesure. RFO a « durci » la grève. Hier après midi, la direction de RFO avait eu le toupet de passer en direct l’intervention de Sarkozy sans en référer au syndicat des techniciens. Du coup, on n’a plus droit aux infos du soir. La nuit est très calme. Les négociations ont repris, il n’y a donc plus de « bandes de jeunes incontrôlés »…
Samedi 21 février
Hier soir une deuxième personne serait décédée. Un motard qui a tenté de franchir un barrage en force. Impossible d’avoir une version officielle. Certains parlent d’une chute liée à sa tentative, d’autres disent qu’il a été caillassé et que c’est ça qui l’a fait tomber. On saura plus tard qu’il roulait trop vite et sans casque (comme 1 motard sur 2 ici). N’empêche, sans barrage il serait sans doute toujours vivant…
Une institution continue à très bien fonctionner : le PMU !!! Les lieux de pari sont toujours ouverts et les résultats des courses systématiquement annoncés au fur et à mesure à la radio
Courses à Basse Terre. Les barrages ont disparu dans le sud Basse Terre. Apparemment l’axe Pointe à Pitre-Basse Terre est dégagé aujourd’hui. En fait de courses, ça se limite à une queue d’une heure à la boucherie. Ambiance de queue. On échange, les gens sont bigarrés, antillais, négropolitains, métros. Dans l’ensemble les réflexions concernent essentiellement le conflit. Beaucoup d’inquiétudes concernant le chômage et une incompréhension par rapport à l’entêtement pour les 200 euros. Personne ne soutient ouvertement le mouvement. Certains se taisent. Ils ne sont pas en majorité. La venue de Besancenot est beaucoup commentée. « Il vient prendre des leçons… »
Les rayons se vident dans les rares superettes ouvertes quelques heures par ci- par là
Début d’après midi, on part à la chasse au charbon de bois. Pour nous c’est juste pour les grillades, mais beaucoup de gens qui n’ont plus de gaz sont obligés d’utiliser le charbon pour faire cuire leurs aliments. On nous parle de Vieux Fort. C’est censé être le coin le plus sec de la Basse Terre, pourtant il pleut à torrents. On demande à droite à gauche. On nous indique quelqu’un à Grande Anse de Trois Rivières. Au passage on récupère un couple de Petit Bourg qui est arrivé jusqu’ici à la recherche de la même chose. On nous a bien renseignés. Des particuliers vendent leur charbon dans des sacs de 50 litres : 20 euros. Ça parait raisonnable par rapport à ce qu’on paye dans les supermarchés habituellement. Il reste juste deux sacs, un pour nous et un pour le couple qui nous suivait. Au retour à Saint Claude, il fait un grand soleil. C’est vraiment le monde à l’envers…
Dimanche 22 février
Il ne fait pas beau (normal, c’est dimanche…) pluie, vent, fraîcheur. On reste à la maison toute la journée. Evidemment le téléphone n’arrête pas de sonner. Tout le ban et l’arrière ban de la famille et des amis de Métropole profite du dimanche pour s’inquiéter de nous… On répète toujours les mêmes choses. « Ne vous inquiétez pas, nous on ne risque rien, on sera payé à la fin du mois, on a de quoi manger et les antillais qu’on fréquente au quotidien sont aussi emmerdés que nous par ce qui se passe. »
Lundi 23 février
Quelques anecdotes recueillies directement à la source et qui ne sont pas parues dans les journaux :
- Les touristes de Gosier qui voulaient avancer leur départ de Guadeloupe la semaine dernière n’ont jamais réussi à franchir les barrages. Les hôteliers ont organisé un système de transport par bateau, des plages de Gosier jusqu’au pont de l’Alliance en passant par la rivière salée. Les passagers débarqués au pont se débrouillaient ensuite pour aller jusqu’à l’aéroport en stop ou en taxi s’ils arrivaient à en trouver un.
-Un ami petit commerçant syrien de la rue de la République à Basse Terre nous raconte en détail comment ça se passe avec les tontons macoutes : fermeture des rideaux sans discuter (on sait trop bien de quoi ils sont capables), mais réouverture une heure après. Jeu du chat et de la souris toute la journée. Le problème c’est que les clients eux, ne sont pas là. Un ou deux commerçants soutiennent ouvertement le LKP (drapeaux rouges etc…) Eux, ont le droit de rester ouvert. En 5 semaines, il a fait le même chiffre d’affaire qu’en 1 grosse journée en temps normal… Sa femme, qui n’est pas née en Guadeloupe, le tanne pour retourner à Damas où elle a encore sa famille…
Journée calme, il n’y a plus qu’un barrage, à Morne à l’eau, mais on sent bien que le LKP est prêt à recommencer en cas de rupture des négociations.
Quelques réflexions sur ce mouvement, ses revendications et leur pertinence :
-200 euros pour les petits salaires… Qui peut être contre ? Les petits entrepreneurs (en majorité antillais) sont bien d’accord pour les donner… à condition que ce soit l’Etat qui paye par des exonérations de charges. Les gros, eux, ne veulent rien entendre. Ils perdent tous les jours de l’argent… mais gagnent des parts de marchés avec les faillites inévitables qui vont arriver. Ce sera sans doute aussi le prétexte pour quelques dégraissages. Leur intérêt pour le moment c’est que la grève dure le plus longtemps possible.
- Le travail au noir ? Les chiffres de 25% de chomeurs donnés par l’ANPE et repris sans critique par tous les médias sont en fait totalement illusoires. Comme l’Italie il y a quelques années, la Guadeloupe travaille au noir. Ici, on n’est pas au RMI, on "jobbe". C’est le verbe créole qui désigne le fait de travailler au noir en touchant le RMI. Est-ce que le LKP envisage de s’attaquer à ce problème ? de poursuivre les employeurs (bien souvent guadeloupéens d’origine africaine et indienne comme on dit maintenant) ? pas le moins du monde. Le sujet n’est même pas évoqué dans le catalogue des revendications.
-la baisse du prix de l’essence : Est-ce que quelqu’un a seulement pensé que diminuer le prix de l’essence de manière excessive entraine mécaniquement l’augmentation de la circulation automobile ? Le réseau routier guadeloupéen est déjà largement sous-dimensionné par rapport au parc automobile (ou c’est le parc automobile qui est sur-dimensionné…). Les entrées de Pointe à Pitre connaissent en temps normal des embouteillages dignes de la région parisienne. Les transports en communs sont totalement désorganisés, atomisés en des dizaines de petits entrepreneurs privés veillant jalousement sur leur petit tronçon de ligne. Personne jusqu’à présent n’a eu le courage politique de dire « un service public doit être organisé au service du public » et non selon l’intérêt des uns et des autres. Le LKP l’écrit dans sa plate-forme de revendication, mais a-t-on entendu une seule fois un dirigeant parler de ça ?
-le problème des déchets : C’est LE gros problème de la Guadeloupe aujourd’hui, bien plus que l’origine ethnique des chefs d’entreprise. La Guadeloupe croule sous les déchets. La décharge de Baillif a été fermée cette année, et il n’y a plus qu’une décharge en activité sur le territoire, à La Gabarre à l’entrée de Pointe à Pitre. Ceux qui connaissent Marseille et la décharge d’Entressen peuvent avoir une idée de ce que ça représente. Tous les projets d’usine d’incinération de terrains d’enfouissement des déchets ultimes ont été enfouis eux aussi sous les procédures administratives et la mauvaise volonté des élus. Il n’y a pas de tri sélectif ici. On jette les verres et les cartons dans les bacs à ordures ménagères. Les carcasses d’automobiles jonchent le paysage. Comment croyez-vous que les émeutiers arrivent si facilement à construire leurs barrages ? Est-ce que le LKP dit un seul mot de ce problème ? Non
-Alors, que reste-t-il ? La lutte contre la vie chère. C’est le seul point sur lequel les guadeloupéens de toutes origines arrivent à se retrouver. Est-ce que ce mouvement va pouvoir apporter quelque chose de concret là-dessus ? On l’espère mais bien franchement et quand je vois la flambée des prix depuis un mois que la grève a commencé, je n’y crois pas une seconde.
17000 chômeurs en plus, une industrie touristique détruite, des tensions raciales exacerbées, une absence de prise en compte des vrais problèmes de la Guadeloupe (travail au noir, problèmes écologiques, aménagement du territoire). Triste bilan pour 200 euros qui ne sont même pas encore gagnés.
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