Guerre en Ukraine : le poids de l’histoire, le choc du présent. Et l’avenir ?
Dans la nuit du samedi 2 au dimanche 3 septembre, l'armée russe a lancé une attaque de drones sur des dépôts de carburant utilisés pour ravitailler les équipements militaires de l'armée ukrainienne dans le port de Reni qui se situe sur le delta du Danube au fond de l'enclave touchant à la fois la frontière avec la Moldavie (qu'elle sépare de la Mer Noire) et celle de la Roumanie, pays membre de l'Otan dont les représentants n'ont pas manqué de protester en réaffirmant "avec la plus grande fermeté que ces attaques contre des cibles et des infrastructures civiles en Ukraine [étaient] injustifiées et en profonde contradiction avec les règles du droit humanitaire international" (sic), même si, selon le ministère roumain de la Défense lui-même, "à aucun moment, les attaques russes n’ont généré de menace militaire directe pour le territoire national ou les eaux territoriales de la Roumanie". Selon une déclaration de l'armée russe, l'objectif de la frappe a été atteint et toutes les cibles touchées.
De son côté, le procureur général de l'Ukraine a déclaré au journal Telegram que des drones russes avaient "attaqué les infrastructures industrielles civiles de la région du Danube", en ajoutant que "l'attaque avait fait deux blessés, qui ont été hospitalisés" et que 22 drones avaient été détruits sur un total de 25 lancés. Mais les infrastructures en question étaient-elles la véritable cible des Russes ? L'enjeu se limite-t-il à une tactique logistique visant à bloquer le ravitaillement de l'adversaire ? Ne s'agirait-il pas plutôt d'un élément stratégique dans le cadre d'un positionnement géopolitique préparant l'avenir ?
Un simple coup d’œil à cette carte permet de mettre dans une perspective historique et en dit plus long que des supputations hasardeuses :
Or, si la guerre en Ukraine est généralement présentée comme un conflit est-ouest, les régions russophones se trouvant à l'est de l'Ukraine et à l'ouest de la Russie, les forces de l'OTAN à l’ouest et les deux pays belligérants à l'est, il ne faut pas oublier que, stratégiquement, l'axe nord-sud est aussi important, si ce n'est plus, les infrastructures navales de Crimée constituant un atout géostratégique clé pour la Russie. Il ne faut donc pas s'étonner que l'on ait assisté cet été à des actions militaires dans et autour de la mer Noire.
Cette autre carte du Minitère français des Armées sur la situation au 4 Septembre 2023 aide à comprendre l'importance de l'enjeu :
Auparavant, l’un des principaux objectifs de l’offensive estivale ukrainienne était de couper le pont terrestre le long de la rive nord de la mer d’Azov, qui relie la Russie à la péninsule de Crimée. A cette fin, l'Ukraine a lancé des frappes contre des bases de munitions et des dépôts de carburant en Crimée et en Russie même. Le 4 août, un drone maritime ukrainien a frappé le navire de débarquement russe Olenegorsky Gornyak à Novotcherkassk, le principal port russe d'exportation de pétrole sur la mer Noire. Le lendemain, un autre drone a endommagé un pétrolier russe dans le détroit de Kertch. La Russie envisage désormais d’installer des barrages flottants et des filets pour protéger ses ports et le pont du détroit de Kertch contre de futures attaques de drones maritimes.
On se souvient (ou pas) qu'en juillet 2022, la Russie et l'Ukraine ont accepté un accord négocié par le président turc Erdoğan, autorisant les navires russes et ukrainiens à exporter des céréales via la mer Noire, ce qui a permis à l'Ukraine de retrouver un peu d'oxygène pour son économie et aux Russes d'espérer un apaisement reposant sur l'acceptation de l'adversaire de la contrepartie qu'ils demandaient, à savoir une reprise des échanges commerciaux avec l'Europe et la réouverture d’un pipeline d’exportation de l’ammoniac russe (un ingrédient important pour la production d'engrais) vers Odessa. Mais les dirigeants de l'Union Européenne ont répondu par une fin de non-recevoir, illustrée par les propos de Bruno Le Maire le 4 Juillet 2023 dernier : "Nous allons mettre à genoux l'économie russe" et, dans la foulée, la Russie a annoncé son retrait de l’accord, puis renforcé son blocus et lancé une vague de frappes de missiles sur les installations d’exportation de céréales ukrainiennes. L'attaque du 17 Juillet par l’Ukraine du pont du détroit de Kertch qu'elle avait déjà attaqué en octobre 2022 n'est pas non plus étrangère au retrait de cet accord par les Russes et ses suites.
Aujourdhui, l'Ukraine demande à la Turquie, à la Roumanie ou à la Bulgarie de fournir des navires d'escorte pour permettre la reprise des exportations de céréales, mais il est peu probable que cette demande aboutisse compte tenu du risque d'affrontements maritimes militaires qui s'en suivraient. Vendredi dernier, Kiev a également annoncé un projet de « couloir humanitaire » pour sortir de ses ports de la mer Noire les navires bloqués par la Russie depuis février 2022.
Pourquoi les deux parties font-elles une telle fixation sur les ports de la Mer Noire alors que l'objet des hostilités était à l'origine la situation du Donbass russophone ?
C'est que cette zone précise devient de plus en plus importante, économiquement, politiquement et militairement, pour chacun des deux adversaires. La rive orientale de la mer Noire est devenue une voie d'acheminement importante pour la Russie. La Turquie, la Géorgie et l’Arménie sont des pays de transit pour les importateurs russes bloqués à l'ouest par les "sanctions" occidentales (formulation politiquement correct pour ne pas dire "blocus"). Il existe des vols directs entre la Russie et la Turquie, la Géorgie et l'Arménie, tandis qu'en Europe, la Serbie est le seul pays à proposer des vols vers Moscou.
En mai 2023, la Russie a supprimé l'exigence de visas pour les Géorgiens et levé l'interdiction des vols vers ce pays. On estime que 100 000 Russes sont présents en Géorgie. Il s'agit notamment de professionnels de l'informatique qui ont stimulé l'économie géorgienne. Les exportations géorgiennes vers la Russie ont augmenté de 75 % au premier semestre 2023 et représentent 1,3 milliard de dollars, et les fonds envoyés par les Géorgiens travaillant en Russie représentent 4,37 milliards de dollars.
Il existe un commerce important de marchandises bloquées par l'ouest à travers la frontière entre la Géorgie et la République d'Abkhazie, riveraine de la Mer Noire, d'où elles sont acheminées vers la Russie. Comme par hasard, au premier trimestre 2023, les exportations allemandes vers la Géorgie ont augmenté de 48 %, celles vers l'Arménie de 132 % et le Kirghizistan de 770 %.
L’Arménie a connu une croissance de 13 % de son PIB en 2022 grâce à l’afflux de Russes qui font des affaires en achetant par exemple des voitures d’occasion en Europe et en les exportant vers la Russie, à hauteur de 180 millions de dollars par mois. (Il existe également une réexportation de voitures d'occasion vers la Russie via Dubaï dont la duplicité n'est pas moindre que celle de l'Allemagne).
L'Arménie entretient des relations politiques plus étroites avec la Russie que la Géorgie et abrite plusieurs bases militaires russes dont les soldats protègent la population du Karabakh en empêchant une nouvelle intervention de l'Azerbaïdjan comme en 2020.
Par ailleurs, l’Iran est un partenaire de plus en plus important pour la Russie, et pas seulement pour leur position semblable par rapport à la Syrie. L'Iran a fourni des drones à la Russie, l'aide à construire une usine de production de ces engins et les liens qui s'instaurent entre les deux pays "sanctionnés" par les alliés de l'OTAN commencent à inquiéter la CIA. De plus, l’Iran est récemment devenu le neuvième membre de l’Organisation de coopération de Shanghai, à travers laquelle la Russie et la Chine coordonnent leurs politiques en Asie centrale.
Mais la Turquie est l’acteur régional le plus important pour la Russie et l’un des rares pays à jouir d’un certain degré de confiance à la fois à Kiev et à Moscou. Après 2014, la Turquie a bloqué les propositions de la Roumanie visant à renforcer la présence de l'OTAN en mer Noire. Le 27 février 2022, la Turquie a invoqué la Convention de Montreux de 1936 et interdit à tout navire de guerre d'entrer dans la mer Noire alors que l'OTAN avait déjà déployé une « présence avancée sur mesure » sous la forme de deux brigades multinationales en Bulgarie et en Roumanie. En contrepartie, Erdoğan a cédé à la pression occidentale et a retiré ses objections à l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN.
L'accord céréalier constitue la réalisation la plus importante d'Erdoğan, mais il devra faire des prouesses pour convaincre la Russie de revenir à la table des négociations. Sa carte maîtresse, c'est que la Russie a besoin de la Turquie comme partenaire commercial et ne peut donc pas se permettre de s’aliéner le "Sultan".
En attendant, la Russie poursuivra ses efforts pour construire un réseau commercial nord-sud à travers le Caucase et l’Iran, mais son objectif reste la maîtrise de son accès à la Mer Noire, point névralgique et crucial de la guerre en Ukraine.
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