Heiddeger : un antisémitisme « historial »
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L'homme par qui arrive la nouvelle affaire Heidegger s'appelle Peter Trawny. Professeur à l'université de Wuppertal, c'est outre-Rhin l'un des plus éminents spécialistes de l'auteur d'Etre et temps. Il fait partie de la petite équipe qui, avec la confiance des héritiers, publie depuis trois décennies les inédits du philosophe, cours, « traités impubliés » et réflexions privées. Le mois denier, la maison d'édition Klostermann a sorti le volume 73...
Dans cet océan d'« impubliés », figurent des « Cahiers noirs » (« Schwartzen Hefte »), écrits entre 1931 et 1946. Leur existence était connue, mais la publication des écrits posthumes d'Heidegger obéit à un programme très strict, fixé par le philosophe avant sa mort. C'est en mars prochain qu'ils seront donc accessibles au public. Et Peter Trawny a été chargé d'en établir le texte définitif, qui représente 1200 pages réparties en trois volumes.
Or, simultanément, le même Peter Trawny a rédigé un essai d'une soixantaine de pages, intitulé « Heidegger : ‘‘Les Cahiers noirs’’ et l'antisémitisme historial » (« historial » étant une traduction possible du concept heideggérien « seinsgeschilchtlichen »). Selon Trawny, les idées exprimées par Heidegger dans ces « Cahiers noirs » sont clairement antisémites, même s'il ne s'agit pas du type d'antisémitisme promu par l'idéologie nazie. (Eric Aeschimann, "Cahiers noirs", vers une nouvelle affaire Heidegger)
La publication anticipée de fragments des "Carnet noirs" ne laisse désormais aucun doute sur l'antisémitisme de Heidegger et il ne reste plus guère qu'une poignée de fidèles comme François Fédier pour s'obstiner à défendre sur ce point l'auteur de Sein und Zeit.
Reste à savoir de quel antisémitisme il s'agit. Heidegger n'est pas un antisémite "vulgaire". Son antisémitisme n'est pas fondée sur un racialisme biologique. Il n'en veut pas au "corps" des juifs. La lettre indignée à Hannah Arendt de 1933 à propos des exactions contre les juifs est certainement sincère.
Son antisémitisme est beaucoup plus profond, beaucoup plus philosophique. Il se traduit par une double forclusion :
La première forclusion est fondée sur une "différence ontologique" (fantasmée) au sein du peuple allemand. Les juifs représentent pour Heidegger le déracinement, l'absence de patrie, ils représentent aussi l'argent, le calcul, cette pensée calculante qu'il exècre et qu'il oppose systématiquement à partir du Tournant (Die Khere) de la question de l'Etre à la "pensée méditante".
Heidegger s'en prend au judaïsme comme il s'en prend au christianisme, à l'américanisme, au communisme, au national-socialisme comme phénomènes de masse et à la modernité en général.
Mais cette façon de "mettre dans le même sac" des réalités aussi diverses et de rester englué dans la "doxa" (le juif apatride, le juif avide, etc.) ne correspond guère à l'idée que l'on se fait d'une grande pensée philosophique.
La deuxième forclusion des juifs et du judaïsme est le silence sur l'existence même d'une pensée juive et l'assignation de la culture occidentale à ses seules racines helléniques, alors que l'entreprise heideggerienne de "déconstruction" de la métaphysique (occidentale) aurait dû logiquement aboutir à la prise en considération de la pensée juive.
Heidegger ne veut rien savoir de plus sur le judaïsme que ce que lui en a appris Luther. Rien savoir du Talmud, rien savoir de la Kabbale, rien savoir de la langue hébraïque, rien savoir des prophètes où il aurait appris des choses au moins aussi importantes sur "l'imprononçable" (celui dont le nom s'écrit au futur avec la totalité des mots de la Torah) que dans les fragments d'Héraclite.
Un philosophe a certes le droit de choisir ses sujets d'intérêt, mais Heidegger n'est pas un philosophe parmi d'autres. Heidegger est un penseur qui se considère (non sans raison) comme une étape essentielle (terminale) dans le destin historial de la philosophie, au même titre que Platon, que Descartes, que Hegel ou que Nietzsche, si bien que le refus d'intégrer la pensée juive dans l'Histoire de la pensée occidentale, loin d'être anecdotique, devient un moment du destin historial (terminal) de cette pensée.
Heidegger ne veut pas éliminer physiquement les juifs, mais il souhaite que les juifs s'éliminent eux-même, s'effacent de l'histoire de l'Europe et de la pensée.
Ces deux aspects (surtout le second) étaient déjà perceptibles dans l'oeuvre publiée jusqu'à présent. La publication (et surtout la traduction en français) au mois d'avril de l'intégralité des "Carnets noirs" devrait permettre de quitter les sables mouvants et de marcher enfin sur la terre ferme en se fondant sur des écrits.
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