Hergé, vil plagiaire ou dessinateur inspiré ?
Le récent débat sur Pierre Perret, initié par quelqu’un qu’on qualifiera de « gâcheuse », selon la définition même du nom donnée par l’intéressé dans son dictionnaire personnel, a relancé les interrogations sur ce qu’est véritablement l’art, et de quoi il se nourrit. Accuser Perret de plagiat, c’est prendre le risque de jeter l’opprobre sur tous les artistes existants, qui se nourrissent tous de ce qui les entourent, qui subissent tous des influences, et les regurgitent après des digestions parfois fort différentes et avec plus on moins de bonheur. Vasarely, à une époque a lui aussi été accusé de plagiat. Mais chez lui, c’est surtout l’industrialisation de ses œuvres, réalisées par des tâcherons selon ses directives, qui lui a valu les pires critiques. Vasarely était en fait à la peinture ce que Paul Lou Sulitzer est à la littérature, à savoir un auteur fantôme, doté d’une armada de nègres. Ils ont été leurs propres faussaires, en quelque sorte ! On leur préférera de (très) loin un Escher..., qui, associé avec Bach et Godel dans un livre monumental et indispensable a réussi quelque chose qui dépasse le simple dessin. Certains écrivains ayant même fait fortune avec des livres dont il n’ont pas écrit une seule ligne : c’est encore pire que le plagiat, sans doute. Dans le genre, l’ancien ministre de l’économie, Thierry Breton, avait fait fort : son premier livre SoftWar, sorti en 1984, qui avait fait sa réputation et sa fortune a été écrit non pas à quatre mains comme indiqué sur la jaquette mais à une seule.. celle de Denis Beneich .... que des journalistes de l’Expansion auront mis 18 ans à retrouver : ils ne le cerneront qu’en 2002. « Thierry n’a pas écrit une seule ligne de ce roman. Il en a eu l’idée, mais ni le scénario ni l’écriture ne sont de lui ». Interrogé par l’Expansion, quelques années plus tard, Thierry Breton a fini par lâcher un fort laconique « pour l’essentiel, c’est Beneich qui a tenu la plume »... Bien d’autres exemples existent de nègres, ou d’artistes ayant ouvertement copié leurs contemporains. En musique, l’exemple qui me vient sans hésiter à l’esprit est celui de Jean-Patrick Capdevielle, ancien journaliste à SuperHebdo, Salut les copains (magazine), Mademoiselle Age Tendre, qui, dans son album de 1981 « Le long de la jetée » avait plagié des séquences musicales complètes de l’album « The River » de Bruce Springsteen ;, sorti l’année précédente. J’avais en mon temps démontré à la radio (sur une antenne du service public) cette forfaiture, en montant sur bande magnétique les extraits mis bout à bout, avec la complicité de mes techniciens de Radio France, ravis de jouer un mauvais tour à quelqu’un qui s’était montré imbuvable avec eux en interview. Capdevielle était aussi peu affable que prétentieux, c’est dire. A l’époque, CBS France n’avait pas du tout apprécié. C’était leur montrer qu’ils avaient été déficients, car les deux artistes étaient distribués par la même firme de disques ( Columbia/CBS ) ! ! Pas un seul producteur avait subodoré des procès qui auraient pu être catastrophiques ! Heureusement que le représentant régional avait la radio à la bonne et a servi de tampon pour calmer les esprits (merci Dominique !). En résumé, oui, il existe des plagiaires... mais on n’invente pas sans piller. Mais certains le sont plus que d’autres. Tout est question de proportions, en fait. Et certains aussi remettent ça, parfois, et c’est toujours aussi... pénible.
Aujourd’hui, je ne vais pas vous parler radio, mais de bande dessinée. En vous démontrant que Sophie Delassein, qui s’est permise de parler de plagiat en citant comme exemple une seule phrase de Garcia Lorca reprise par Perret, aurait mieux fait de se taire, car l’inspiration de certains artistes, tout en présentant des similitudes fortes, n’est pas nécessairement un plagiat. Idem pour la chanson de Pierre Louki, exhumée par certains, Louki ayant lui raté le coche en écrivant sa lettre d’enfant comme un... adulte. Dommage, prolixe, il savait aussi être drôle. Mais arrêtons là la polémique. Comme exemple du jour, je vais vous prendre Hergé. Pas de difficultés, l’artiste est mondialement connu et son œuvre a été étudiée et disséquée en détail. Et pourtant, on en découvre encore à son propos tous les jours. Car au gré de mes recherches de collectionnite aigüe, celle d’une revue américaine dont je vous ai déjà parlé, Mécanique Populaire, je suis tombé par hasard (à deux pas de chez moi pour tout dire) sur un exemplaire qui est une véritable perle, il n’y a pas deux semaines de cela. Un pur hasard, juste au moment ou "l’affaire Perret" commençait ! Cet exemplaire, le voici : c’est celui que je vous présente en tout début d’article. Vous avez compris tout de suite de quels deux albums signés Hergé nous allons parler, bien entendu. J’avais toujours imaginé qu’Hergé avait inventé entièrement ses aventures lunaires, n’étant pas un exégète tintinophile (mon domaine étant plutôt celui d’Edgar P. Jacobs, qui a dessiné aussi des décors pour les planches d’Hergé !). Il y en a de forts impressionnants. Je découvre tardivement et par hasard l’inspiration d’Hergé, et elle m’étonne à vrai dire, tant le sujet du film relaté dans la revue présente de similitudes fortes avec "On a marché sur la Lune" et "Objectif Lune". Une Delassein qui tombe là-dessus, et ça en est fait de la réputation d’Hergé, pour sûr. Examinons.
Donc, avant de tomber sur cet exemplaire, pour moi, Hergé avait tout imaginé. La forme de sa fusée, les détails rigolos (les marches d’escalier qui rentrent dans le fuselage, le cosmonaute accroché à une corde, les pieds en demi-sphère, la propulsion "nucléaire", etc) et voilà que je découvre (tardivement, faut bien avouer) qu’il aurait pompé toutes les idées à un film américain, sorti quelques mois avant qu’il ne commence à dessiner dans Tintin Magazine les deux épisodes consacré à l’expédition lunaire, ceci au milieu de 1950... jusque 1954 pour le deuxième tome. Et bien oui, et les détails sont frappants, jusqu’à la forme des matelas des cosmonautes, si particuliers, ou leur costume lui-même, qui ne comporte qu’une différence, celle des casques entièrement transparents pour les héros de Hergé.
En fait, le film "Destination moon" d’Irving Pichel, sorti le 27 juin 1950, est aussi un must du genre, considéré par beaucoup de spécialistes comme le premier vrai film de science fiction. Ma revue, le numéro 49 de Mécanique Populaire, date du même mois (aux Etats-Unis c’était le numéro de mai 1950) et explique très bien les détails des maquettes en particulier qui vont servir à la réalisation. Une photo aussi présente clairement les fameux matelas sinueux. Il n’y a pas, ce sont bien ceux qu’a dessiné Hergé ! A part que chez Hergé, les utilisateurs sont sur le ventre, et chez Pichel sur le dos. Beaucoup de choses correspondent, jusqu’au pas de tir, assez proche en définitive de ceux qui seront réellement utilisés quelques années plus tard par les fusées américaines. Là, les deux sont assez similaires. Mais le grain de sel Hergé est là, et bien là : le pas de tir est en deux parties montées sur roues, chose assez voisine chez Apollo V (sur chenilles, en un seul élément) , et non fixe, la fusée est décorée de panneaux symétriques pour un meilleur suivi au théodolite, chose directement inspirée des V2, alors qu’elle est aluminium dans le film, sur la Lune le véhicule emprunté par les cosmonautes est bizarrement un char d’assaut (la fusée est "nucléaire" et n’a donc que fort peu de limites de charge). Les cosmonautes d’Hergé utilisent des casques comme des aquariums sphériques... pas chez Pichel. Cette forme de casque, existe, pourtant : c’est celle des casques d’entraînement d’Apollo, débarrassés de leur visières et de leur protection. Le casque lunaire véritable était en effet constitué de... deux casques superposés. La bulle de verre, et ses protections, et sa visière supplémentaire. Chez les russes, rusticité proverbiale oblige, c’était nettement plus un look de scaphandrier. Pauvre Léonov !
Hergé, en raison de sa faculté a retranscrire sous ligne claire ce qu’il voyait, les photos ou les films qui l’inspiraient, a souvent été accusé de plagiat, ou de ne pas avoir voulu reconnaître ses inspirateurs, tel le le vendéen Robert Sexé (1890-1986), par exemple, précurseur du journalisme à moto (une Gillet !). A part les lunettes, c’était bien Titntin, qui est allé jusqu’à Moscou. En prime, Sexé avait un mécanicien qui le suivait partout et qui s’appelait... Milhoud. S’il n’avait porté de lunettes, ç’eût été le portrait craché du héros d’Hergé. Pourtant, Hergé n’a jamais fait référence à Sexé, qui ressemble à son héros comme deux gouttes d’eau et roule sur les mêmes engins. Doit-on lui reprocher ? Car de tout cela, il reste quoi en définitive : qu’ Hergé était un homme extrêmement curieux qui passait beaucoup de temps à fouiner et à s’informer, et n’attaquait jamais un projet sans avoir au préalable lu ou vu tout ce qui pouvait l’intéresser pour l’aider à raconter son histoire. Hergé dévorait d’abord, et régurgitait ensuite. On vient de reprocher à Pierre Perret de passer son temps chez les bouquinistes : doit-on faire la même chose avec Hergé ? Certes pas : les deux nous démontrent avec brio que le talent consiste aussi à s’inspirer des autres, à transcender ce qu’ils ont découvert pour en faire quelque chose de propre et de particulier. Il est raisonnable de penser, au vu des images, qu’Hergé à obligatoirement vu le film "Destination Moon" et s’est inspiré de pans entiers de séquences pour en faire une de ces meilleures bandes dessinées : cela en fait-il un faussaire et un plagieur ?? Certainement pas !
Et même chose pour notre Pierrot lunaire national, n’en déplaisent à certains, tout heureux dans leur méchanceté fondamentale à trouver de quoi chipoter chez un individu qui a pourtant démontré depuis longtemps maintenant toute l’étendue de son génie de la langue française et de ses talents d’archéologue de cette dernière. Faire un procès à Perret, c’est en faire un aussi à Hergé, et à tous les artistes en général. Et à un bon nombre d’industriels aussi, qui sortent des produits eux aussi fortement parfois inspirés de la concurrence. L’industrie automobile étant principalement visée. Un Pininfarina, un Flaminio Bertoni, un Raymond Loewy pourraient tout aussi bien accusés de même. En architecture, un Mallet-Stevens, un Frank Lloyd Wright, un LeCorbusier ont subi en leur temps les mêmes vains assauts. Un gars comme Neville Brody comme typographe a lui aussi été accusé de plagiat à ses débuts : or, vingt ans après, plus personne n’oserait faire de procès d’intention à ce monument, personne viendrait chipoter sur sa police de caractères Blur, comme on ne pourrait le faire d’ Adrian Frutiger, le maître absolu des signes. Inventer, innover, en art comme en industrie, c’est avant tout s’inspirer de ce qui vous entoure. Ceux qui n’ont pas compris ça ne seront jamais des artistes mais resteront de simples ....tâcherons. Ou de simples copieurs.
On peut toujours jouer aux canons cancrizants en attendant.... qu’ils comprennent cela. M’est d’avis qu’un jour notre ami Pierrot va réussir à nous en faire un... en argot. Sous le regard bienveillant de Tintin, bien entendu. Perret et Hergé sont des enchanteurs, l’un dessinait, l’autre écrit et chante, tout simplement.
Documents joints à cet article
100 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON